Avec Freud : amitié et transfert

Intervention dans un séminaire de la Société de Psychanalyse Freudienne, 2013

 

Un texte qui pourrait figurer tout aussi bien dans la partie sur la psychanalyse, mais qui montre que l’amitié était un sujet constant chez Marie-Odile des années 70 à la veille de sa mort.

Une lettre d’amitié, une lettre sur l’amitié ?

De l’essai Analyse avec fin, analyse sans fin on retient le plus souvent l’une des idées maîtresses : une analyse s’engage, elle prend fin un jour ; mais le parcours analytique, itinéraire de l’âme bordée d’inconscient ne s’arrête qu’avec la mort. Or ce "petit travail technique"[1], destiné à occuper Freud à l’heure du déclin, révèle l’importance capitale de la théorie pour le devenir de la psychanalyse. Freud élabore  une théorie des résistances aux modifications de la psychè. Il ébauche aussi une théorie du transfert et peut-être même, à ce propos, une théorie de l’amitié. Ne peut-on pas, en effet, lire l’essai comme « une dernière lettre d’amitié aux amis disparus ou éloignés, et plus encore comme une douloureuse lettre d’explication à l’ami de toujours Ferenczi »[2] avec lequel, au-delà des désaccords insurmontables et d’un irréconciliable, Freud n’a jamais cessé de penser ? Et cette lettre n’est-elle pas une lettre sur l’amitié ?

L’essai Analyse avec fin, analyse sans fin, en brossant, au chapitre VII, un exigeant portrait de l’analyste, rend un bel hommage à Ferenczi. Freud y reprend les idées que Ferenczi développe à ce sujet dans sa conférence de 1928 (Le problème de la terminaison des analyses, Œuvres complètes, t. IV, Payot, p. 43-53). Ce sont des qualités éthiques de l’analyste, dont les qualités intellectuelles font partie, que dépendent le succès de la cure et la possibilité de la mener à son terme. Ces qualités, non seulement sont celles de l’esprit scientifique, mais celles "d’un honnête homme" (Lugrin) doté d’un esprit de finesse. L’analyste, en outre, doit avoir du tact et de l’intuition. Ces qualités sont nécessaires à l’exercice de « l’impossible métier d’analyste » qui suscite la compassion de Freud (p. 263) et suppose le passage par l’expérience analytique dont l’approfondissement est en rapport inversement proportionnel au raccourcissement de la cure, question abordée au début de l’essai. Ce sont ces qualités d’âme qui autorisent l’analyste à avoir sur son patient de "l’influence", grâce à laquelle celui-ci pourra se modifier. Sans être un héros, ni un saint, l’analyste doit pouvoir être pris comme modèle – il le sera de toute façon – il doit donc être digne d’être aimé. L’aventure analytique est une histoire d’amour et d’amitié dont l’analyste lui-même ne peut avoir fait l’économie.

Or, au moment où Freud semble reconnaître la nécessité de l’analyse personnelle, en laquelle et par laquelle l’analyste pourrait devenir analyste, il ne sort pas du schéma de l’analyse didactique, relation de maître à élève, toujours brève et incomplète, propédeutique à la formation des analystes dans l’institution. Freud, dont la pratique est réduite depuis des années à la conduite d’analyses didactiques, ne suit pas Ferenczi, pour qui l’analyse personnelle est le lieu même de la formation de l’analyste, à poursuivre dans le travail intellectuel commun à d’autres analystes et dans les transferts qu’il engendre. L’idée de préconiser à l’analyste, dont la psyché est si dangereusement exposée, des moments discontinus d’analyse, apporte la confirmation de leur divergence.

