LA CONDITION FEMININE : UNE LONGUE MARCHE
Communautés nouvelles, oser vivre au féminin, 58, 1978
Parler en termes de situation ou de condition féminine, c'est définitivement cesser de considérer comme un destin le fait d'être femme. Les années qui viennent de s'écouler ont été le champ de cette mutation.
Sous quels effets ce déplacement s'opère-t-il, en France du moins ? Comment les femmes ont elles ramené à une injustice dont il fallait débusquer les causes ce qu'on avait tenu jusqu'alors comme une norme ? Comment les femmes en sont-elles venues à abandonner la résignation pour une insurrection ? Comment en sont-elles venues à se penser comme sujets capables de venir à l'histoire et de la bouleverser, elles qui jusqu'alors étaient manipulées, instruments, servantes ou aides pour les hommes ?
Le féminisme de la société bourgeoise
Le "féminisme au masculin" généralisé.
Que ce soit par goût de la rhétorique ou dans un combat pour la justice, des hommes, rares il est vrai, ont ouvert, au cours des âges, des brèches dans une conception de la femme esclave et protégée de l'homme, déficiente par nature (Benoîte Groult, Féminisme au masculin Paris Denoël- Gonthier 1977). Mais aussi puissant que le féminisme des amantes courtoises à transformer la réalité, leurs textes et leurs gestes sont restés comme un rêve.
Vers une transformation des rôles féminins.
Il ne fallait rien moins que le bouleversement économique du capitalisme pour entraîner, au milieu d'autres rapports sociaux, des nouveautés dans la condition féminine.
La femme laborieuse a connu une double domination, tant comme femme que comme salariée. Le travail salarié a accru les peines des femmes plus qu'il ne leur a valu de devenir les égales de l'homme prolétaire.
C'est au contraire par le jeu conjoint du combat de certains socialistes et du libéralisme de la bourgeoisie que les femmes des classes aisées se sont trouvées, malgré elles et malgré les hommes, mises sur un plan, sinon d'égalité, du moins de similitude avec les hommes. Parvenues à des diplômes identiques par des études équivalentes, persuadées par le libéralisme qu'elles avaient en tant qu'individu tout pouvoir de réussir, des femmes de la bourgeoisie, en dépit de la pesanteur d'un modèle qui leur faisait intérioriser le sacrifice, ont dénoncé l'injustice dont elles étaient victimes. Sur le plan économique, sur le plan familial, elles font toujours les frais de l'exploitation et du renoncement. Même sur le plan intellectuel, un système de représentation séculaire les a convaincues de leur infériorité et toute performance se mesure sur un étalon masculin. Néanmoins, dans la classe bourgeoise, la femme est dominée par l'homme sans être exploitée par lui tandis que la domination et l'exploitation pèsent ensemble sur la femme ouvrière. Il n'y a guère que dans la classe moyenne supérieure, où les femmes ont une qualification professionnelle et exercent un travail gratifiant, que les écarts de compétence, de prestige, de salaire tendent à s'annuler.
C'est un lieu commun de rappeler comment les progrès techniques ont permis aux femmes des plaisirs jusqu'alors réservés aux hommes. Si les machines peuvent accomplir des tâches que les femmes devaient assumer, les hommes, assurés de ne pas avoir à faire les frais de cette nouveauté, leur concèdent le droit d'occuper intelligemment leurs loisirs. Pourquoi les femmes ne profiteraient-elles pas d'un progrès conduit par les hommes ? Une telle conception ressemble à une arme à double tranchant et le capitalisme ne soupçonnait pas qu'en améliorant les conditions de vie ils allaient contribuer à une levée des femmes qui se retournerait contre lui
Vers une égalité de droits
Dès la fin du XIXe siècle et durant le XXe siècle, des victoires juridiques sont remportées en faveur des femmes (Maïté Albischer, Daniel Armogate, Histoire du féminisme français du Moyen Âge à nos jours, Paris édition des femmes 1977, pages 391 à 403), depuis la limite de l'horaire de travail, l'interdiction du travail dans les mines, le respect d'un âge minimal pour l'embauche, le congé de maternité, les allocations familiales, jusqu'à l'éligibilité dans la fonction publique, les tribunaux de commerce et les conseils du travail, en passant par l'admission aux écoles, puis l'accès aux professions libérales, les femmes acquièrent des droits. Les femmes peuvent ouvrir un livret de caisse d'épargne, disposer de leur salaire, être tutrice, adhérer à un syndicat, avoir une nationalité différente de leur mari, entre autres. Il faut attendre 1938 pour que soit supprimée l'incapacité civile absolue. Mais à cette date encore le mari fixe la résidence, peut interdire à sa femme l'exercice d'une profession, possède l'autorité paternelle, gère les biens.
