AU CARREFOUR D'INSTITUTIONS DIFFERENTES, LE MARIAGE OCCIDENTAL

ÉCHANGES, N° 128, NOVEMBRE 1976

 

Coutumes et mœurs du mariage et de la famille sont aussi variés que les cultures. Voilà ce qui semble communément admis depuis la vulgarisation de l'ethnologie. Les contenus changent, mais l'institution demeurerait une et identique comme si, du contenu à la forme, la relation excluait toute dialectique.

L'institution, par opposition aux lois biologiques et à l'instinct, se définit par la règle. Ainsi dans l'institution du mariage qui règle la sexualité par la prohibition de l'inceste, l'universel et la règle, pour autant particulière et différente, se rejoindraient.

Or la considération du mariage dans la culture occidentale, qui se trouve précisément être historique, conduit à une mise en question de cette prétendue identité de l'institution par la pluralité des structures de parenté à l'intérieur de cette même culture. C’est de mariages et de familles, non du mariage, qu'il convient de parler en Occident. Et pour saisir le passage d'une structure à une autre, il faut, à partir de l'institution du mariage tel qu'elle se présente aujourd'hui, décrypter les strates qui la composent, représentant chacune des figures de l'histoire de l'Occident progressivement accumulées et aujourd'hui agglomérées dans cette institution particulière qu'est la famille conjugale.

La méthode adéquate à une telle investigation est archéologique. Elle permet de découvrir le leurre dont les théories contemporaines sont souvent victimes : la conjugalité monogamique prise comme origine et comme modèle universel. Une telle projection non seulement occulte la réalité de l'institution du mariage, mais même l'historicité du mariage en Occident, en érigeant en norme une particularité.

 Quelles sont donc ces strates qui composent l'édifice du mariage occidental, et ne sont-elles pas elles-mêmes des institutions distinctes ?

Cérémonie et juridiction : droit romain et pouvoir chrétien

Instance de reconnaissance sociale, même lorsqu’elle se referme comme depuis le XIXe siècle sur la vie privée de la famille, l'institution du mariage est, dans l'Occident moderne, tributaire de l'institution latine, dans sa cérémonie et sa législation. C'est cette institution qui fournit à la règle de la sexualité et de la parenté le contenu particulier qu'elle revêt en Occident.

Le mariage civil de l'Occident moderne est bien différent du mariage coutumier de l'Antiquité qui réglait les alliances sous l'autorité du père, même lorsque le consentement des époux, comme dans l'empire romain, est requis pour valider le mariage.

Bien que la société industrielle, advenue à l'Occident avec le capitalisme, ait ôté à la famille le caractère public dont elle jouit dans toute autre société, le mariage civil, essentiellement légaliste, demeure l'institution qui autorise une relation entre homme et femme à exister socialement et lui confie et lui confère une fonction de filiation. De restreinte qu'elle pouvait être dans bien des cas, par exemple chez les pauvres du Moyen Âge et de l'Ancien Régime, luttant chacun pour sa survie et n'arrivant guère s'il se mariait qu'à élever un ou deux enfants, la famille au XIXe siècle devient non seulement intime mais privée. Il n'empêche que le mariage, qui n'a plus dans notre société le pouvoir de donner à la vie sexuelle dimension sociale, l'arrache à la clandestinité et à la fantaisie individuelle, entretenue par le récent libéralisme sexuel. Pour que deux personnes puissent être reconnues comme couple, y compris dans la vie professionnelle, le mariage, ou du moins son substitut, quelque peu imité : le concubinage officiel, est nécessaire. Pour exister comme couple et/ou comme famille l'institution n'est pas aléatoire.