Le débat avec Ferenczi redonne toutefois vie à l’amitié brisée entre les deux amis. On ne peut pas débattre dans l’hostilité. Il n’y a pas d’écoute de l’autre, de confrontation à sa pensée, de discussion, sans "un penser avec", "un penser ensemble", "un penser avec ensemble" (devise des colloques de Cerisy), qui suppose une attitude amicale. Mais au chapitre VIII, Freud ne débat plus. Autre est sa pratique, parce que la théorie s’impose. L’invocation d’un "roc d’origine" pour rendre compte du refus du féminin met fin au débat et peut-être ainsi à l’amitié. La position de Freud est dogmatique, elle fournit après coup l’explication de la brisure mortifiante de la belle et admirative amitié entre Freud et Ferenczi, violente sans doute puisqu’elle est venue réveiller, en leur défaillance, la passion des pères et la tendresse contenante des mères. Face à une pensée dogmatique, l’amitié ne peut plus que s’exténuer.

Pourtant c’est bien l’amitié qui a été et demeure le moteur de la psychanalyse. Freud, à un certain moment de l’histoire – la psychanalyse n’est pas tombée du ciel – en est l’inventeur, avec quelques autres. Fliess et Ferenczi, présents dans l’Essai, sont les correspondants privilégiés de ces recherches. La psychanalyse s’est élaborée, pour une large part dans un échange de lettres. En correspondant avec un autre, l’auteur de la lettre prend la responsabilité de dire ce qu’il soumet à cet autre, en formulant des questions, en tentant des réponses, en attendant que cet autre exprime son point de vue. Comment sans croire, sinon à l’amitié, du moins à une disposition amicale, vouloir faire entendre à un autre, à d’autres, la part qu’on prend à la psychanalyse, la passion qu’elle suscite ? Comment entendre l’autre, au-delà des rivalités meurtrières ? Comment, sans amitié, se laisser questionner et instruire par d’autres à qui la psychanalyse relie ? L’expérience, il est vrai, donne souvent la preuve du contraire, et l’ambivalence ne suffit pas à en rendre compte. La fiction d’un état de nature, où le désir mimétique ferait la loi, offre une hypothèse explicative plus satisfaisante. Cet état de nature, présent en chacun de nous peut se réduire, sinon se supprimer (Spinoza, Traité théologico-politique, chapitre XVI). Tel est le sens des pactes, des contrats, des alliances. Comment l’expérience analytique, si toutefois l’analyste selon la belle expression de Zweig est un « passeur d’âme », ne modifierait-elle pas l’analysant qui en a le désir dans le sens d’une subjectivation, en consentant à renoncer au désir de tout avoir, tout pouvoir ? Et l’analyste n’a-t-il pas aussi à toujours se transformer, sans fin? Je crois, et je veux croire, que l’analyse rend un peu plus capable d’amitié et c’est d’expérience que je le dis. Comment en outre être analyste, comment être un acteur de la transmission de la psychanalyse sans se lier à d’autres dans la confiance et dans l’estime, sans que fasse joyeusement retour l’utopie épicurienne de la communauté des amis ? Mais comment d’abord s’engagerait-on dans une analyse, sans faire suffisamment confiance à un autre pour le laisser porter, supporter tant d’amours et tant de haines, sans pouvoir l’imaginer digne de recevoir le nom d’ami ?

 

De l’amical à l’amitié : transfert et alliance

Le vieil homme qui écrit l’essai Analyse avec fin, analyse sans fin, a l’expérience de l’amitié, de ses heurs et de ses malheurs. L’amitié est ce sentiment qu’Aristote, le philosophe de la philia, définit comme la reconnaissance en l’autre d’une similitude à des degrés divers. L’amitié développe la vertu ; elle est elle-même vertu, disposition à agir pour soi et pour les autres, le mieux possible. Elle est le lien par excellence entre les humains : liens entre inégaux, hommes et femmes, unis dans le mariage, parents et enfants, maîtres et esclaves, prévenant par la justice qu’elle implique tout abus de pouvoir. Mais lien aussi et surtout entre égaux, dans une réciprocité fondée sur la manière d’être, le style de vie, le partage des pensées, la bienveillance et l’affection indéfectible (Éthique à Nicomaque, VIII 1158a et IX 4, 1166a). L’amitié est nécessaire à la recherche d’une vie heureuse et à l’activité de pensée, en laquelle s’éprouve la joie d’exister dans la participation et la contribution à la joie de l’autre. L’amitié est comme un miroir où l’ami se contemple dans son ami, mais l’ami perçoit et reçoit l’altérité de cet autre soi-même, un soi-même autre que soi. Un tel ami peut-il se rencontrer ? Question que pose la formule de Diogène Laërce attribuée à Aristote « Oh mes amis, nous n’avons pas d’amis ! ». N’est-ce pas là la douloureuse exclamation que pourrait lancer le vieux Freud, lorsqu’il écrit l’Essai ?

