CRITIQUE DE LA NOTION DE COMPLÉMENTARITÉ
Texte inédit, 1976
La complémentarité n’est que le déguisement de la supériorité masculine. L’androgyne est toujours misogyne. La différence des rôles biologiques au niveau de la procréation, même lorsqu’ils ne sont plus représentés en termes de passivité et d’activité (avec la hiérarchie des valeurs que l’une et l’autre comprennent), est étendue, subrepticement, à toutes les tâches de la vie sociale. Ainsi les femmes sont-elles écartées du pouvoir et du savoir. Les femmes ne sont-elles pas faites pour transmettre la vie et l’entourer de leurs soins ? La complémentarité, il est vrai, se trouve parfois réinterprétée et à l’opposition simpliste établie par le mythe de l’éternel féminin : autorité vs soumission + force versus faiblesse + conceptualisation versus amour oblatif, sont substituées des distinctions surmontables dans l’ordre de l’esprit : l’intuitivité créatrice de l’intelligence à l’esprit besogneux et conceptuel.[1] En toute logique, l’aide mutuelle devrait alors être nécessaire et on voit mal pourquoi la femme se verrait interdire « par nature » l’exercice du pouvoir, comme si le pouvoir s’épuisait dans la représentation dominante que l’Occident s’en est fait !
La confusion entre la complémentarité et le couple condamne pratiquement la femme- en dernière instance à cause de l’incapacité qu’on lui prête en matière de pouvoir et de théorisation- à se définir par rapport à l’homme. Car pour ce qui est de la domesticité l’homme peut prendre une gouvernante ou une boniche ; pour ce qui est de l’intelligence on lui souhaitera peut-être une inspiratrice, mais il reste le maître, le gouverneur de son œuvre. La femme est toujours suppléante. A l’homme les tâches de la pensée, de la science. Il organise et régit la famille, l’Eglise, l’Etat, l’école, l’industrie, le commerce. La femme ne peut que compléter, parachever ces activités essentielles de création et de direction par des services privés toujours accomplis dans l’ombre. Elle séduit, met du charme, embellit ; elle veille sur les enfants petits, elle procure du plaisir, elle console, elle soigne les malades, accompagne les agonisants dans leur attente de la mort. Elle est là où l’homme s’esquive. Car il n’y a guère que deux types d’homme qui osent regarder en face ce qu’il y a d’animal en l’homme : ceux qui n’ont pas honte de s’émouvoir et ceux qui religieusement offrent des sacrifices. La femme enfin donne des enfants à l’homme, comme une terre fertile qui doit être ensemencée. Complément ici, comme le plus souvent, veut dire supplément.
Le couple, qui comporte la distance et la différence parce qu’il est forcément la société de deux personnes, qui reconnaissent le caractère privilégié de leur relation sans pour autant se préserver d’autres relations, est hélas récupéré au profit de la complémentarité. La complémentarité fait office d’idéologie. Elle fige des effets de la culture, c’est-à-dire d’un système de relations à un moment précis de l’histoire, en dispositions éternelles. Ce faisant, la classe actuellement dominante, malgré ses propos sur la promotion des femmes, a intérêt à maintenir la complémentarité. Qu’on le veuille ou non, le système de pouvoir est encore masculin et patriarcal. En France les usages du mariage, la législation des responsabilités parentales, malgré des aménagements du droit familial, en sont une preuve.
Tout laisse croire que les femmes ont plus de liberté et que les droits vont dans le sens de l’égalité. Le droit du mari a cessé d’être discrétionnaire. L’accent est mis sur la réciprocité et la collaboration des conjoints (article 243) quoique celle-ci soit plutôt de concours que d’égal partage. L’idée de chef de famille présentée comme un service dans l’intérêt de la famille ne règne pas moins sur la gestion de la famille. Le mari a perdu le droit de fixer la résidence commune, d’interdire à sa femme l’exercice d’une profession, mais il reste que pour les allocations familiales, la sécurité sociale et les impôts, c’est l’homme qui fait autorité. Majoritairement, bien qu’il s’agisse là d’une coutume et non d’une loi, la femme accepte, à son mariage de perdre son nom pour prendre celui de l’homme. La filiation est patrilinéaire exclusivement et c’est de façon presque unanime que les femmes sacrifient études ou métier, même lorsqu’elles sont brillantes, au profit de leur conjoint, légitime ou non. Le couple aussi n’est pas sans efficacité pour maintenir les femmes en soumission aujourd’hui déguisée. Et l’amour est bien souvent le viatique de cette soumission.
