DROIT NATUREL
Encyclopedia Universalis, 1986
De prime abord, quand on parle de droit naturel, on suppose une connaissance de la nature accessible à la raison et universellement reconnue ; c'est ce que semblent contredire les disciplines historiques et ethnologiques qui manifestent la multiplicité des contenus du droit et de la justice. Vérité en-deçà des Pyrénées erreurs au-delà, disait déjà Pascal. Plus récemment l'étude des sociétés, différentes tant par leur situation géographique que par le point d’évolution où elles se trouvent ne fait que confirmer cette mise en doute. L'argument est invoqué en faveur d'une critique du droit naturel, et on oppose respectivement, comme à son autre, immutabilité et variabilité, nature et culture. Toute mise en œuvre de règles par un groupe est un fait de culture, non de nature.
Pourtant, Claude Lévi-Strauss parle de réintégrer la culture dans la nature, et finalement la vie dans l'ensemble de ses conditions physico-chimiques, (La pensée sauvage, Paris, 1962). Ces mots pourraient sembler faire écho à la tradition aristotélicienne, mais en fait elles disent l'inverse. Lévi-Strauss entend en effet mettre en lumière le soubassement organique de toute production humaine.
Au contraire, chez Aristote et Thomas d'Aquin, le concept de nature humaine suppose celui de culture, en ce sens que cette nature achevée et conçue comme un fruit de culture. La nature tend à être une nature cultivée dans un devenir personnel et social.
Alors le droit trouve un fondement dans les exigences de la nature. Un tel langage, dont il faut saisir la différence avec celui de Lévi-Strauss par exemple, peut-il être tenu aujourd'hui ? Une philosophie du droit naturel peut-elle résister à la critique historique et ethnologique ?
La tradition Aristote aristotélico-thomiste
Si l'homme est un être doué d'intelligence et de liberté, s'il doit réaliser sa nature et sa destinée en fonction de ses finalités propres, si l'homme, social par essence, ne peut s'épanouir que dans la société, lieu naturel de son existence, et dans les relations multiformes qu'il entretient avec autrui, alors il existe des droits fondés sur les exigences de la nature humaine. Le droit naturel consiste ainsi en « un ensemble de principes régissant les conditions de toute société, parce que correspondant à la nature identique en tout homme » (J. Leclerc Leçons de droit naturel).
Néanmoins les questions demeurent : y a-t-il un droit naturel ? Mais si droit il y a n'est-ce pas parce qu'il y a l'exigence impérative d'une loi fondée en raison sur la nature des êtres ? Et si les deux concepts de droit et de loi se sont développées indépendamment l'un de l'autre, et apparaissent distincts à l'analyse, la notion de droit naturel renvoie à celle de loi naturelle (Thomas d'Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, qu. LVII,a, 1).
Histoire d'un malentendu
Le discrédit accordé au droit naturel est lié à un changement de sens de la notion de loi naturelle. À partir du XVIIe siècle, la loi naturelle est conçue par Descartes et par Grotius, comme une création arbitraire de Dieu. La loi dérivant de la volonté du législateur ne peut être clairement et définitivement posée. Le droit naturel apparaît donc comme un système immuable et achevé. Car la loi naturelle est comme un code écrit applicable à tous les hommes d'une manière universelle et identique, non pas un principe de raison susceptible d'applications variables. La justice est alors pensée sur le modèle géométrique.
Une telle conception est contredite tant par le point de vue historique qui découvre les multiples contenus et les différentes réalisations d'une même visée, que par le point de vue philosophique qui oblige à admettre une large part de variabilité et de contingence dans la nature humaine. C'est cette conception que rejette le positivisme en rejetant toute idée de loi naturelle.
Loi naturelle et concept de nature.
L'idée de loi naturelle est née en fait dans une autre tradition et se trouve au confluent du double héritage de la pensée grecque et de la pensée chrétienne.
Loi naturelle ou loi éternelle.