 

Et pourtant l’Essai, dans lequel il apparaît clairement que les théories sont constituantes de la relation entre l’analyste et le patient, ce qui en définit l’asymétrie, développe un propos sur l’amitié et le transfert. Freud insiste sur le caractère amical que comporte la relation de transfert, indispensable à l’engagement réciproque dans un parcours analytique. Le transfert se doit d’être positif, ce qui n’empêche en rien des moments négatifs. C’est pour Freud un devoir pour l’analyste de préserver le patient des souffrances inutiles que procurerait une parole incertaine sur l’avenir inconnu de la vie du patient ou sur le devenir de sa relation à l’analyste. Plus encore, l’intervention de l’analyste dans la vie du patient pourrait être un désastre. C’est un lien amical entre les deux protagonistes, mieux en subvertissant le sens lacanien de ces termes, entre le passeur et le passant, qui permet à la cure analytique de commencer, de se dérouler et peut-être de se terminer, le patient devenant capable d’amitié. Le transfert n’est-il pas une histoire d’amour que la règle d’abstinence a pour fonction de maintenir et de conduire sur le registre de l’amitié ? L’analyste, à la manière du comédien de Diderot, peut devenir tous les autres aimés et haïs. Il est personne, mais tel l’ami pour l’ami, telle l’amante pour l’amant courtois et réciproquement, personne, à nul autre pareil.

Freud ouvre le transfert sur l’amitié. « Il ne faut pas estimer comme un transfert toute bonne relation entre analyste et analysé, pendant et après l’analyse. Il y a aussi des relations amicales qui sont fondées en réalité et s’avèrent viables. » (p. 237) L’amitié possible, souhaitable, au-delà même de ce qui s’est passé dans le temps de la cure, ne concerne pas seulement ceux qui deviennent analystes, et ainsi « amis, sinon maîtres de leurs rivaux supposés » (p. 236). Mais elle les concerne d’abord, parce que leur impossible métier est un travail de pensée et un certain art d’aimer.

 

L’amitié participe de la joie de penser par soi-même dans la pensée des autres et grâce à elle. Joie qui ne se découvre qu’en la présence de l’autre, des autres (Spinoza, Éthique, livre 4, chapitre 16). Mais le plaisir de penser, partageable et partagé dans l’amitié, comporte un préalable : la capacité d’être seul qui, en chacun, dépend de la présence d’un autre, de la confiance qu’on peut lui faire, ou qu’on lui fait, d’être de lui aimé. La matrice du transfert, celle peut-être de l’amitié, engage la relation à l’Autre primordiale, supposée aimante et que l’analyste a parfois à être. J’en parle délibérément au féminin. Freud n’en veut rien savoir, mais le transfert, comme l’amitié, a sa source dans l’autre féminin. Sylvie Sesé-Léger nous en dit quelque chose à propos de l’œuvre de Joe Bousquet qui « témoigne que le transfert est épreuve et transmission du féminin ; que dans l’amour le féminin est rencontre de soi et de l’autre et que de l’écriture le féminin est la sève » (p. 17). Bousquet est bien de la race des troubadours qui créent l’amour au féminin en donnant à la femme la place d’amie, en donnant à l’amour la forme de l’amitié.