Un événement capital marque la fin de la guerre : le droit de vote acquis aux femmes, en réaction contre l'anti féminisme de Vichy et compte tenu de l'engagement des femmes dans la Résistance. Mais cet événement montre assez la distance entre le droit et le fait. Désormais citoyenne, les femmes n'ont jamais connu de représentation féminine plus élevée qu'en 1946 et, si les femmes sont plus nombreuses dans les conseils municipaux jusqu'à l'Assemblée nationale, leur nombre décroît dans les postes hiérarchiques.
En 1965, la France adopte le régime matrimonial de "communautés aux acquêts" qui laissent à chacun des deux conjoints l'administration de ses biens propres et à l'homme la gérance, contrôlée par la femme, des biens de communauté. La femme peut exercer toute profession, ouvrir un compte, décider de tout contrat concernant l'entretien du ménage. Le consentement du mari est nécessaire pour tout achat, vente, hypothèque, crédit, concernant un bien de communauté. En 1970, le principe d'autorité parentale remplace celui de droit paternel sans que soit aucunement abrogée la notion de chef de famille encore aujourd'hui en vigueur,
Une nouvelle conscience de la sexualité
A côté de ces droits juridiques accordés aux femmes, un autre droit tout subjectif cette fois se trouve revendiqué : le droit au plaisir physique. C'est dans la revendication de ce droit qu'il faut situer la légitimation de la contraception qui transforme pour une part la vie sexuelle et la vie tout court des femmes. Redéfini par la psychanalyse comme désir du plaisir, la sexualité change de sens, si toutefois les excès d'un certain libéralisme étendu à la sexualité même n'en pervertissent pas la nature. Sommée depuis des siècles de choisir entre la maternité ou le plaisir, la femme ne pouvait être l'épouse et l'amante d'un même homme. Une féministe aussi perspicace que Nelly Roussel (Dernier combat, Paris, l'Emancipatrice, 1932) trop en avance sur son temps pour pouvoir rassembler un mouvement de femmes au début du XXe siècle, avait bien analysé que la femme ne pouvait pas se définir par la maternité, celle-ci étant un choix non exclusif. Les techniques contraceptives démultipliées et facilitées rendent plus aisée ce choix. En même temps elles permettent de dissocier la sexualité de la procréation. Depuis des siècles et encore aujourd'hui, des femmes font des enfants sans plaisir sexuel ; pourquoi n'auraient-elle pas droit au plaisir sexuel sans faire des enfants ? Grâce à la contraception, toute femme peut mettre en œuvre la dimension érotique de la sexualité. Même si l'homme phallocrate peut encore, suivant les cas, reprocher à la femme ou de ne pas employer la contraception ou de ne pas avoir de plaisir sexuel malgré cette sécurité et, si elle l'emploie, en profiter pour décliner toute responsabilité dans la relation.
Une réflexion sur la femme : le texte inaugural de Simone de Beauvoir.
En transformant les rôles féminins, en reconnaissant aux femmes des droits, en faisant des réformes en faveur des femmes, la société bourgeoise en est venue à croire, à laisser croire que le problème féminin était dorénavant grâce à elle, résolue. Or Le deuxième sexe (1949) dénonce non seulement l'inégalité entre hommes et femmes, il fournit encore l'analyse des obstacles à leur égalité. Ces obstacles sont culturels. Simone de Beauvoir démystifie l'idée d'un éternel féminin, d'un tenant lieu de nature féminine. La conclusion qui est aussi l'hypothèse de départ de l'essai, se résume en une formule: "on ne naît pas femme on le devient". On le devient en intériorisant malgré soi les modèles qui pèsent jusque dans la manière de vivre les résultats intellectuels la réussite professionnelle des femmes apparemment les plus libérées. Mais ces conditionnements finissent par céder à l'opposition d'un projet à travers lequel la liberté d'un individu se détermine comme femme singulière. On finit par être, envers et contre tout, la femme que l'on veut être. Simone de Beauvoir donne aux femmes une raison d'espérer : les résistances et les inhibitions constituent un ordre qui n'a pas forcément le dernier mot. Elle est impérative : soit la femme que tu veux. Et en même temps elle déculpabilise : si malgré ton vouloir tu ne peux passer aux actes, c'est que les systèmes de pouvoirs sont gouvernés au masculin. C'est le procès du pouvoir mâle que l'écrivain mène de front avec l'analyse de la condition féminine.
Si elle accuse la fonction reproductive de contribuer à la confusion entre le féminin et l'enfantement, l'auteure montre qu'aucune analyse biologique ne peut suffire à justifier la dépendance de la femme.
Un parcours de l'histoire trop survolé sans doute, montre que toutes les images de la femme tiennent à des mythes inventés par les hommes et s'articule sur l'idée fausse d'une passivité sexuelle de la femme.
