Ébauche d'introduction pour Jean Scot Érigène

 

Avertissement : ce texte est très peu lisible quand on n’est pas versé dans les problèmes de la métaphysique antique et médiévale. Je ne l’ai fait figurer que comme témoin de la puissance spéculative dont pouvait être capable Marie-Odile. C’est un coup de chapeau, en la croisant en train de préparer une thèse qu’elle n’a pas poursuivie ! Jean Scot Érigène est un philosophe-théologien qui a vécu une partie de sa vie à la cour de Charlemagne, il était né vers 800 et mort vers 870.

La lecture du livre I du Peripyseon pourrait laisser penser que la problématique érigènienne du principe s'inscrit dans une problématique du langage comparable à celle que développe Plotin dans Ennéades 6,8. Le principe, en sa primauté et son éminence, n'est-il pas la limite même du langage, ce que le langage est impuissant à dire, sauf à métaphoriser ?

Chez Plotin la question centrale est celle de la prédication en son usage théologique formulé dès le chapitre I du traité déjà cité : « Il faut avoir la hardiesse de chercher en quel sens on dit des êtres premiers et du principe supérieur à tout, que les choses dépendent d’eux, même après avoir accordé qu'ils peuvent tout. »[1]

Le souci de Plotin se concentre sur la possibilité de dire le principe. « Il est absurde de dire, il n'est pas plus exact de dire, il n'est pas plus vrai de dire. »[2] Sans cesse reconstruit à partir des réponses aporétiques qu'il trouve, un questionnement sur la possibilité de dire le principe parcourt Ennéades 6,8. Ce questionnement renvoie toujours à la légitimité du transfert aux dieux et au principe de notions employées pour parler des êtres en général et de l'homme en particulier. Le discours sur le principe se voit voué à l'échec en raison même de la transcendance du principe. Car si c'est par le déplacement sur le principe des attributs de ses dérivés que l'on peut seulement parler du principe[3], la validité du discours prédicatif n'est pas pour autant assuré. Au moment même où Plotin affirme l'absolue nécessité du principe[4], il considère comme une exigence logique que de renoncer à s'interroger sur l'engendrement de l’inengendré qui engendre tout, de corriger par une négation l'attribution d'existence supposée par l'affirmation de la nécessité d'être du principe. Il s'agit pour Plotin de régler l'usage théologique de la prédication.

Or s'il conclut au non-être du principe, le philosophe se trouve plongé dans l'embarras face à l'abîme de cette question : « une chose qui n'existe pas, qu'est-ce donc ? »[5] Et la raison se voit obligée d'abdiquer, dans une reconnaissance, implicite au moins, de ses limites. Si pour contourner l'aporie le principe est dit Un, Un ne peut être considéré comme un attribut ; l'Un-un au-delà de l'essence n'existe comme aucun des multiples quelconques ni même comme l’Un qui est. En ce sens il n'est pas. Pourtant il ne peut être conçu que comme existant car il est conçu exister comme un. Alors il faudrait dire qu'il n'existe pas, donc n'est pas un. La raison ne peut réellement sortir des apories sur le principe qu'à la condition de renoncer à parler de l’être du principe, en reconnaissant le principe ineffaçable et en pratiquant la religion du silence qui seul évite le blasphème en lequel consiste toute affirmation sur le principe.

L'aveu de l'impossibilité du discours sur le principe n'ôte rien au caractère inéluctable de sa recherche, car Plotin pressent que la pensée est condamnée à penser le principe sous peine de ne pas penser.

