Enquête sur l’histoire du mariage, Mariage et couple
Encyclopedia universalis, 1984
Le mariage sans couple
Au risque de heurter une sensibilité façonnée par le christianisme, les études des ethnologues constatent que les systèmes de parenté fonctionnent indépendamment de l'existence du couple. Elles montrent, en effet, que les relations entre les hommes et les femmes sont réglées par les groupes qui contrôlent la répartition des femmes en instituant le tabou de l'inceste et la loi de l'exogamie. La nature impose l'alliance en exigeant la survie de l'espèce, mais c'est la culture qui en conditionne les déterminations. Ainsi, d'après C. Lévi-Strauss, les femmes deviennent l'objet d'échange, de communication entre les mâles du groupe, au même titre que les biens économiques et les mots du langage.
Les femmes sont donc des signes qui se distinguent des autres signes en ce qu'elles sont en même temps producteurs de signes et, en ce sens, elles constituent un pont entre la nature et la culture. Lévi-Strauss insiste sur l'aspect économique et social de la sexualité primitive : il faut faire survivre le groupe en conservant les biens par l'échange, en lui donnant des enfants.
Relativité des modèles dans le système de parenté
Dans différentes sociétés le mariage recouvre un échange de femmes, une alliance de clan à clan (c'est le cas du mariage coutumier dans certaines régions d'Afrique, par exemple le Togo du Nord), un système de parenté, non un couple à proprement parler. Il comporte un certain nombre de rôles différenciés, mais s'effectue hors de toute relation affective et hors de tout dialogue. L. Thoré note qu'au Sénégal la communication verbale entre mari et femme est quasi inexistante, alors que le dialogue du frère et de la sœur, de la mère et du fils est souvent abondant. En effet, la réserve entre époux, corrélative ou non de la ségrégation entre un monde masculin et un monde féminin, paraît être constante dans les sociétés africaines. Par delà les différences entre régime patrilinéaire et matrilinéaire, par-delà les différences entre les communautés agraires et pastorales, R. Clignet résume ainsi la situation « La forme la plus courante de communication entre époux est l'indifférence. » A propos des Zoulous et des Lori, M. Glukman développe les conséquences de cette indifférence. L'union des époux fonde une unité économique, mais le compagnonnage pour l'homme n'est possible qu'avec d'autres hommes, pour la femme qu'avec d'autres femmes.
Le groupe reconnaît donc l'importance du lignage des époux, mais le couple demeure une réalité étrangère au mariage dans les cas rares où il existe, comme chez les Samba, à l'état prénuptial et nécessairement dissocié d'une possibilité de mariage. Exceptionnellement alors les relations sexuelles semblent aller de pair avec des échanges verbaux et des sentiments exprimés, mais une rupture radicale s'opère entre cette situation transitoire d'amants et le mariage, qui ignore toute intimité. M. Mead apporte à ces recherches des précisions intéressantes grâce à des études faites en Nouvelle-Guinée. La ségrégation des sexes lui paraît contribuer largement à l'absence d'échange verbal et affectif entre les époux. L'initiation et l'institution de la maison des hommes renforcent la différence immédiate des sexes. La masculinité se définissant dans une rupture avec la féminité, on comprend que l'homme et la femme n'aient plus d'autre communication que l'acte biologique de la reproduction.
L'ethnologie fait ainsi apparaître, dans ces exemples, la relativité non seulement des rôles de l'homme et de la femme dans le groupe, mais encore la relativité de ces rôles à l'intérieur des systèmes de parenté et, de manière quasi absolue, la dissociation entre mariage et couple. L'idée de couple est étrangère à ces sociétés ; on y trouve au plus une relation duelle entre un homme et une femme d'un même lignage.
Le mariage en Occident
La situation de l'Occident avant l'avènement de la civilisation urbaine n'est pas tellement différente. Malgré les prodromes réalisés dans l'histoire du judaïsme et la conception biblique de l'être humain, homme et femme, le christianisme se heurte aux convictions de la pensée gréco-latine, pour qui l'homme véritable est le mâle. En conséquence, le mariage est conçu comme une association établie en vue de la bonne gestion d'un patrimoine, et de la procréation des enfants pour prolonger la famille et peupler la cité. Une telle association ne concerne d'ailleurs pas deux membres d'une égale valeur sociale : l'homme choisissait son épouse ; la femme était mariée par son père.