Mais dans une société où le mariage a cessé d'être une cérémonie pour devenir une formalité juridique, en plus une obligation mondaine dans la bourgeoisie, le mariage n'a plus de sens ni sacré ni religieux. En même temps, c'est le mariage, et son prolongement la famille, qui remplace la religion. On se marie pour la famille, non pour la perpétuer comme jadis mais parce qu'on ne peut sortir de la famille, cet espace de fusion et d'effusion affective. Qu'on se révolte contre elle ou qu'on s'y complaise, on est condamné à reproduire la famille sans toujours le savoir ni le vouloir.

C'est la famille qui rend acceptable les rapports économiques, on travaille pour la famille, c'est elle qui fournit aux autres institutions un modèle paternaliste qui sévit contre l'autonomie et la fantaisie des individus.

Le mariage antique

Au contraire le mariage antique, dont notre mariage civil provient en grande part, a une dimension sacrée. Ni religieux ni civil, il est social et familial, la famille comportant la parenté et non seulement les parents. En ce sens il est religieux, non par opposition à civil mais parce qu'il est facteur de relations et de cohésion dans un groupe. Bien qu'il ne soit l'effet d'aucun pouvoir cléricale ni juridique, le mariage antique n'est pas pour autant profane comme le mariage civil actuel, mariage religieux profanisé. Orienté vers la perpétuation de la famille, et visant, par l'alliance, la conservation du patrimoine et l'élargissement des relations de bienveillance, le mariage assure aussi le culte des ancêtres, il prend place dans une tradition qui rattache aux ancêtres morts les générations présentes. Par sa célébration qui s'effectue dans le souvenir du mariage des dieux, le mariage s'ouvre ainsi sur la cité dont il honore la mythologie. Tout le cérémonial exprime le sacré. Sacrifices, prières, offrandes sont présentées aux dieux du mariage, Junon et Jupiter, en présence de leurs prêtres, près de l'hôtel familial.

L'échange des anneaux, le don de la dote de la femme avec la signature du contrat établi par le père, fait passer la femme de l'autorité du père à celle du mari. Enlevée, achetée ou donnée, la femme, même lorsqu'elle a le droit d'exprimer son accord ou son refus, est toujours traitée comme un objet ou un signe, jamais comme un sujet. Le contrat, lu par le chef de famille est signé par les témoins, stipule le but du mariage à savoir la procréation. Essentiellement système de parenté, le mariage repose sur l'interdit de l'inceste, condition de la filiation.

Le consentement requis des époux ne doit ni cacher la puissance du père ni laisser croire à l'égalité de la femme et de l'homme. Instrument de reproduction d'un lignage mâle, la femme est enclose dans la domesticité. Malgré les devoirs prescrits au Père par la loi pour protéger les membres de la famille, les intérêts de son sang et de son rang ne sont jamais contrecarrés. Le mariage ne peut être qu'homogamique, c'est-à-dire entre semblables. C'est à un mariage convenable que le père ne peut s'opposer même s’il n’en a pas l'initiative directe ; c'est un mariage convenable qu'il doit chercher à négocier. Maîtresse de maison par participation à la qualification de son époux, la femme mariée jouit du prestige que lui confère son rôle de relais entre les générations. Mais c'est l'époux qui a un droit plénier sur les enfants et sur les biens familiaux.

Cependant sous Auguste une loi tempère sa puissance. Il n'est que le gérant des biens de sa femme et il ne peut aliéner sa dote ; il ne peut disposer de ses biens qu'avec l'accord de sa femme et doit aller lui restituer en cas de divorce. La femme, sauf dans le mariage libre, tardif et rare, mariage dans lequel elle reste membre de la famille paternelle, prend, en signe d'appartenance à la famille de son époux le nom de celle-ci. La femme n'est donc jamais un individu autonome.

Le mariage chrétie

C'est cet ensemble de rites, de coutumes, de représentations, de lois, sauf le divorce, qu'a repris le christianisme, particulièrement attentif au sacré du mariage antique, mais en le soustrayant au paganisme et à l'idolâtrie.