Tout discours sur le principe est tenu de recourir à la voie négative pour corriger la voie analogique. Mais ce n'est pas pour autant la fin des apories. L'hénologie plotinienne se résume dans la formulation négative à partir de laquelle elle s'ordonne : le bien donne non ce qu'il a, mais ce qu'il n'a pas[6]. Or comment peut-il être cause suprême s'il n'est rien de ce qui est, l'exemplaire « de ce qui ne participe pas du hasard » ? Pour dépasser ces contradictions Plotin reconnaît à l’Un la puissance que signifie la cause de soi présentée sous la forme d'une proposition prédicative, la cause de soi est ce qui précisément ne saurait avoir valeur d'attribut. Comme l'existence, la cause de soi arrache l’être avec lequel elle coïncide aux déterminations de l'essentialité. Pour dépasser cette contradiction, Plotin pose une affirmation qu'il corrige non seulement par une négation, mais par le jeu d'une fiction dont il reconnaît la valeur théorique. L'un se fait ce qu'il veut être : il se produit lui-même[7].

En dépit de l'irréductibilité de la causation de soi par soi à un jugement prédicatif, Plotin prend la précaution de faire précéder sa formule d’un comme si (quasi). La fiction déclarée à laquelle Plotin recourt délibérément joue le même rôle correctif que la négation, dont doit user le discours théologique aussitôt qu'il avance une quelconque affirmation. Le principe, par définition le premier, ne saurait être cause de soi puisqu'il n'est pas l’être et qu'au-delà de l’être, il ne saurait être. Par déduction, il s'en suit que l’être sans essence, proprement cause de lui-même et non métaphoriquement, est l’être noétique, l'Intelligence. Du premier principe on ne peut parler qu'en recourant à une fiction, il est comme s'il était cause de soi. L'un que Plotin appelle ainsi pour le distinguer et le distancier absolument de toute chose n'est rien de ce qui est c'est donc un abus de langage que de dire cause de la cause, si il ne donne rien de ce qu'il a, puisque n'étant rien il ne peut donner que ce qu'il n'a pas. Et c'est précisément par ce que l'Un, à qui convient le nom de Bien dans la générosité dépouillée de sa puissance, donne ce qu'il n'a pas que l’être peut être réellement cause de soi. La négativité du principe est la condition de l'auto création de l’être. Mais comment l'un peut-il produire ce qu'il n'a pas ? Dans la logique même des apories auxquelles conduit la mise en doute du statut de donateur du Bien, Plotin établit qu'il n'est aucune chose. Rien, ainsi, n’est précontenu en lui. La procession, concept clé du néoplatonisme, n'est pas un redoublement de l'un lui-même. Il faudrait en toute rigueur dire que le principe est comme si de lui tout procédait. La causalité du principe, et à la limite le principe lui-même, serait pure fiction.

 

Plotin, loin de tirer toutes ces conséquences conclut à la fin du traité à un retranchement absolu de l'Un et invite à une concentration de l'âme sur son seul nom : l'Un, lui et rien d'autre. Plotin en dernière instance recourt conjointement à l'affirmation et à la négation, sans parvenir à renoncer à une formulation ontologique du principe, alors même qu'il reconnaît les limites et l'insuffisance de la voie analogique. Car l'un pour ne s'être rien ajouté et n'être pas sorti de lui-même est malgré tout pensé comme existant. Celui qui ne naît jamais a existé avant d'être. Alors que l’être est équivoque sous des modes distincts, Plotin prête à l’Un l'existence qui n'est pas un prédicat. L'Un-un et l’Un existant comme un dans une absolue simplicité.

Plotin, cependant, insinue dans son questionnement même la difficulté d'être du principe : comment ce qui est avant toute existence aurait-il reçu l'existence, soit d'un autre, soit de lui-même ? Seule une réponse négative étant acceptable, Plotin en déduit que l'essence tient du principe sa liberté, que celle-ci est postérieure à lui et qu'il n'a pas d'essence. Le raisonnement de Plotin, utilisant la correction du discours négatif, en vient à conclure que « ce n'est donc pas en tant qu'il est qu'il produit ce dont on dit il est »[8].

C'est la radicalité de telles conséquences « mé-ontologiques » que Jean Scot Erigène s'efforce de penser à travers la célèbre formule rien par excellence (Nihil per excellentium)[9]. L'interrogation de Jean Scot Érigène porte directement sur la difficulté d'être du principe. C'est la question de la possibilité d'être même du principe qui ne cesse d'occuper et de préoccuper Jean Scot Érigène. Comment, en effet le principe serait-il le principe de l’être, alors qu'il ne peut être dit que rien par excellence ?