Au Ve siècle av. J.-C., et longtemps après, la Grèce pratiquait une ségrégation et une absence d'échanges entre hommes et femmes comparables à celles des sociétés africaines. Les femmes restaient dans la maison où elles avaient, dans les couches sociales fortunées, une partie réservée : le gynécée. Aucun document ne mentionne une conversation sérieuse entre un homme et une femme. Le « mâle sinistré inférieur », selon le mot d'Aristote pour désigner la femme, est le plus souvent tenu à l'écart de la science et de la sagesse. Il serait inexact de croire que le christianisme, qui développe pourtant la notion de personne et cherche à fonder l'indissolubilité du mariage, a changé rapidement cette situation. On peut même se demander s'il n'a pas plutôt coexisté avec elle, en réduisant plus ou moins le mariage à un service de l'espèce humaine par la procréation et l'éducation, malgré une indéniable insistance sur l'« aide mutuelle ».
L'étude de P. Bourdieu note qu'aujourd'hui encore au Béarn, région depuis longtemps christianisée, la famille intervient dans les échanges matrimoniaux conçus uniquement en vue de la conservation du patrimoine, et empêche toute liberté de choix personnel. Le célibat religieux ou ecclésiastique se trouve, par le fait, être partie constituante d'un tel système, d'autant que la religion en permet une valorisation reconnue par le groupe social. La ségrégation des sexes depuis l'école et le catéchisme se poursuit dans la vie adulte : à l'église les hommes sont dans la tribune, les femmes sur les bas-côtés ; le café est réservé aux hommes.
La distance entre l'homme et la femme est telle qu'aucune communication ne peut s'établir entre eux, et le mariage correspond inévitablement à un truchement familial. Là encore le mariage apparaît comme fonction procréatrice et structure économique, qui ne supposent aucunement le couple.
LE COUPLE SANS MARIAGE : L'AMOUR COURTOIS
Les Eglises chrétiennes cependant, sans s'opposer du tout à des mariages de ce genre, ont toujours, en droit au moins, accepté et, en fait, reconnu des mariages librement consentis par les fiancés, même contre la volonté des familles, quelle que soit la différence de milieu et de race. Pourtant, c'est bien hors du mariage, dans cette sorte fort particulière d'adultère qu'est l'amour courtois, d'une part, et, au-delà du mariage, dans les « couples monastiques » d'autre part, que le couple comme tel semble s'être constitué en Occident.
Dans l'amour courtois, chanté par les troubadours, la relation amoureuse se joue entre une femme noble mariée et un homme célibataire de condition sociale inférieure. Ainsi le couple trouve son existence hors de la foi conjugale et se distingue de l'amitié sur laquelle pourtant il se greffe, instaurant l'amour d'amitié intersexuel qui implique une égalité, une réciprocité, une bienveillance. Se voulant échange des cœurs, il rompt avec l'exploitation de la femme par l'homme dans le mariage. La femme revendique l'amitié aristotélicienne, voie de libération pour le rapport homme-femme. Il est étonnant de penser que si la conception du mariage en Occident n'est pas sans lien avec la pensée d'Aristote qui voit dans la femme un homme manqué, et dans la relation époux-épouse un analogue de la relation mâle-femelle tout orientée vers la perpétuation du mâle, c'est le même Aristote cependant qui inspire l'amour courtois.