Ainsi la soumission des femmes aux hommes est une constante non encore abrogée de l'Occident. Le christianisme, bien loin de l'avoir aboli, l’a accomplie et même inaugurée dans sa dimension nouvelle de mystère. En un temps où le mariage est galvaudé et où les mœurs se relâchent, le christianisme restaure le mariage dans sa fonction de parenté, et comme relation de soumission de la femme à l'autorité du mari. Puisqu'il prend désormais place dans une économie de la recréation, le mariage apparaît comme mystère : il participe au fondamental mystère d'union du Christ et de l'église. Il initie, à la manière des religions à mystères, à des pratiques dont il est par lui-même incapable. Arrachant à la mort et assurant une vie nouvelle, le mystère chrétien triomphe de la mort et sauve le monde de la corruption. Par extension, le mystère du mariage sauve les époux en sauvant la femme par l'homme. De même que le premier mystère régénère l'église en la soumettant au Christ, de même le second rend la femme à la vie par un processus analogue. La femme comme l'église devient féconde d'être fécondée, purifiée par médiation et salvatrice au second degré par participation. Mais elle est salvatrice seulement en tant que d'abord génitrix, en recouvrant sa tâche d'engendrement le mariage devient un lieu de régénération.

Les chrétiens se marient comme tout le monde, c'est-à-dire comme les païens, mais eux seuls vivent dans le mariage comme il se doit. Mais la vigilance des églises à l'égard du sacré païen qu'elles reprennent et accomplissent, se perd par une cléricalisation de la célébration étrangère au paganisme. D'abord présents au mariage à titre de proches de la communauté, l'évêque ou son délégué y est ensuite invité, en Orient comme celui qui représente le Christ à Cana, à Rome comme celui qui remplace le prêtre païen pour prononcer l'invocation désormais adressée au vrai Dieu.

Petit à petit, le mariage devient une liturgie qu'accompagne la célébration de l'eucharistie, au quatrième siècle en Orient et au cinquième siècle en Occident. L'évêque ou le prêtre sont désormais au centre de la célébration du mariage. Mais ce n'est qu'à la fin du premier millénaire que l'église qui s'est emparée du mariage par la coutume, lui impose un droit écrit ecclésiastique et confisque le mariage. Les chrétiens sont alors tenus à l'obligation de se marier devant l'église, ils échangent les consentements devant le portail, et à l'église, pour la bénédiction et la messe. C'est alors l'église qui opère la reconnaissance sociale. Après la révolution française le pouvoir sur le mariage passera de l'église à l'état.

Ainsi l'histoire occidentale du mariage est-elle une histoire de déplacement, du coutumier au religieux ecclésiastique, de l'ecclésiastique au civil. Mariage civil qui, dans une société profane et individualiste, inaugurée par le rationalisme du XVIIIe siècle et accomplie par le capitalisme, voit s'amenuiser en perdant tout caractère religieux, son pouvoir de donner au mariage son existence publique.

La soumission canonisée des femmes parcourt ainsi l'Occident, même si elle n'est pas toujours aussi opprimant qu'au XIXe et XXe siècle. L'autorité paternelle est sans partage. Sous prétexte qu'elle donne la parenté, elle prétend donner la vie, et disposant en fait, sinon en droit, des destinées. Elle se transmet de père en fils (ainé) au service de la raison familiale mâle. Cette autorité est discrétionnaire jusque dans le code Napoléon, tout juste aménagée aujourd'hui. Seigneur et maître de la communauté, l'homme est le chef des individus qui la composent et le gestionnaire incontrôlé de ses biens. La femme mariée, obéissante et aliénée, n'obtient qu'en 1938 le statut de personne juridique. La redéfinition du chef de famille dans une perspective non plus de puissance, mais de service, est encore empreinte de la conception chrétienne de l'autorité. Par une ironie de l'histoire, la société bourgeoise, rationaliste et anticléricale, adopte pour le mariage le modèle hiérarchique et sexiste de l'autorité ecclésiale.