L’amitié n’est pas seulement la matrice du transfert enraciné dans le féminin, elle est la complice de l’aventure analytique. « Mon amitié complice, c’est là tout ce que mon humeur apporte aux autres hommes », citation de Georges Bataille mise en exergue du livre de Maurice Blanchot, L’amitié, Gallimard, 1985. L’analyste et l’analysant ne sont-ils pas – je cite encore – « amis jusqu’à cet état d’amitié profonde où un homme, abandonné de tous ses amis, rencontre, dans la vie, celui qui l’accompagnera au-delà de la vie, même sans vie, capable de l’amitié libre, détachée de tout lien ». L’analyse est la rencontre entre un humain abandonné, ou qui se croit abandonné, et un autre humain qui, lui, a fait une expérience : il s’est, dans sa détresse, laissé envelopper par la présence d’un autre, devant qui, grâce à qui, des désirs inconscients ont pris forme et figure, permettant que s’éprouve ce qui n’avait pas été éprouvé, que se passe et passe ce qui s’était passé sans qu’il n’en sache rien ; il y est déjà passé, singulièrement, sans pour autant avoir achevé son itinéraire. En cela réside l’asymétrie entre l’analysant et l’analyste que ne contredit pas une certaine réciprocité. Analyste et analysant se retrouvent dans un même travail de pensée, dans un même plaisir de penser, qui, au prix de larmes et de douleurs, apaise l’excès de souffrance, seule véritable motivation d’une demande d’analyse. Ils font alliance en composant leurs forces dans le mouvement même de la vie de l’esprit, pour une victoire des forces de vie sur les forces de destruction, de l’amitié sur la guerre. Le cheminement analytique est ainsi porteur de joie et, dans toute cure, ce soutien de l’amitié, ou du moins de l’amical, qui circule entre l’une, l’un, et l’autre, est, avec la joie de penser, une finalité de la cure. À la fin de la cure, l’analysant « pourra nous retrouver là d’où nous soutenons et lui et le transfert » (Heitor O’Dwyer de Macedo, Lettre à une jeune psychanalyste, Stock, p. 191) ; je suis depuis longtemps d’accord avec ce que pense Macedo de l’amitié dans ce que j’appellerai avec Zweig "la cure d’âme".

Mais qu’est-ce que l’amitié, sinon « ce renoncement à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d’essentiel, nous devons les accueillir dans le rapport à l’inconnu où ils nous accueillent nous aussi dans notre éloignement… L’amitié, ce rapport sans dépendance, passe par la reconnaissance commune de nos amis… où nous parlant ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie qui ne s’autorise jamais à disposer de lui ni de mon savoir de lui » (Maurice Blanchot, L’amitié, Gallimard, p. 328-329) ? Étranger, même au plus proche, l’ami est là où s’évanouit l’envie, là où cesse la comparaison. Commence avec la fin de la cure, ça ne finit jamais de commencer, ce qui a déjà commencé : l’incessant passage sur des voies qu’on n’a jamais fini de sillonner et d’ouvrir.

 

