AVORTER, UN DROIT UNE QUESTION

Lettre, Temps présent, n°251-252, Editorial, 1979

 

Les discours habituellement tenus pour ou contre l'interruption volontaire de grossesse comportent des contradictions qui tiennent à la même négligence de l'histoire. Car, n'en déplaise aux libéraux qui se prétendent libérer des principes, le libéralisme a lui aussi besoin de principes éternels. C'est pourquoi en finale les deux discours dominants pour être opposés n'en ont pas moins un fonctionnement identique : ils posent une nature sans médiation. Dans un cas la nature se confond avec la vie, dans l'autre le désir tient lieu de nature ; le premier discours dramatise l'avortement l'autre le banalise. Tous deux cachent qu'il est tragique comme toute expérience de mort, non un crime ni une simple intervention chirurgicale dont déciderait un médecin fût-il psychiatre.

Le droit d'interrompre une grossesse renvoie certes avant tout à une question juridique Le problème n'est pas nouveau : puisque de fait des femmes en nombre non négligeable sont amenées à en arriver là, il faut exiger qu'elle puisse le faire dans des conditions égales de dignité et de sécurité. Mais parler en termes de droits conduit nécessairement à poser une question éthique. Les discours traditionnels contre l'avortement s'appuient doublement sur l'idée de nature : ce serait aller contre la nature que de jouir sans procréer mais non de procréer sans jouir. Toute entrave volontaire à la finalité procréatrice de l'acte sexuel serait une subversion. L'avortement a donc, à la différence près, le même statut que la contraception ; à la différence près car l'embryon étant dès sa conception considérée comme un individu doté d'une nature humaine qui se réalisera envers et contre tout, ce serait un crime d'interrompre son développement. Le discours libéral qui fait comme si il y avait un droit éternel à l'avortement n'est pas si éloigné qu'on le croit de la logique de la nature ; le droit d'interrompre la grossesse s'enracinerait dans la subjectivité du désir ; mais comment ne pas soupçonner un discours qui trop souvent fait l'économie de l'ambivalence du désir ? Désirer n'est-ce pas toujours dans une certaine mesure vouloir et ne pas vouloir, mais pourtant vouloir assez pour que ce qui se joue advienne dans l'inconnu de son devenir ? Un certain discours sur le désir traite le désir comme une nature, oubliant que le désir dans son ambivalence ne se déploie que dans la relation, la culture, l'histoire. C'est dire qu'en négligeant l'histoire on peut donner à la mesure des contenus indéfinis et contradictoires.

Toute la difficulté lorsque l'on passe du monde cosmique et biologique au monde humain est de situer l'intervention de la raison et de la liberté qui fait passer le corps de corps-instrument qu'il était, au statut de corps-sujet. Désormais la nature n'est plus concevable sans les médiations qui la déterminent et celle-ci pose l'individu dans sa singularité ; on ne peut donc aucunement demander à une nature conçue comme un schème directeur qui se déploie dans ces systèmes de relations que constitue la culture, de nous imposer des conduites invariablement valables. Au fond, le discours des femmes réclamant le droit d'avorter ne fait qu'affirmer que la femme, si longtemps tenue pour corps-instrument est un corps-sujet. Mais précisément par ce que le sujet fait advenir l'histoire dans laquelle il s'inscrit, ce droit n'est pas un droit naturel éternel il est un droit pour un moment de l'histoire où les femmes tentent de se défendre contre des violences et des viols jusqu'ici tolérés. C'est parce que la raison n'est pas parvenue pour toutes, tous, à la maîtrise de la procréation, parce que des obstacles internes et externes se dressent encore nombreux contre l'enfantement choisi, c'est par ce que les hommes encore massivement traitent la femme comme instrument de plaisir et ou de perpétuation de l'espèce, que l'avortement peut être réclamée comme un droit, droit pour une femme de ne pas dépendre d'un autre pour enfanter ou non : clerc, mari, amant, médecin, psychiatre. Le grand risque dans une société libérale est moins l’abus du pouvoir clérical que celui du pouvoir médical. Or en s’insinuant dans les différentes instances médicales, la psychiatrie a étendu son royaume impossible à circonscrire. C'est là qu'apparaît le danger d'un discours du désir dévié en nature : n'est-ce pas au psychiatre qu'il sera nécessaire de recourir pour évaluer ses désirs ? Mais parce qu'il est historique le droit à l'avortement ne doit pas masquer que l'avortement est intolérable par ce que, même voulu, il est une violence évitable dans le corps d'une femme obligée de refouler, pour vivre sans doute, de bonnes envies de vivre, de renoncer à cette épreuve de puissance et de jouissance que constitue une grossesse voulue. C'est pourquoi les femmes qui réclament le droit d'avorter proclament le droit à la grossesse joyeuse, ce qui est cohérent. Si justement on situe historiquement le discours ,ce qui est alors véritablement éthique ce n'est pas d'être pour ou contre l'interruption volontaire de grossesse, mais de le réclamer comme un droit dans les circonstances où nous sommes en faisant tout pour que l'avortement disparaisse car il est en lui-même non-sens. Il s'agit donc de travailler à établir un autre rapport hommes femmes, à créer un autre tissu social sociable.