Mais l'émancipation de la femme qu'une telle amitié autorise, n'est pas, malgré la christianisation des préceptes aristotéliciens, intégrée par le mariage chrétien. Dans le mariage, la femme est, aux XIIe et XIIIe siècles souvent asservie à un mari barbare et brutal, plus attaché à sa mère, à sa famille et à lui-même qu'à son épouse. Le plaisir revient à l'homme seul. La femme, elle, est objet ou victime. Or la femme, psychologiquement, ne peut connaître le plaisir que dans l'expérience de l'amour, qui est alors confirmé par l'échange des cœurs. En effet, la fidélité promise n'engage alors que les personnes, non les biens ou les enfants. De plus la femme est mariée ou dans une situation qui lui interdit de se donner dans son corps à l'amant, mais l'amour juré à vie se substitue à l'union charnelle. Et l'absence d'union dès lors devient langage de l'union. L'union idéale se fait langage en un temps où la sexualité est bien loin de l'être. Le couple est le lieu de l'amour, de la valeur qui s'instaure aux dépens du mariage vénal et utilitaire. L'Occitanie offre un exemple remarquable de la dialectique amoureuse : la femme de haut rang élit un vassal troubadour qui par l'art poétique la révèle à elle-même comme femme aimée. En l'aimant la dame rend l'amant égal à elle-même. De plus si l'union désirée est sans cesse repoussée à un futur inaccessible, si même elle est reconnue impossible, la femme dans le geste amoureux n'est pas passive comme dans l'union conjugale. En effet, l'« asag », sorte de jeux érotiques (dont les variantes vont de la contemplation par l'amant de la dame nue, aux baisers et aux caresses, mais comporte toujours la continence de l'amant), développe la sensibilité clitoridienne de la femme étouffée par le mariage. L'amant, en revanche, développe en lui une sensibilité plus diffuse, en renonçant à l'orgasme. Il y a comme une sorte d'échange entre les amants de la féminité et de la masculinité qui donne une expérience de totalité et renforce le lien d'amour. L'« asag » offre ainsi à la femme tout ce dont le mariage la laisse privée. L'amour courtois, bien qu'il se développe dans l'adultère, n'est pas contre nature : il permet même d'accéder à l'amour en ce qu'aimer et être aimé deviennent corrélatifs. Il est donc la conquête de l'égalité dans l'expérience nécessaire à l'amour. Il est amour total s'adressant à toute la personne, amour qui demeure donc insatisfait par l'acte sexuel lui-même, quand bien même il lui conférerait son sens de signe d'une union progressive. La sexualité dès lors ne peut se concevoir que dans un désir d'infini et d'éternité : elle est signe, mais jamais fin, seul l'amour est fin. Aussi un tel amour se fait-il durable à vie et fidèle.
L'exemple de l'amour courtois apprend donc que le couple, loin d'avoir son origine directe dans la sexualité, passe par une certaine distance à l'égard de celle-ci. Pour qu'il y ait amour, il faut que l'amour soit toujours au-delà de lui-même, et qu'aucune expression, qu'aucune assurance ne lui suffise, car il est le désir infini. En ce sens, paradoxalement peut-être, l'amour courtois n'est pas si loin de l'expérience des « couples monastiques » chrétiens comme par exemple Claire-François d'Assise, Jeanne de Chantal-François de Sales. Une saisie de l'autre existe, dans ces deux cas, qui permet une œuvre commune. Mais l'amour possible est mis au service de l'idéal religieux et, nié pour lui-même, il est converti en entraide mutuelle pour le culte de Dieu. La situation de l'amour toujours au-delà de lui-même est si fortement sentie qu'il est nié d'emblée dans son immédiateté. Là encore l'égalité est supposée et la différence peut-être plus marquée que dans l'amour courtois, où malgré l'échange, le passage à l'autre, le dépassement de la limite souhaité, la femme reste parfois la meneuse du jeu de manière trop unilatérale. Elle risque, pour refuser son rôle de servante, de se faire purement et simplement maîtresse - certaines dames se faisaient appeler monseigneur par l'amant -, mais heureusement l'échange, l'amour existent et, surmontant ce stade négatif, font naître le couple.
Hugues de Saint-Victor, très influencé par l'amour courtois, essaie de réconcilier le mariage et le couple en rejetant, dans une sorte de synthèse entre l'idéal monastique et l'amour, l'acte sexuel hors du champ de l'amour proprement dit. Mais cette tentative, qui a le mérite de fonder le mariage chrétien sur l'amour des époux et sur leur marche commune vers la perfection, n'est pas retenue. Le couple est-il donc voué à la clandestinité et à la contradiction ?
L'AFFIRMATION DU COUPLE DANS LA SOCIETE MODERNE
Or, à l'inverse de la famille traditionnelle occidentale s'approchant souvent du type patriarcal, préoccupée surtout d'obligations parentales, économiques et sociales, et à la différence des amants purs vivant dans l'ombre du secret, un mariage de type nouveau se réalise dans notre société. Il est avant tout centré sur le couple et met en œuvre et en lumière la conjugalité.