Si la difficulté à dire le principe et sa difficulté d'être s'appelle l'une l'autre il n'en reste pas moins qu'elle détermine chacune deux problématiques différentes. L'une s'organise à partir d'un questionnement sur la possibilité de dire le principe, et Plotin l’illustre de façon exemplaire. L'autre s'interroge sur la relation entre la fonction du principe et son être même, sa substance. Les problématiques de Jean Scott Érigène et de Plotin n’ont de comparable que la fascination qu'exerce sur eux la négativité, qui n'a d'ailleurs dans chacun des systèmes, ni le même statut ni la même fonction. Chez Plotin la négativité est rendue nécessaire pour penser le principe par les limites du langage qui n'a aucune prise sur lui. La critique de Jean Scot Erigène déborde largement celle des catégories qu'il réorganise de façon originale. Cette réorganisation a une signification ontologique. Mais l'ontologie de Jean Scot Érigène suppose la pensée d'un principe qu'elle ne peut inclure et qui pourtant en est la condition.

Le principe peut-il être pris comme le fil conducteur du Periphyseon ? La question est légitime tant il est vrai que les tentatives de structuration jusqu'ici proposées ne sont guère satisfaisantes.

Jean Scot Erigène dans le Periphyseon ne parle que du principe qu'il approche tour à tour sous la figure du tout, sous la figure de l'éminence, sous la figure du néant. Comment les figures du principe s'ordonnent-elles ? L'éminence loin de constituer une synthèse des deux autres figures apparaît, précisément parce qu'elle n'est qu'une figure, comme un point de vue qui corrige les autres et se trouve par eux corrigé. Quel rapport la figure du néant entretient-elle avec l'éminence ? Le néant est-il une des figures du principe ou au contraire la figure par excellence ? En toute rigueur le néant n'est-il pas la limite même de la figure ce en quoi s'évanouit toute figure ? La pensée du principe paraît alors conduire à la critique du principe de causalité.

 

La critique des catégories, le discours sur le principe et l’être du principe.

 

Pris entre l'impossibilité de dire le principe et la nécessité pour dire l’être de dire aussi le principe sans le confondre avec l’être, Jean Scot Érigène ne s'en tient pas à une critique des catégories dans le discours théologique et à la restriction de la prédicatio in divinis à un usage métaphorique même si l'argumentation développée à cet effet occupe en particulier au livre I, une place non négligeable.

Dans un article consacré à la problématique catégoriale, Jean-François Courtine[10] a longuement montré contre Sheldon Williams que l'examen des catégories de 462 B à 524 B ne peut être considéré comme un appendice appliquant le principe des deux théologies kataphatique et apophatique à chacune des deux catégories et constitue un petit traité des catégories, en quelque sorte en marge du sujet principal, qui est nature qui crée et n'est pas créée. Pour récuser Sheldon Williams, Courtine invoque non seulement la longueur de l’appendice, mais la structuration elle-même du livre I. Comment le passage allant de la repetitio de decem categoriis [11] à l'examen des deux dernières[12] pourrait-il être dit digression dans une digression, alors que Jean Scot Érigène s'y livre à un remaniement complet voir à une subversion de la problématique des catégories, en donnant au lieu et au temps une place inattendue ? Courtine se demande pourquoi c'est précisément au moment où le disciple croit en avoir fini avec la question que le maître le fait entrer plus avant dans l'étude des catégories pour régler « la présente affaire »[13], dont le maître a dit qu'elle ne pouvait être traitée rapidement.[14]

L'affaire de Jean Scot Erigène n'est autre que la connaissance de la bonté divine dans l'unité de la nature divine ou, ce qui pour lui revient au même, la question de son être ou de son non-être ; l'affaire de Jean Scot Erigène est donc la question du principe.