L'idée d'une loi non écrite et immuable plus haute que la loi humaine parce qu'elle aurait une origine divine, est formulée par Héraclite, et l'Antigone de Sophocle en est le célèbre porte-parole : « et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d'autres lois, aux lois non écrites inébranlables des dieux. La nature, norme et fin ou éléments ontologiques de la loi naturelle ».
C'est avec l'élucidation du concept de nature que cette idée de loi non écrite accède à un plan philosophique. Sous ce concept viennent s'expliquer les notions de norme et de normalité que Platon dégage en liaison avec la théorie des idées : une chose est selon la nature lorsqu'elle réalise la conformité à son archétype.
Mais les difficultés d'un monde d'idées, coupé radicalement du sensible, conduisent Aristote à une critique qui va donner lieu à une nouvelle philosophie de la substance où le concept de nature joue un rôle fondamental. La nature intelligible immanente à l'individu qu'elle informe dans sa structure et dans son agir. La normalité est alors normativité, et consiste à répondre aux exigences de la nature, en tendant droitement vers les fins qu'elle implique. Dans cette ontologie dynamique en effet, toute nature, selon le schème biologique, est soumise au changement, qu'elle doit opérer selon sa propre fin, qui est aussi sa perfection. L'analyse du vivant s’opère conformément à la question de la finalité et, pour tout vivant, la finalité consiste à accomplir sa fonction propre. Par cette expression est signifiée son existence comme nature vivante par opposition à ce qui est mort et qui n'a plus ni nature ni fonction, puisqu'il est défait, defunctus, c'est-à-dire déchargé de fonction. Toute réalité existant dans la nature et, puisque l'art imite la nature, tout objet artificiel, possèdent une normalité de fonctionnement. La loi naturelle dont la notion n'est pas explicitement dégagée est pourtant désormais reconnue. C'est la manière dont les êtres doivent réaliser leur nature, leur fonction, leur fin ou leur bien. Par exemple, pour le vivant, c'est de se mouvoir et de se reproduire selon son espèce : pour l'homme c'est d'exercer sa raison. Le verbe devoir a ici une signification strictement métaphysique et ne prend son sens éthique qu'avec les êtres doués de raison et donc aussi de liberté, lorsque la nature franchit une ligne de crête où se dessine, sur fond de cosmos, un ordre particulier : celui de la nature humaine. À la différence du vivant, perfectible selon une orientation progressive qui connaît un point culminant d'activité puis la régression et la mort, autrement dit une orientation fixe et rigoureusement déterminée, l'homme se détermine à lui-même ses propres fins.
La notion de loi naturelle.
Tout individu humain a donc une dignité naturelle que le stoïcisme thématise, en élaborant la notion de loi naturelle. À l'époque où cette philosophie se développe, la cité- État disparaît au profit d'une structure impériale beaucoup plus impersonnelle. L'homme prend alors conscience de lui-même comme le citoyen du monde et découvre la dimension de l'amitié cosmique et de la fraternité humaine. L'égalité, déjà reconnue par Aristote à l'homme libre, s'élargit désormais à l'esclave comme à l'étranger. Tous les hommes sont constitués de l'étoffe même du feu divin ; tous sont fils de Dieu et égaux par la même, quelle que soit leur condition sociale. En ce sens la loi naturelle est aussi loi éternelle, puisque l'homme est dans le cosmos, « le grand animal » comme une partie dans un tout. L'homme est aussi dans ce rapport de partie à tout quand il s'insère dans le tout social qu'est l'empire. Dès lors, s’entremêlent la notion de loi naturelle et la notion juridique de loi propre à une communauté politique, que doit mettre en œuvre la raison et qui donne lieu aux droits essentiellement humains (jus gentium). La théorie de la loi naturelle universelle et inchangeable est élaborée en liaison étroite avec celle de la loi qui peut varier d'une communauté politique à une autre. Mais la loi naturelle s'extériorise-t-elle comme par nécessité, et sans médiation, dans l'ordre politique ?