Déjà au niveau de sa législation et de sa célébration, le mariage occidental est composé de trois institutions : le droit romain, le cérémonial païen grec ou latin, le sacrement chrétien.

 

Moralité et mariage monogamique

 

Toujours défini par rapport à la procréation, le mariage occidental est une monogamie plus ou moins stricte, selon l'impact des mœurs chrétiennes sur la société. La sexualité tient alors son canon de l'ascétisme virginal instauré par le christianisme. Car la monogamie prolonge en quelque sorte les effets de la virginité. A un degré moindre d'efficacité, elle a réprimandé et réprime le désir pensé sous la catégorie infamante de concupiscence.

La quasi interdiction du divorce, la déconsidération du remariage après veuvage, la culpabilisation des relations extraconjugales, mais aussi pré-conjugales, vont dans le même sens : restreindre l'exercice de la sexualité, pour tendre à sa suppression. L'institution de la continence dans sa plus pure figure, la virginité, impose sa mesure à l'institution du mariage pour censurer la sexualité. Tout se passe comme si le mariage, et seulement le mariage légitimait la sexualité. Mais c'est une légitimation qui finalise la sexualité hors d'elle-même, par la procréation, la valorisant par un détour qui l'annule. La légitimation semble avoir pour condition la distorsion entre la génitalité et le plaisir. Ainsi la sexualité est-elle toujours coupable en dehors du cadre du mariage.

La bourgeoisie, en sécularisant l'éthique traditionnelle, n'a pas rompu avec l'ascétisme. Elle l'a même exagéré dans le sens du puritanisme. Elle a oblitéré ses racines religieuses et a rationalisé la religion en morale. L'abstinence sexuelle hors du mariage, avant le mariage ou parallèlement au mariage, prend alors sens par rapport à la famille, cette valeur rendue sacrée dans une société qui se désacralise.

Or cette même société, par essence libérale, devient dans une contradiction inavouée tolérante en matière de sexualité. Mais elle n'en est pas moins normative, après avoir fait intérioriser aux individus l'amour de la censure, la culture occidentale justifie le débordement sexuel. S'il fallait pour se réaliser comme être humain dénier la sexualité, il semble falloir aujourd'hui la prôner et la réussir à tout prix, cependant la sexualité est exaltée sans jamais être située dans le contexte économico-social ni dans le jeu des fantasmes où elle se déploie. La sexualité est abstraite comme autrefois le mépris de la sexualité. Sa dimension réelle ambivalente, grande et misérable, n'est jamais regardée de front.

Les considérations morales de l'Occident sur le mariage et la sexualité qui détermine la représentation du mariage occidental sont attachées à l'institution chrétienne de la norme, idéal, perfection, respectée dans sa définition originaire ou déplacée dans son contraire. De toute façon la monogamie, indissoluble au départ ou réversible dans le temps, demeure le lieu adéquat de la sexualité, que le rapport conjugal soit conçu comme limite du désir par restriction des partenaires ou que le couple, même provisoire, soit considéré comme la condition de la réussite sexuelle.

 

Sentimentalité courtoise : l'héritage d'une institution anti conjugale

 

La monogamie et la valeur du couple sont souvent confondus et attribués sans plus d'analyse l'une et l'autre au christianisme or s'il est vrai que la monogamie stricte est bien une production du christianisme, le couple en revanche a une autre origine car le couple est doublement lié à un rapport d'égalité et de différence entre la femme et l'homme, et à la reconnaissance d'un érotisme hétérosexuel, toujours refusé par le christianisme.

Le couple suppose un triple registre de relations : affective, verbale, sexuelle. Et si le christianisme antique, en ordonnant aux époux de se conformer au modèle de l’agapè a pu favoriser l'échange verbal entre les époux, il a par ailleurs toujours entretenu une représentation de la femme inférieure à l'homme. C'est toujours comme chrétienne ou comme personne, par une neutralisation de la différence sexuelle, que la femme s'est vue mieux considérée que dans d'autres cultures.