 

La question de la prédicatio in divinis, soulevée à propos du Dieu un et trine en 455 se trouve nettement formulée dans la problématique catégoriale en 457 D, 458 A, avant même que soit opérée la division indispensable de la théologie en théologie kataphatique et apophatique et avant que soit énumérées pour la première fois les catégories.

« nosse tamen aperte ac breviter per te velim utrum omnes categoriae, cum sint nimero decem, de summa divinae bonitatis una essentia in tribus substantiis et de tribus substantiis in eadem una essentia vere proprieque possunt predicari »

 

Jean Scot Erigène, lorsqu'il établit que le discours théologique ne peut faire qu'un usage métaphorique des catégories fait de la théologie kataphatique non un moment à dépasser mais l'autre face toujours nécessaire de la négation.

Faire place, fut-ce dans certaines limites, à la théologie kataphatique et s'interroger sur sa possibilité c'est chercher les conditions de l'ontologie. Car dire l’être c'est dire Dieu d'une certaine manière, si l'on admet que le principe de l’être se fait être en tout ce qui est.

Les catégories engagent donc la question de l’être et en conséquence le discours sur l'être.

Jean Scot ne développe son propre point de vue qu'après avoir montré pour chacune des catégories, d'ailleurs présentées dans un ordre différent de celui d'Aristote, qu'elle ne peut être dite en propre de Dieu, et après avoir accordé au Lieu et au Temps un rôle particulier parmi ceux qu’Aristote appelle les accidents ; des accidents Jean Scot fait une condition de l'approche de l’être et même de sa détermination.

 

Élaborant besogneusement sa propre problématique Jean Scot substitue à la distinction substance/ accident celle de l’ousia et des circonstances, on comprend donc que le lieu et le temps soient comptés au nombre des accidents sans lesquels l'essence ne peut être circonscrite car c'est spécialement à travers ces deux catégories que l'être se détermine en même temps qu'il se laisse connaître.

 

L'esprit ne connaît pas Dieu, mais seulement par les théophanies au nombre desquels les noms divins et le nom même de Dieu peuvent être comptés.

 

Pour autant qu'elle est cause de tout, la nature qui crée et n'est pas créée non seulement s’apparaît dans ce qui est, et qu'elle crée, mais encore se fait être dans ce commencement qui apparaît. Or créer, c'est faire irruption en tout comme l'éclair et ainsi se créer soi-même. A ce point, la figure de l'éminence appelle la figure du tout. Le principe reçoit une nouvelle acception : il est principe au sens de commencement de l’être et lui-même commencement d'être : « Creatur enim a se ipsa in primordialibus causis, , ac per hoc, se ipsum creat, hoc et in suis théophanis accipit apparere ex occultissimis naturae suae sinibus volens emergere in quibus et sibi ipsi incognita, hoc et in nullo se cognoscit quia infinita et supernaturalis et superessentialis et sper omne quod potest et non potest, descendens vero in principiis rerum ac veluti se ipsam creans in aliquo incohat esse »[15]

 

Si le principe doit commencer d'être pour être cause de tout, ce n'est pas seulement parce qu'il faut pour être cause, être créé, mais parce qu'il faut être pour être cause de l’être. L'idée d'une cause créatrice absolument incréée se trouve ainsi ébranlée et la critique de la causalité entraînée par le principe en tant que rien par excellence est désormais amorcée. L'idée d'un commencement d'être du principe, commencement toujours là et donc hors du temps renvoie au rapport de l’être et du temps qui caractérise l'ontologie de Jean Scot Érigène.

 

Mon propos est de montrer que le principe est le sujet du livre De Divisione Naturae , le fil conducteur pour comprendre l'organisation du livre. Inscrite dans le néoplatonisme, la problématique de Jean Scot, dont les formulations sont travaillées à partir d'exigences appartenant au christianisme, est aussi originale que rigoureuse. J'essayerai de repérer comment Jean Scot Erigène pense d'abord dans les textes de Denys, mais aussi comment Grégoire De Nysse et Maxime le Confesseur constituent pour lui deux références grecques privilégiées.