Les nouveaux rôles de la femme
Grâce aux facilitations des travaux domestiques par l'électroménager et par l'équipement social, grâce à la formation intellectuelle désormais accessible aux femmes, les professions hier réservées aux hommes sont de plus en plus ouvertes aux femmes. Peu à peu l’entretien du foyer ne revient plus à l'un, tandis que le travail social reviendrait à l'autre, hommes et femmes peuvent désormais faire ensemble, mais différemment, ce qui autrefois ne les interpellait qu'isolément.
La femme a donc, elle aussi, la possibilité de jouer un rôle dans la société.
Celui-ci peut être très divers. Dans certains cas, la femme aura le même métier que son mari, les mêmes « engagements », et par suite un réseau de relations sociales largement partagé. Dans d'autres cas, elle aura sa propre profession et ses, propres occupations extra-professionnelles, qui l'insèrent dans un tissu social différent. Ce sont diverses manières /d'être ensemble, selon le génie propre de chaque couple, dont aucune n'est supérieure à l'autre, ni de soi préférable, si chacune est proportionnée aux biens des personnes et de leur réciprocité.
Ce n'est pas seulement le rôle de femme, c'est aussi le rôle de mère qui, tout en gardant sa valeur, se trouve lui-même modifié. Traditionnellement la femme trouve son épanouissement dans la maternité et assure le gouvernement de la maisonnée. Or les progrès de la biologie, de la médecine, de la technique peuvent la « décentrer » du seul rôle de mère. L'espérance de vie va s'accroissant et le nombre des enfants par famille est beaucoup plus limité:' Elle peut donc vivre encore longtemps après avoir terminé sa tâche éducative, et, vers quarante-cinq ans, belle et jeune encore, désirable aussi, valoriser plus spécialement alors sa relation d'épouse, ou, si son mariage fut un échec, songer à refaire sa vie.
Quelle est la signification et la valeur de ces transformations? Le rapport homme/femme et par suite le mariage sont-ils réductibles à la culture ?
Le rapport homme femme : nature ou culture?
La réalité de la différence entre l'homme et la femme reste à préciser, dans la mesure où les évidentes différences morphologiques seraient moins fondamentales qu'on ne le pensait jusqu'alors. La fonction génitale ne suffit pas, en effet, à rendre compte du sexe (E. Wolff, Les Changements de sexe). La biologie distingue le sexe génétique qui est le sexe de la cellule initiale, le sexe gonadique ou génital déterminé par la fonction génitale et commandé par le sexe génétique, le sexe hormonal constitué par des hormones qui déterminent les caractères secondaires comme la barbe ou le développement mamellaire. Les hormones mâles et femelles diffèrent très peu chimiquement ; l'organisme mâle fabrique des hormones femelles, et réciproquement. Ainsi la sexualité fondamentale est caractérisée par le sexe génétique, mais rien n'assure une concordance absolue entre le génétique, le génital et l'hormonal. Aussi est-on amené à conclure que pour la biologie, c'est dans la relation que se manifeste la différence et que la sexualité, qui est une réciprocité de fonctions, est donc d'abord une relation. Le sexe n'est donc pas une essence et il est faux de parler d'une nature masculine et d'une nature féminine.
Au niveau strict de l'animalité, c'est la perpétuité de l'espèce qui est visée par cette relation qu'est la sexualité et l'individu animal s'en trouve seulement affecté. Il en va tout autrement de la sexualité humaine. Le passage de la sexualité animale à la sexualité humaine est, en effet, analogue à ce qui dans l'évolution des espèces correspond au passage de l'anthropien à l'homme. Tout d'un coup il y a un saut, et, s'il y a continuité, il y a en même temps une rupture radicale. La continuité possible avec la sexualité animale que traduit la confusion de la sexualité avec les forces cosmiques, et sa rigoureuse régulation par le groupe dans des rites et des systèmes de parenté qui n'admettent pas le couple ne reflète pas forcément l'origine véritable de la sexualité humaine. La sexualité humaine inaugure, en effet, un ordre nouveau que viennent attester deux de ses manifestations : l'érotisme et l'amour humain.