Au contraire c'est en tant que femme que la femme courtoise revendique l'amitié « d'affrèrement » réservé aux hommes. Elle exprime ainsi le désir d'être traitée comme femme, différente de l'homme, et comme égale de l'homme. Alors que les hommes se comportaient d'ordinaire en possesseur, l'amant se présente comme un quêteur de désir. Alors que l'époux jouissait contre la jouissance de la femme ou du moins indifférent à celle-ci, l'amant ne jouit qu'à la mesure de la jouissance de sa dame. Une réciprocité sans hiérarchie s'établit entre la dame et l'amant : elle, la suzeraine, aime son vassal, mais lui, l'homme, aime une femme. Dans un don différent, ils se rendent, en dépit des mœurs établis, digne l'un de l'autre.

Il ne fallait rien moins que des poètes pour laisser ainsi revenir le refoulé : la femme, et inventer l'amour. L'amour et le couple avait leurs rites et constituaient dans leur absolu, une véritable religion. Le rite-mythe de l'échange des cœurs rend l'amour efficace et fait advenir le couple. Serment juré à vie, l'échange des cœurs établit l'amour sous le signe de la fidélité. Mais l'échange des cœurs bien loin d'aboutir à l'unité-fusion des amants, toujours placé dans une situation impossible que symbolise l'adultère intrinsèque à l'amour courtois, maintient la différence. Préservé de la fusion par la distance et l'absence, partie de l'épreuve d'amour, les amants demeurent deux. La dame, active jusque dans le geste érotique, demeure une femme, mais transformée, et l'amant humilié est un homme nouveau. Mais tous deux sont gagnants de l'expérience nouvelle de l'amitié, d'une technique érotique, d'une parole échangée dans l'hétérosexualité. Car la femme courtoise n'est pas seulement chantée. Elle parle et même écrit le poème. Elle n'est pas seulement aimée. Elle aime et dans un érotisme raffiné, différant l’union sexuelle pour bien se distancier du mariage, éprouve la joie d'être aimé et d'aimer. Caresses, désirs, regards, approche et embrassement des corps nus sont les gestes de cette technique amoureuse originale, l’asag.

Un tel amour, un tel rapport homme femme, sans lequel le couple ne peut exister, se trouve arrêté par l'église qui condamne l'amour courtois : contre nature déclare la sentence portée contre lui. Parce qu'il est trop charnel et trop spirituel, et remet en cause l'ascétisme virginal et la hiérarchie censurant qu'il impose, par ce qu'il est trop féministe et ébranle le système de pouvoir mâle, trop enclin à la différence et qu'il bat en brèche hiérarchie et complémentarité. Mieux vaudrait dire contre-culture.

Or voici que par un juste retour des valeurs brimées, c'est cette sentimentalité codifiée dans une institution marginale du Moyen Âge qui, véhiculée à travers l'imaginaire de la littérature, s'inscrit dans l'histoire de l'Occident moderne. Après être resté longtemps de l'ordre du fantasme le couple et l'amour deviennent possibles comme réalité sociale, par leur restructuration du mariage dans la conjoncture économique ou politique du XIXe siècle.

De marginale qu'elle était, l'institution courtoise s'officialise, mais au prix d'une désacralisation de l'amour. Elle est si bien inscrite non pas dans le droit du mariage, mais dans la mentalité du XIXe et du XXe siècle qu'une sentimentalité amoureuse souvent dégradée en relation fusionnelle, est projetée comme universelle.