C’est pourquoi la levée des femmes se fait contre ce type de couple, qui donne l’illusion du couple. Si le couple est ce que nous en avons fait, alors les femmes qui osent exprimer leur désir d’exister à part entière sont bien décidées à s’en passer ! Si bien des femmes refusent de former un couple, si bien des femmes ne veulent pas, ne peuvent pas aimer d’un amour privilégie un homme/des hommes, c’est parce que les hommes sont historiquement ce qu’ils sont. S’il fallait que toutes les femmes attendent, pour investir leur désir et leur amitié de trouver un homme qui les laisse être elles-mêmes, il n’y aurait plus qu’à généraliser l’ascétisme virginal ! Ce n’est pas au nom d’un lesbianisme de principe que beaucoup de femmes vivent comme elles le font, mais pour assumer leur existence, historique et brève.
C’est ainsi que se créent, entre des femmes qui ont le désir de déployer toute la puissance de leur corps, de leur être, des solidarités qui embrassent aussi les enfants que, courageusement, des femmes décident d’avoir pour s’éprouver femmes, alors même que la relation au père de l’enfant est précaire et insuffisante. Pour les raisons évoquées, plus simplement parce que trop d’hommes sont incapables d’amour d’amitié avec une femme. Déjà sur le plan de l’érotisme le rapport homme femme est demeuré foncièrement inégal. Mises à part quelques exceptions, telles Elsa Triolet ou Simone de Beauvoir qui ont réussi à inventer un érotisme de femme- grâce aussi à leurs partenaires proches peut-être des amants courtois- l’érotisme est demeuré entre les mains des hommes. Technique de jouissance maximale grâce au corps de l’autre –femme- l’érotisme est encore souvent un pouvoir de l’homme. La volupté s’étend à tout le corps sexué, au visage, que l’homme emploie comme un objet pour sa propre jouissance.[1] La littérature érotique[2] montre assez que l’érotisme asservit la femme à l’homme, en mobilisant sur lui ses pensées, ses désirs, tout son pouvoir fantasmatique.
L’enfant est alors l’enfant de sa mère, mais entouré de l’attention, de la bienveillance d’autres femmes. L’histoire pour enfants : L’histoire vraie des bonobos à lunettes[3] est, de ce point de vue significatif. Devant l’impossibilité de la reconnaissance masculine, la mauvaise foi pour entretenir l’exploitation des femmes avec les bénéfices qu’elle offre, les bonobées (femmes singes) décident de partir avec les enfants chercher un autre espace et d’autres mœurs. Tout se passe comme si à l’ombre des autres palétuviers le développement de l’imaginaire des enfants, le déploiement de leur possibilités physiques et intellectuelles, l’épreuve de leurs corps puissants et donc l’accès à une vie jouissive, allaient non seulement compenser l’absence d’hommes, mais même permettre au groupe de découvrir la véritable dimension du masculin. Et c’est pourquoi, en final, les bonobos, passés l’épreuve de l’abandon, l’expérience de l’autonomie, l’humiliation de leur pseudo prestige (symbolisé par le port de lunettes), ont un autre désir de la vie qui les pousse vers la nouvelle aire où s’épanouissent femmes et enfants.
[1] Georges Bataille, L’érotisme, Paris, 10x18, 1964
[2] Histoire d’O, Paris, J6J Pauvert, 1965.
[3] A. de la Turin et Nella Bosnia, L’histoire vraie des bonobos à lunettes, Paris, Des femmes, 1976.