Le premier est une spiritualisation de la sexualité animale par pure et simple négation de celle-ci. Excluant la reproduction visée seulement par la sexualité animale, il a pourtant en commun avec elle de chercher l'unité immédiate, et tend à traiter l'autre comme un objet. L'amour humain, au contraire, n'est pas une sublimation de la sexualité animale. Il est dans la rencontre et le dialogue, l'invention par ceux qui s'aiment d'une union qu'exprime l'acte sexuel et que peut manifester une nouvelle vie. L'homme donne alors un sens à cet acte, exerçant sa capacité créatrice de découvrir et de donner un sens.
La sexualité humaine porte ainsi la marque de l'esprit. Ni accidentelle ni parasitaire, elle est une détermination du corps, fondamentale pour toute relation à un autre ; car c'est dans un mode d'être corporel que la personne humaine se détermine et se laisse rencontrer (même s'il faut les distinguer dans l'analyse, il ne faut pas oublier que la personne et le corps humain coïncident). Par suite, la sexualité humaine n'est pas réductible à la génitalité. Elle est l'être-homme ou l'être-femme, qui affecte la personne tout entière et permet de réaliser la nature humaine. Car « l'être humain n'est pleinement accompli que dans l'homme et la femme pris ensemble » (J. Maritain). Ainsi, l'être-homme ou l'être-femme, la sexualité, est une qualité subspécifique de la personne, c'est-à-dire qui ne relève pas seulement de la catégorie de la substance, mais aussi de celle de la relation, la personne, pouvant être définie comme un foyer de relations. Loin d'être seulement donnée une fois pour toutes à la naissance, cette qualité se constitue ainsi dynamiquement dans la relation avec l'autre. C'est donc dans la réciprocité d'un face à face que l'homme et la femme deviennent ce qu'ils sont et que la personne se détermine en son nom propre comme être-homme ou comme être-femme, c'est-à-dire comme être-pour-un-autre.; La différenciation masculin-féminin se constitue dans la relation qui s'effectue dans une réalité corporelle, médiation première qui se joue elle même dans une culture donnée et se fait dans une histoire. Elle comporte une genèse, comme le montre la théorie freudienne révélant l'importance de l'Oedipe pour son acceptation.
Certes, pour que soit maintenu ce face à face personnel qui engage l'homme et la femme, un partage des tâches et une différence dans leur accomplissement demeurent nécessaires, mais les mod4lités peuvent se transformer avec le contexte social. Car l'homme et la femme, comme le montre E. Metzske, ne sont pas dans un rapport de polarité qui se réduirait à une sexualité génitale, ni de complémentarité, comme s'il manquait à jamais à l'un ce qui appartiendrait à l'autre, selon le mythe de l'androgyne. La vérité de la personne humaine, qui n'est ni désincarnée ni neutre, s'accomplit dans la rencontre d'une autre subjectivité sienne, dans cette sorte de « transsubjectivité » que réalise le couple. Le couple apparaît donc comme le lieu privilégié de l'accomplissement' de l'être-homme et de l'être-femme.
Sexualité, désir, langage
Si la sexualité dans les sociétés primitives est liée à la reproduction, elle comporte cependant un élément nouveau marquant déjà sa différence avec la sexualité animale : l'organisation de la filiation. La sexualité se trouve alors réglée par la permanence du groupe et la règle fondamentale est celle de la prohibition de l'inceste qui interdit que certains désirs soient exprimés. On ne peut s'unir sexuellement avec n'importe qui. Au niveau humain le désir sexuel se trouve donc limité, refréné par une loi. Appliqué à tous les groupes, l'interdit n'est pas limite mais aussi dépassement de la limite : d'une part il permet l'élargissement du champ des échanges matrimoniaux d'un groupe à l'autre, et, d'autre part, le désir, après une lente maturation dans l'histoire des relations intersubjectives, peut s'accompagner du don dans une rencontre comportant l'optimum humain de l'altérité.