C'est à la mise au point de cette question que Thomas d'Aquin s’efforce de procéder par la distinction entre justice naturelle et justice légale, la seconde étant une application et une détermination contingente et variable de la première. Sous cet angle encore, le jus gentium, droit essentiellement humain, est considéré, à la différence du droit naturel commun aux animaux et à l'homme, comme appartenant dans une certaine mesure à la catégorie du droit positif.
Le droit, rapport à autrui, et la justice.
Le droit, objet de la justice, établit des rapports entre les hommes et les choses de manière à rendre juste la situation qu'ils entretiennent. Or, la relation juridique n'est pas immédiate, interpersonnelle. Elle est médiatisée par une res, qui désigne non seulement la chose mais aussi bien un acte humain ou un service. C'est précisément par la médiation de la res que l'homme est relié à autrui considéré dans son altérité. La relation juridique est sociale par essence, relation à autrui en fonction d'une réalité extérieure, « le droit est ce qui est du à quelqu'un selon un rapport d'égalité, en vertu duquel un objet est ordonné à une personne et devient bien propre » (L. Lachance, Le concept de droit chez Aristote et Saint Thomas d'Aquin). L'homme se trouve donc toujours un des termes du rapport, et la vertu de justice être dépendante de la réalité. Car le rôle de la justice est de donner à chacun selon son bien propre.
Cependant tout ce qui relève du droit ne se limite pas à ce qui est quantifiable ; la justice étend la notion et la réalité d'égalité au domaine de l’esprit humain, essentiellement qualitatif. C'est ainsi que se trouve opérée une analogie entre la relation d'égalité parfaitement objective d'ordre juridique et la relation d'égalité morale impossible à soumettre d'une manière rigoureuse à l'ordre strict du droit.
Car la notion de droit en tant que telle renvoie à celle de dette, fondement de la justice, (Thomas d'Aquin, Ia, IIae, qu.LX, a, 3) celle de dette à celle d'avoir. M’est du ce qui est mien et, par suite, tout ce sur quoi je puis faire valoir mon exigence. Ainsi le droit diffère-t-il de la loi en ce qu'elle le règle et le cause. Le droit est donc naturel, lorsqu'il est causé par la loi naturelle, lorsque le rapport d'égalité à autrui découle de la nature de la réalité en jeu.
Si le droit est fondé sur la nature des choses, c'est cependant en tant que rapport à autrui médiatisé par un troisième terme, une chose ou les exigences mêmes de la relation. La doctrine thomiste du droit, quoiqu'il en soit des manuels d'école, est ferme sur ce point, et l’idée du droit comme rapport à autrui n'est pas une conquête des seules philosophies de la liberté.
Critique de la notion de droit naturel
L'attaque que la pensée moderne porte à la notion de droit naturel est fondée sur une redéfinition et une valorisation particulière de l'idée de nature et, partant, sur une conception nouvelle des rapports entre la cité et la vertu, dans la mesure où la cité n'est plus le lieu par excellence de l'accomplissement et de l'achèvement de la nature humaine en sa perfection, mais manifeste plutôt un ordre irréductible à l'ordre naturel, qui est, selon les théoriciens, soit meilleur, soit pire, en tout cas sans continuité avec lui.