 

Amour et couple nouveau contenu de l'institution du mariage

 

Si le droit antique et la morale chrétienne constituent encore la forme du mariage contemporain, les mœurs familiales et conjugales ne sont plus les mêmes. La famille occidentale du Moyen Âge et de l'Ancien Régime était liée par des solidarités plus que par l'affectivité. L'enfant, désirable d'un point de vue économique et social, s'élevait dans un milieu social plus large que la famille : maisons, villages, apprentissage itinérant, et ne constituait en rien pour ses géniteurs une charge onéreuse. À partir du XVIIe siècle, il prend une importance nouvelle dans la famille, dans la vie familiale et reçoit un traitement particulier. L'éducation devient une préoccupation majeure et les collèges, séparés de la vie sociale, se multiplient.

Mais c'est avec le changement de structure économique que la famille subi et instaure de réelles transformations. Jusqu'à l'avènement de la société industrielle, la famille reste conservatrice : elle garde les domaines et les valeurs de ses aïeux. Le capitalisme n'est plus tant attaché au patrimoine qu'à la possession de l'argent, qui, bien investi, doit indéfiniment fructifier. Les enfants des bourgeois sont ainsi les héritiers d'un capital à augmenter. Les ouvriers, entassés près des zones industrielles, sont exilés loin de leur famille. Le seul espoir de ces nouveaux pauvres qui gagnent juste de quoi survivre pour travailler est d'échapper à la solitude. C'est ainsi que l'esprit de famille naissant, avec sa teneur affective, est exploité par les bourgeois comme une arme de choix pour juguler toute révolte ouvrière. La valeur morale de la famille devient la religion : lueur d'espérance pour ici-bas, promesse de bonheur dans l'autre monde. Le désir des retrouvailles familiales dans l'autre monde se substitue à celui de la vision béatifique.

Dans de telles conditions la masse des gens est amenée à vivre en cellule conjugale : parents enfants. La mobilité exigée par la vie professionnelle, la dissociation de la fortune et de l'attachement à une terre y contribuent largement. La société devient profane avec le règne de l'individualisme. Le mariage de la famille conjugale, intime et privé, perd tout son caractère sacré. Il est le moyen de réaliser, par l'amour et la sexualité réussie, le droit au bonheur des individus. Les divorces se multiplient et se justifient. Le couple, au moins dans les milieux bourgeois et dans les classes moyennes, devient possible par une égalité de fait entre hommes et femmes : études, rôles, métiers mêmes s'ils sont inégalement rétribués. Le couple amoureux représente l'idéal. Il est la condition de la famille et la réalité qui dure une fois que les enfants s'en vont, laissant le couple à lui-même. Mais un tel couple trop souvent conçu comme fusionnel aliène l'affectivité et la créativité de ses membres. Il se croit libre et à la prétention d'admettre la liberté de ses enfants qu'il somme d'être autonomes, tout en exigeant d’eux en échange de leur dette économique et affective, une proximité affective incontestée.

L'esprit de famille récupère ainsi la sentimentalité courtoise axée sur l'amour et le couple, mais il l’édulcore par une hyper affectivité qui refuse la distance, la passion, la souffrance dont l'amour acceptait le prix pour connaître la joie et le désir d'aimer.

Le mariage contemporain porte la trace fossilisée de la courtoisie dans la structure de la famille capitaliste.

Le mariage occidental historique connaît donc le passage d'une structure à une autre. Et la forme ne pouvant demeurer identique lorsque change le contenu, la crise du mariage apparaît comme une conséquence de la fixité de l'institution qui n'a pas encore opérée au niveau du droit et de la morale la mutation exigée par le mariage d'amour. Mais le mariage d'amour, lui-même critiqué au nom de la liberté de l'individu et de son droit à une vie relationnelle demande à être redéfini.

Le mariage à l'intérieur de la culture occidentale ne peut davantage être pensé sous le signe de l'unité que les mariages variés des autres cultures. Il est toujours singulier et partant pluriel. Ce qui renvoie l'Occident à la modestie. Comment serait-il normatif des autres cultures, lui qui ne détient pas pour lui-même de normes ? Toute prétendue compétence moralisatrice apparaît comme illusoire et usurpatrice.