"Ce n'est pas l'infériorité des femmes qui a déterminé leur insignifiance historique ; c'est leur insignifiance historique qui les a vouées à l'infériorité."
(p.175)
De l'enfance à la vieillesse l'existence féminine s'inscrit dans un discours qui l'aliène au sens propre du terme : elle n'a pas le droit d'exister pour elle-même, mais seulement pour un autre.
Être femme est une condition particulière d'êtres humains qui peut changer. Simone de Beauvoir avance l'hypothèse que l'indépendance économique est la condition de ce changement. Ainsi le livre se termine par une profession de foi socialiste et par une prise de distance avec le communisme. La révolution russe n'a pas réussi à régler favorablement le problème des femmes. Simone de Beauvoir opère une distinction entre l'oppression prolétarienne et la domination des femmes par les hommes, décisive pour l'analyse féministe.
L'insurrection des femmes
1968 ne fut qu'une pseudo révolution. Il lui manquait pour être une révolution véritable d'être motivée par une misère réelle. Les révolutionnaires de 68 n'avaient rien à perdre et la victoire ou l'échec n'était pas pour eux une affaire de vie ou de mort. C'était plutôt un rêve éveillé où les désirs collectifs s'exprimaient. L'envie de libérations multiples se confondait avec une foi en la liberté. La liberté adviendrait quand la culture serait rendue au peuple, le corps à l'individu, quand le plaisir et la joie serait préférée au circuit infernal production-consommation. Ce serait l'heure de la fête souvent renouvelée.
C'est dans cette explosion de désir du monde étudiant, dans sa furieuse envie de vivre, dans cette révolte joueuse, trop fougueuse et trop irréfléchie, que naît le mouvement dit de libération des femmes. Étiqueté en 1970 sous le signe M.L.F ce mouvement de lutte et de réflexion connaît bien des tendances, des tensions, des divergences. Mais, pour la première fois sans doute, se regroupent des femmes qui veulent se faire reconnaître comme individu à part entière et s'affirmer différente des hommes. Toutes reconnaissent la spécificité du problème féminin par rapport à celui des travailleurs et, malgré une référence unanime à Freud et à Marx, les groupes se divisent sur l'analyse et sur la stratégie.
Notre propos n'est pas de recenser ces groupes, mais d'en saisir la signification. Avec eux le féminisme existe comme dissidence. L'affirmation de la femme éprouvant sa puissance, jouissant d'exister comme femme, jaillit à travers le corps de femme trouvée, retrouvée, déployant une parole neuve, une écriture inédite, exploitant toutes les ressources d'un corps.
En même temps la critique et la contestation surgissent contre tous les obstacles à l'existence féminine, cette existence qui s'invente dans la foulée des désirs, face à une altérité véritable, non pas celle, illusoire, de la complémentarité qui porte à l'extrême les différences pour justifier une hiérarchie !
Par rapport à des mouvements féminins plus anciens surtout préoccupés d'amélioration de la vie des femmes et de l'intégration de celle-ci dans la vie sociale le M.L.F se polarise sur la femme comme telle. Toutes les institutions se trouvent donc interrogées et ébranlées. La dissidence des femmes est une critique de la société, l'affirmation que d'autres rapports sociaux sont possibles. Mais plus que tout autre cette dissidence évite le piège des utopies car sa parole et son discours sont joueurs et joyeux, même si quelques leaders tombent dans le piège de se prendre au sérieux, tel le feraient des hommes ! Il reste que la lutte est trop rude et se joue sur un champ trop vaste pour qu'on ose annoncer un monde libre et qu'on prêche une tactique pour y parvenir. Une société féministe de création et de plaisir appartient au désir, c'est-à-dire à l'imaginaire. Le livre d'enfants peut nous la présenter comme un rêve (les Bonobo à lunettes, Editions des femmes, 1975) les femmes savent bien qu'il ne s'agit pas d'une réalité.
Le pouvoir se prend comme la parole ; l'identité se gagne par la force. Mais autre serait le pouvoir s'il s'éprouvait comme une puissance, une jouissance, telle la gestation de la vie lorsque la grossesse est joyeuse : épreuve d'un corps qui se dilate sans que rien n'augmente, que rien ne diminue. Car voici que lui correspond l'autre dans sa distance.
Voilà ce que les femmes doivent aux femmes de vivre, d'apprendre. Approche peut-être l'aurore d'un autre homme aussi, d'un autre exercice du pouvoir, d'une autre écriture, d'une autre parole. Mais le champ de notre combat porte encore les traces rouges de nos blessures et de nos morts. Nous en sommes à gagner notre égalité, notre vie, notre nom. Quelques hommes sont à nos côtés, mais si rares. Qu'on ne les utilise pas pour faire croire inutile notre levée en masse ! Il nous faut être, avec nos oppositions mêmes, mouvement de femmes.