Nature et perfection
Les philosophes politiques du XVIIe et du XVIIIe siècle, convaincus que le droit existe d'une manière immédiate et naturelle repensent néanmoins cette nature à partir des notions de faillibilité comme chez Locke, de passion et d'affectivité comme chez Hobbes et chez Rousseau. Pour Locke encore, la loi naturelle trouve son expression exhaustive et parfaite dans le Nouveau Testament et garantit la paix et la conservation de tout homme, de sorte que c'est sur son modèle que doit être formulé le droit positif. Ce dernier a pour fonction de restituer dans la mesure du possible la justice originelle appartenant à la nature de l'homme avant sa corruption par le péché. Pour Hobbes au contraire, la loi naturelle doit être dissociée de la perfection et déduite de la passion la plus puissante. La peur de la mort fonde donc le droit de conserver sa vie, qui lui-même implique le droit aux moyens de le faire : tous les droits de la société civile dérivent à l'origine de droits individuels, mais doivent être consentis par un pacte (De cive, VI, v, 7 ; Léviathan, VIII et XXVIII)
Par le biais du pacte seulement, on peut passer à la généralité d'une juridiction et sortir de l'état de guerre, état de nature qui est, à proprement parlé, hors la loi.
Pour Rousseau aussi l’état de nature est asocial ; la société civile ne peut qu'accorder une liberté dans la dépendance par le consentement à la loi qu’on s’est donnée, alors que l'homme, né libre, était heureux parce qu'indépendant. Il n'y a pas de fondement possible des lois de raison dans la nature parce que celle-ci manifeste l'absence de toute norme et de tout rapport à autrui. Le droit naturel naîtra en même temps que l'échange moral et la reconnaissance affective d'autrui par la pitié, ce sentiment qui joue le rôle d'intermédiaire entre l'état de nature et l'état de société. À partir de là, le contrat tente de limiter la dégradation de la liberté originaire, en entraînant paradoxalement « une aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à la société civile ».
Pour Locke et pour Rousseau, ce qui est décrit sous le nom d'état de nature et de loi naturelle reste une image idéale et originaire, à la limite mythique, des rapports humains, et par là-même se trouve en rupture avec l'état social existant dans les faits que la raison ne peut que tenter d'aménager ; pour Hobbes, Spinoza et Montesquieu, le droit naturel est référé à la seule puissance, à la seule passion fondamentale de l'individu qui s'affirme en tant que tel et établit son système juridique pour que soit respecté ce pouvoir propre. À côté du modèle paradisiaque, on trouve donc, à l'époque moderne, une conception du droit naturel selon une nature considérée en dehors de sa perfection et de sa rationalité, comme pur pouvoir absolue puissance, c'est-à-dire absolue passion, et à laquelle la société et ses normes peuvent seuls donner un cadre rationnel.
Droit naturel et liberté
C'est au nom de la notion de liberté, où il voit la définition exclusive de l'homme en tant qu'être autonome et universel, que Hegel critique la doctrine philosophique du droit naturel. Seule l'idée de liberté peut nous fournir le principe de toutes les déterminations que pose la volonté humaine qui produit comme une seconde nature à partir d'elle-même, (Principes de la philosophie du droit, III). Le droit positif, les conduites éthiques, l'ensemble des institutions qui garantissent objectivement la vie de la famille, le travail et l'échange à l'intérieur de la société, la vie politique à l'intérieur de l'État, ne se fonde que sur une détermination de soi qui est le contraire de la détermination naturelle. Et Hegel de poursuivre : le droit de la nature et pour cette raison l'être là de la force, de la prévalence de la violence, et un état de nature est un État où règne la brutalité et l'injustice, sur lequel on ne saurait rien dire de mieux que : il faut en sortir. La société au contraire est la condition où le droit se réalise ; ce qu'il faut restreindre et sacrifier c'est précisément l'arbitraire et la violence de l'état de nature, (Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques). La pensée que l'homme est libre par nature ne signifie donc pas pour Hegel « selon la vie naturelle », mais nature est prise au sens de notion, naissance, de sorte que la liberté est ce qui nous définit comme indépendant des contingences individuelles, de la naissance, de la classe, de la culture. De ce progrès immense nous sommes redevables, selon Hegel, au christianisme qui a délivré les hommes et les a rendus égaux devant Dieu, alors que les Grecs et les Romains ignoraient que l'homme en tant qu'homme est libre. N'étant rien d'autre que l'essence de l'homme, la liberté est un droit, le droit en soi et pour soi, c'est-à-dire l'élément universel auquel doivent être référées toutes les justifications et toutes les critiques du droit positif et des institutions.