Plus encore qu’à d’autres moments de la vie, les vieilles gens, comme on disait au XVIIe siècle, (ainsi Saint-Évremond, auteur de formes brèves sur l’amitié et la retraite, L’amitié sans amitié, De la Retraite) sont particulièrement réceptifs, à des entretiens soutenus d’une présence bienveillante, discrète, tendre, qui, avec une régularité variable, les accompagnent jusqu’à la mort. En dépit de son âge, Freud dans cet Essai n’a pas avancé d’un pas par rapport à ce qu’il écrit, en 1913 dans La technique psychanalytique, concernant la perte de plasticité (dès la cinquantaine !) de la psyché, de l’âme, des personnes d’un grand âge. Mon expérience clinique en apporte le démenti. Il s’agit de tenir éveillées les vieilles personnes, en respectant les intermittences de leur somnolence bercée par le silence de la parole. Entretiens et rencontres sans projet autre que le désir de les voir vivantes jusqu’à la mort, voilà ce qui caractérise les modalités d’une présence d’analyste, dans le déploiement d’un transfert multiple, auprès des personnes d’un grand âge. Les dispositifs insolites sont variables : entretiens personnels, activités créatrices en groupe, repas ou goûter partagé dans la gaité et une simplicité élégante, promenades, expositions, théâtres ou cinémas, lectures et parfois simple présence. On est au plus proche de ce que Groddeck fût capable d’inventer. Vous allez peut-être me dire que c’est Groddeck tel que je l’imagine, c’est pourquoi je vais le relire. L’important est d’être là. Être là sans y être, quelques soient les tours que joue la fin de partie. Mais qui peut désirer être là sans y être, qui peut le vouloir sinon le sujet d’une expérience, celle d’un transfert bordé par l’inconscient en son pouvoir créateur ? Moi qui ai si peu de certitudes, j’ai l’audace de penser que le destin des vieilles personnes dans nos sociétés, dépend de notre lutte en faveur de la psychanalyse, notamment de la psychanalyse institutionnelle dans les maisons gériatriques. Les tests, les diagnostics, les projets des psys de tous poils, ne peuvent remplacer les jeux inattendus d’un ultime transfert, "amitié sans amitié", dans laquelle, par laquelle les délires sont écoutés comme des rêves, les phrases dénuées de sens transformées en poèmes, sous la plume du silence. Nous devons rendre l’expérience psychanalytique désirable. C’est une exigence vitale. Quand je m’entretiens avec des personnes dont la fin de la vie, jamais donnée d’avance, se rapproche, quand elles meurent, je m’étonne toujours de l’étrangeté inattendue de la mort qui ne se constituera jamais en événement, mais qui rythme singulièrement le mouvement du mourir qu’il m’est donné de rejoindre. Étonnante épreuve que n’épuisent pas la tristesse, l’angoisse, ni le regret, et qui ne peut se soutenir que de l’amitié et du transfert dont elle est la source. Sur la fin, on ne sait jamais quand, que d’insolentes grimaces et d’impertinents bras d’honneur le mourant n’adresse-t-il pas au prétendu savant de la vie et de la mort ! Celle, celui, qui est travaillé par les mouvements du mourir, qu’on en parle ou qu’on garde le silence et on le garde le plus souvent, se situe essentiellement, dans d’autres temporalités que celles des successions, au plus près des simultanéités à l’œuvre dans la cure.

J’évoquerai deux souvenirs dans lesquels j’écoute, sans âge, tout chercheur d’âme. Celui d’un vieux monsieur pas si vieux ; il avait 82 ans quand nous nous sommes rencontrés et il est mort quatre ans plus tard, à la maison de retraite ; il suivait avec ferveur mon groupe de poésie. Refusant d’être à charge de quiconque par gratitude pour la vie, il était venu à la maison de retraite pour y cacher les infirmités et les pertes déjà là et à venir, et ses chagrins d’amour, pour y chercher des amis et des interlocuteurs pratiquant l’humour, pour vivre apaisé. Je lui ai un jour rendu visite à l’hôpital où il fut conduit pour l’aggravation d’un cancer. Nu sous un peignoir de bain, il me dit : "Ma petite fille, j’ai peur il faut que vous soyez auprès de moi". Moi je me répétais en silence, un vers d'Octavio Paz dans Pierre de soleil :

« Mieux vaut la chasteté, fleur invisible

Qui se balance dans les tiges du silence… »

Quelques semaines plus tard, moins d’un mois avant sa mort, il me demande de lui relire le Baiser, petite prose de Robert Walser, que nous avions écoutée et commentée dans le groupe de poésie et il dit : « Voilà ce que je veux ». Il s’agissait d’un baiser sans baiser qui nous permit, à nous les accompagnants, moi l’analyste avec d’autres, un de ses fils et une de ses amies, d’être là auprès de lui, dans la musique et les poèmes – tout poème à cette heure est prière – en suivant cet orient.