Ce sont les difficultés d'être du principe et non seulement des difficultés d'en parler qui préoccupent Jean Scot. La question du discours n'est pas pour lui première. Tel est sans doute la différence fondamentale entre lui et Plotin.

Chez l'un et l'autre cependant, la question du principe a partie liée avec celle du divin. En raison de sa transcendance, le divin semble impossible à dire. Mais comment, en raison de cette transcendance, pourrait-il seulement être ? Cette question traverse avec insistance le De Divisione Naturae et semble se poser dès le livre premier.

 

Ainsi lorsqu'il entreprend la critique des catégories, Jean Scot déborde largement la question de la prédication divine que traite Plotin dans Ennéade 68. La négation a dans les deux systèmes une fonction correctrice qui relativise la portée de l'analogie. Mais tout se passe comme si chez Jean Scot c'était le négatif lui-même qui se trouvait valorisé par l'habilitation du monstrueux à prendre place dans la théologie kataphatique[16]. Il convient de se demander comment les images féminines qui s'articulent chez Plotin sur le concept de matière prime ou néant par défaut, prennent une valeur symbolique, et comment en particulier Jean Scot Érigène exploite le rapport maternel pour penser le Saint Esprit. Sa critique, en effet s'accompagne d'une réorganisation du système qui commande une refonte de l'ontologie.

 

L'étude rigoureuse de ce qui semble se présenter comme un traité des catégories demande de mesurer l'importance de l'intertexte augustinien dans cette entreprise. Qu'est-ce que Jean Scot Erigène reprend d'Augustin ? Il est probable que Saint-Augustin n'a pas lu directement le traité des catégories d'Aristote : il a sans doute eu connaissance de ce texte dans la version qu'en donne Thémistius.

Mon projet est d'étudier, outre les textes d'Augustin, le traité des catégories de Thémistius dans la traduction latine de Guillaume de Moerbeck.

Par ailleurs j'entends apprécier ce que sur ce point Jean Scot doit à Boèce, si largement cité.

 

Quelle est la fonction et la place du principe dans l'ontologie de Jean Scot ? Plus précisément, quelle est la métaphysique de Jean Scot, si comme le propose Stanislas Breton dans Du principe[17], l'on ramène à trois métaphysiques les trois visées du principe : Eminence, Tout, Néant ? Ces trois visées du principe coexistent déjà chez Plotin, et l'on peut se demander si les systèmes processifs de type néoplatonicien ne rassemblent pas tous les cas de figures de la métaphysique.

 

Également pensé par Jean Scot, en termes d'éminence, de tout, de néant à la fois, le principe prend chez lui la forme de figures : figure de l'éminence, du tout, du néant, dans la mesure où l'ontologie de Jean Scot, indissociable de sa théologie, est essentiellement théophatique. Je montrerai comment les trois figures du principe se complètent dans l'Universitas qui comprend toutes les divisions de la nature et au-delà des catégories de l’être, l’être et le non-être. Et comment elles appartiennent de façon primordiale à la théophanie par excellence : le Dieu trinitaire.

À la limite des théophanies, la première d'entre elles, le Dieu Trinité, correspond au principe qui, en son mouvement processif, crée sans être aucunement créé, correspondant à la première division de la nature[18]. La Trinité, la théophanie trinitaire, bien qu'elle ne soit pas désignée sous le terme de l'Un, est équivalent de l'Un plotinien. L'unité, chez Jean Scot, comporte en quelque sorte la multiplicité, puisque c'est précisément un divin en relation qui remplit la fonction de l'Un. Inengendré, le Dieu Trinité dans la mesure même où il est de l'ordre des théophanies, ne peut être le premier principe, fut-ce en la substance du père. C'est donc à partir de la théologie trinitaire que se pose la question du rapport entre le principe et les principes. Le premier principe n'est-il pas nécessairement au-delà même du divin qui, incréé, se crée en créant ? Le premier principe ne pouvant en toute rigueur être cause, est-ce alors la première théophanie, la Trinité, qui fait fonction de cause ? Dans le jeu des relations trinitaires, est-ce le père qui prend la figure exemplaire de l'éminence ? Ou est-ce la Trinité qui dans la libre circulation des énergies divines incomparables à toute référence anthropologique, détient seule la figure de l'éminence ?