Semblable en cela au philosophe du droit naturel, Hegel cherche un élément d'universalité où fonder le droit, mais, rompant avec eux, il substitue aux traits communs de la loi naturelle de l'homme, de ses besoins et de ses exigences, le principe et les réalisations de la liberté, une notion identique à celle de vie par son extension universelle et son dynamisme autonome.
Peut-on parler aujourd'hui d'un droit naturel ?
Affectivité, raison et histoire
La question posée revient à celle plus primitive de la possibilité rationnelle du concept de nature. C'est souvent en niant le devenir que la philosophie classique, oubliant l'intuition aristotélicienne qui est de penser tout ensemble le changement et la permanence s'est voulue à la fois philosophie de l'éternelle et philosophie du réel. Le réel était conçu d'une manière unilatérale sur le mode de ce qui ne change pas. Certes, depuis Hegel, qui en fait la première catégorie de l'histoire le devenir apparaît comme nécessairement progressif et positif. Bien qu'elle ne se hâte pas d'accueillir sans réserve cette conclusion, la réflexion philosophique considère le réel comme « devenant », au moins pour une part, et toute ontologie doit désormais partir de l'ontogenèse, du caractère de devenir de l'être. Et l'analyse de l’être qui devient fait apparaître l'être dans son aspect relationnel qu'il ne s'agit pas de substituer à son aspect substantiel mais qu'on ne peut plus mettre à l'arrière-plan. Car la substance n'est pas un tout clos sur lui-même ; elle est essentiellement, et cela s'avère suprêmement exact de la personne, faisceau de relations. La nature humaine affectée du devenir, est « métastable » dans ses déterminations, dans les modalités dont les modalités varient selon les époques et selon le progrès dans la connaissance que l'homme a de cette nature. La nature humaine doit être située par rapport à la perspective historique, car l'historicité en est une dimension constituante. On peut en dire autant de l'affectivité ; l'homme, en effet, est un être de désir, et cela dans un sens très différent de l'animal. L'enracinement de l'homme dans le cosmos, sa corporéité, ne permettent pas de réduire à l'animalité tout ce qui en lui n'est pas raison.
Thomas d'Aquin fait, à cet égard, une analyse qui ne manque pas de pertinence. Sur cette raison elle-même, il faut encore s'expliquer. Ainsi lorsqu'il montre que la loi naturelle participe à la loi éternelle il veut dire que, comme toutes les autres créatures, la nature humaine est porteuse de finalité tenant à son essence, et une certaine continuité entre l'homme et les autres vivants se trouvent alors affirmée. Mais chez l'homme, et par là c'est une rupture avec le règne animal que Saint-Thomas veut montrer, la participation à la loi éternelle suppose la lumière de la raison par laquelle nous discernons ce qui est bien et ce qui est mal. Accueillir la loi naturelle ne signifie donc pas enregistrer des obligations comme si elles étaient inscrites dans la nature à titre de données absolument déterminées. La raison, en ce sens est donc créatrice de valeur mieux co-créatrice, et la loi qu'elle découvre, loin de pouvoir être déchiffrée comme un code est aussi son œuvre. Car la nature de l'homme est raison et liberté engagées dans l'histoire. C'est donc en tenant compte des mutations sociales, de l'histoire qui est devenir, des conditions géographiques variables, de la singularité de l'histoire personnelle, que la raison met en œuvre, sur le fond de ce qui demeure même, l'exigence de déterminations autres. La loi naturelle n'existe pas toute faite. C'est par les questions que pose l'action qu'elle se constitue dans une confrontation avec les exigences fondamentales de la nature et avec l'apparition de situations existentielles nouvelles. C'est pourquoi, si la loi naturelle n'est pas une forme sans contenu, le seul invariant de ce contenu est «qu'il faut faire le bien et éviter de mal » avec les conséquences directes qui en découlent, étant donné que l'homme est une personne enracinée dans le monde physique ou biologique.