 

Le deuxième souvenir est celui d’une vieille dame, qui a vécu chez elle, à proximité de sa famille, jusqu’à presque cent temps (cent ans s’entend sans temps ! Age mythique sinon âge d’or !). Depuis longtemps, elle était, elle, modeste provinciale plutôt mal née, animée d’une étonnante volonté de savoir et d’une obstination à trouver une place dans la société. Elle se souvenait avec amertume d’avoir dû se placer comme bonne d’enfants chez des bourgeois parisiens, lorsqu’elle eût décidé de quitter son village. Son talent de brodeuse ne suffisait pas à soutenir son exode. Elle n’a jamais renoncé à son désir de devenir une femme distinguée et "calée" capable d’écrire des lettres sans faute et d’avoir du style, de lire un livre à haute voix sans accroc et en captivant l’auditoire, de pouvoir converser… Elle revendiquait un droit à être instruite le jour où elle cesserait l’activité artisanale qu’elle avait développée. Ceux qu’elle avait élevés avec tant de soin et dont elle avait favorisé les études, le lui devaient bien ! La vieille dame avait longtemps caressé l’idée folle de passer un jour son bac. Elle finit sa vie près de l’enfant qui avait le mieux correspondu à ses désirs, dans un entourage cultivé grâce sans doute à sa rêverie maternelle de femme savante, qui n’empêchait pas une hargne déclarée contre les intellectuels, traités parfois massivement, quand elle n’était pas contente, de renégats et d’ingrats. Experte en folie maternelle, en tant que fille et en tant que mère, elle n’avait pas manqué de faire obstacle à tout éloignement fantasmé comme une séparation. Grâce aux rêves qu’elle prenait souvent pour réalité (c’est fréquent dans le grand âge), et dont elle faisait non sans jouissance le récit mêlé de rêveries, la vieille dame a imaginé, dans une sorte d’autobiographie orale, les souffrances, les amours, les abandons, les effractions des premiers temps de sa vie, marquée par la mort accidentelle d’un père en qui elle détestait, de manière fluctuante (heureusement !), tous les hommes. Avec des moments paranoïaques, sauvagement déployés dans des délires concernant les couples, leurs discordes, leurs violences, leurs infidélités, venant réveiller les souffrances conjugales, dont elle avait pâti, et réactiver sa jalousie, elle cheminait, écoutée, entendue. Elle acceptait ou discutait les interprétations en apportant sa clé des songes, plus proche de celle d’Artémidore que de la méthode de Freud, et en jouant avec les rêves à la manière de Michaux. Outre quelques soins et services, elle poursuivait une belle aventure d’haine-amour avec ses proches et ses visiteurs, dans un transfert diffracté entre différents passeurs, dont les lectrices et les lecteurs, qui eurent pour elle une grande importance ; ils lui permirent de découvrir et de goûter la littérature, sans abandonner son langage impertinent, souvent vert. Jusqu’au bout, elle s’est cultivée et modifiée, apprivoisant à l’insu de tous et de chacun, la séparation, l’ultime, une vraie cette fois, à laquelle chacun, avec elle, travaillait discrètement. Elle a ainsi donné un lieu à ses effondrements premiers ; ce qui était là put avoir lieu. L’envie doucement cédait le pas à la gratitude, dont elle était capable. Durant les quelques semaines d’agonie, entre lecture de textes poétiques dont ceux de mystiques, musique baroque, souci de se faire belle, et savoureuses bouchées sucées en murmurant "exquis", elle est morte, après avoir proposé à l’enfant qu’elle aimait, de la suivre, s’être amusée de son refus et lui avoir donné raison, en se préoccupant avec gaîté de l’avenir des filles de son lignage. Il fallait en finir avec la répétition, les laisser vivre leur vie, les laisser être.

Voilà des expériences, hors cure classique, peut-être hors cure, soutenue par la tendresse et une amitié sans concession, qui montrent qu’il y a du devenir psychique jusqu’à la mort, dans la mobilité de l’âme qui peut tout devenir parce qu’elle n’est rien (Aristote, de Anima, livre III), et que la guérison psychanalytique prend part à l’immense travail de la culture (Nathalie Zaltzman, La guérison psychanalytique, PUF, 1998).


[1]  Freud, Correspondances, Hachette Littérature, 2009, p. 836

[2] Yves Lugrin, Impardonnable Ferenczi, Campagne Première, 2012, p.133