 

Il faut étudier le rôle du verbe et de l'esprit dans la procession des causes premières, natures créées et qui créé [19]et se demander comment le modèle néoplatonicien de la procession transforme la théorie de la création. Une comparaison systématique entre les relations intra-trinitaires d'une part, d'autre part le premier principe, la Trinité, les causes premières et les trois hypostases plotiniennes sera entreprise[20].

 

Si les trois figures du principe : tout, éminence, néant, renvoie au divin, à la relation d'un créateur incréé à sa création, c'est-à-dire à la première division de la nature[21], le premier principe n'est-il pas étranger à toute nature, en dehors par conséquent du non-être de l'Universitas, rien et non pas quelque chose, incréé ne créant pas ?

 

La quatrième division de la nature habituellement interprétée comme le mouvement de retour vers le principe n'est-elle pas à la fois dans l'Universitas et en dehors d'elle ? Cette hypothèse rejoint la pensée de Maurice de Gandillac qui, dans son introduction aux œuvres complètes de Denys l'Aréopagite[22], identifie l’inparticipé à la Nature incréée incréante. Principe au-delà de tout principe. Pour Plotin, seule la simplicité du principe rend compte de son impossible puissance de donner ce qu'il n'a pas[23]. Jean Scot substitue le Rien à l’Un. Le Rien par excellence exprime la puissance du principe capable de tout faire advenir et de tout devenir. Tous deux se heurtent à l'énigme du produire, qu'il tente de résoudre par l'incomparable puissance du principe.

 

Il s'agit de montrer que le Rien par excellence, au-delà de la Trinité, n'est pas seulement une figure du principe qui en assure l'éminence et sauvegarde sa transcendance. Le premier principe est en dehors de l'Universitas, hors de laquelle il n'y a rien. Le premier principe ne serait rien d'autre que la condition de tout apparaître, qui est une dimension de l’être. Obligeant à penser à nouveaux frais les rapports entre le dedans et le dehors, la pensée du principe serait une pensée du dehors, le premier principe étant forcément en dehors de l'Universitas.


[1] Ennéades VI, 8-1, p. 133 Trd. Bréhier, éditions Belles Lettres, coll. Des Universités de France

[2] Ibid. cha., 7, p. 142

[3] Ibid, chap.8, p.143

[4] Ibid. chap. 9, p. 144

[5] Ibid. chp. 10, p. 146

[6] Ibid V, 3, 13

[7] VI, 8, 17

[8] chap. 19, p. 159.

[9] De divisione Naturae III, 681 A

[10] Jean-François Courtine, La dimension spatio-temporelle dans la problématique catégoriale du De Divisione Naturae de Jean Scot Erignène, Les études philosophiques, n° 3, 1980.

[11] 469 A

[12] 504 B

[13] 469 A

[14] 458

[15] III 689 B. Le texte de Migne donne « esse » alors que Scheldon Williams donne « nosse ». Malgré l’éqivalence de l’être et du connaître le contexte donne raison à Migne. Il s’agit de la création du Principe par lui-même dans les causes premières qui ne sont elle-même causes que dans et par leurs effets. En donnant l’être, le principe se fait être.

[16] René Roques, Tératologie et théologie, dans Libres sentiers vers l’érigénisme, Edizioni del l’Aténé, Roma, 1975

[17] S. Breton, Du oprincipe, Aubier-Flammarion, 1971

[18] Jean Scot, De Divisione Naturae, 442A-443 B

[19] Ibid, LI, 442A-443B

[20] Plotin, Ennéades V

[21] Jean Scot, De DIvisione Naturae, LI, 442A-443B

[22] M. De Gandillac, Œuvres complètes de Denys l’Aéropagite, Aubier, 1980.

[23] Plotin, Ennéade V, 13