Mais l'homme est une personne historique et les préceptes fondamentaux de la loi naturelle ne sont rien de plus que des schémas dynamiques, (Jacques Maritain, L'homme et l'État), dont la détermination concrète peut et doit varier. Dans l'ordre humain, en effet, où l'historique et le singulier a une importance capitale, l'identité est « identité de l'identité et de la différence », (Hegel, Science de la logique).
Droit naturel, idée conservatrice ou révolutionnaire ?
La philosophie du droit se trouve donc dépendre comme tout l'ordre éthique d'une analyse métaphysique et d'une analyse anthropologique, auxquelles elle demeure cependant irréductible.
Aussi l'idée de sociabilité naturelle de l'homme et de droits égalitaires peut donner lieu à une conception droitière du pouvoir politique. La nature produit l'exception et justifie l'inégalité (Platon, La république ; Aristote, Ethique à Nicomaque). Toutes les natures ne sont pas de bonnes natures. Certaines ont besoin de guide, d'autres non. La nature donne lieu à une hiérarchie au service de l'essence humaine qui justifie le pouvoir coercitif du chef ou de l'élite. C'est alors que l'idée de nature peut développer une philosophie politique dans une ligne rigoureusement conservatrice, qui paradoxalement consonne avec le positivisme juridique du XIXe siècle, ce dernier emportant sur le rationalisme révolutionnaire une victoire dont on crut qu'elle signifiait la mort de la loi naturelle.
Mais l'idée de nature compte dans sa généalogie des esprits qui ont contribué à l'avènement d'une saine critique, appuyée sur la différence entre la vraie et la fausse justice. L'autorité ne suffit plus à garantir alors la bonté des multiples codes et la tradition ancestrale, cru sur parole avant l'élaboration de la notion de nature, peut désormais être mise en contestation. L'ancienneté ne représente plus l'origine ; elle apparaît au contraire comme cachant l'origine véritable, la nature, étalon du vrai et du bien. Une distinction est opérée entre le naturel et l'artificiel comme entre le naturel et le conventionnel. Le thème de la philosophie politique tourne autour de la question du droit naturel et cherche un critère de distinction entre le naturel et le conventionnel par le retour aux origines, moment où la vie humaine n'est pas encore régie par la convention. Cela renvoie à la question du bon par nature entraînant une élaboration théorique du meilleur régime. En ce sens l'idée de nature apparaît comme le fondement de toute révolution. Aristophane ne remarquait-il pas que les postulats socratiques avaient la force de dresser les fils contre leur père ? Et les révolutionnaires de 1789 ne revendiquaient-ils pas l'égalité et la liberté au nom de la nature, tandis que le clergé et la noblesse prétendait sauver la monarchie en s'appuyant sur le droit divin ?
Ainsi une philosophie politique qui fait intervenir la notion de nature humaine tend toujours à engendrer deux lignes opposées : l'une conservatrice et l'autre révolutionnaire.
Ces deux lignées, malgré les différences relatives à l'époque pourraient se repérer aujourd'hui dans les travaux philosophiques, rares sans doute, qui donnent droit de cité au concept de nature humaine. La première est aristocratique et métaphysiquement fixiste reposant sur une conception intégriste d'un progrès additif de la connaissance lorsque celle-ci n'est pas vouée à la répétition ; la seconde est démocratique et métaphysiquement « existentialiste », c'est une philosophie de l'exister au sens métaphysique du terme, lié à une conception d'un progrès dans la connaissance par la reconnaissance de toute vérité, donc par rectification et complexification, qui est aussi simplification. Cette dernière fondamentalement réaliste, élucide aujourd'hui le concept de nature humaine, eu égard à la perspective historique où il demande à être situé. C'est sur ce seul fond qu'on peut rationnellement parler d'un droit naturel.