D'objet d'échange, la femme devient objet de désir. Elle peut encore devenir sujet aimé et partenaire historique d'un dialogue et d'une œuvre commune. En un temps où l'on donne à l'acte sexuel une signification symbolique qui le hausse du plan de la simple communication au plan du langage, la théorie psychanalytique découvre un sens nouveau de la sexualité, beaucoup plus large que l'union sexuelle proprement dite, établissant un lien étroit entre les pulsions sexuelles et les rencontres interhumaines. Ainsi se trouve réaffirmée la valeur de l'éros, cette énergie correspondant au désir d'être aimé et d'aimer, dont le but est d'unifier toujours plus. L'érotisme peut donc devenir le langage au service de l'amour. La sexualité est une œuvre humaine et non pas seulement un donné naturel tout ordonné à la procréation et au lignage.
Dès lors, la question surgit de savoir quel est le point d'application de ce langage. Une fois opérée la désacralisation de l'acte sexuel, celui-ci est-il livré au caprice de l'homme? Le désir n'a-t-il plus besoin d'être réglé par une loi ? Autrement dit, puisque la culpabilité à l'égard du désir sexuel provient d'un refoulement des représentations pulsionnelles qui reviennent masquées, n'est-il pas légitime de satisfaire ses désirs dans des relations extra-conjugales et préconjugales autant que dans la relation conjugale ? La question est posée aujourd'hui par ces couples qui, tout en privilégiant une relation avec un seul, se sentent libres de combler leurs désirs avec plusieurs partenaires, et par ceux qui pensent que les expériences sexuelles, indépendamment du sens et de l'orientation d'une relation amoureuse, sont souhaitables pour elles-mêmes. Le mariage se trouve ainsi remis en cause.
Un autre défi lui est lancé par les couples « existentialistes ». S'opposant au mariage bourgeois dans lequel ils décèlent un préjugé social à l'égard de celui qui n'est pas marié, surtout à l'égard de la femme méprisée par la société lorsqu'elle n'existe pas en fonction d'un homme et n'enfante pas, ils refusent le mariage. Pour eux de tels préjugés sont liés à une inacceptable conception mythique de la fécondité qui regarde la stérilité, son contraire, comme une malédiction. De plus, le mariage rend difficile la reprise, même si la société admet le divorce ; l'engagement toujours libre se trouve ainsi aliéné par l'institution sociale qui stabilise la relation en donnant aux personnes des droits et des devoirs. L'obligation est à la fois le contraire de la liberté et de l'amour. Pour aimer, il faut être libre d'aimer, et donc de ne pas aimer. La réussite toujours fragile a pour condition le risque d'échec. Le mariage-institution est inutile et même néfaste à la vie amoureuse du couple en tant que tel, qui a pourtant le droit d'exister pour lui-même. Cependant l'institution se justifie le jour où le couple a un enfant. Car l'enfant a besoin d'un statut social, que, dans l'état actuel des choses, seule la juridiction du mariage est capable de conférer. Ce n'est que tardivement dans l'histoire, en des temps récents, que la sexualité humaine peut s'affirmer comme rencontre interpersonnelle où le couple affirme son droit d'exister indépendamment de la famille non seulement parentale mais même conjugale.
Si les existentialistes modernes ne veulent pas confondre amour et enchaînement, c'est parce que l'amour n'est pas une limite de la liberté pure et simple. Car la liberté n'est pas l'indépendance, mais la capacité d'être en relation. Or pour qu'il y ait relation, l'acceptation de l'autre comme différent est nécessaire. Le malade ou celui qui n'est pas parvenu à la maturité est capable de fixation, de revendication, non d'amour, car il ne peut accepter les autres comme ils sont et pour ce qu'ils sont. Il vit dans le temps de la répétition, non dans le temps créateur. Aussi peut-on dire que la cure psychanalytique correspond au passage qui peut permettre le rétablissement de la communication et la reconnaissance d'autrui. Elle promet « la rencontre de sujet à sujet en esprit et en vérité » (D. Lagache). Certains psychanalystes insistent sur le fait que la capacité du sujet d’éprouver un « amour objectal », non narcissique, est liée à son émergence des stades infantiles. L’homme capable d’amour objectal devient capable de connaître une autre subjectivité. Si donc être libre, c’est accepter sa propre existence et celle d’autrui différentes, « je m’accomplis au contact du tu ; c’est en devenant je que je dis tu. Toute vie véritable est rencontre » (M. Buber, La vie en dialogue), la relation d’amour entre un homme et une femme, lieu privilégié de la différence, avec l’élection d’un autre qu’elle comporte, atteste la maturité affective. Un nouveau rapport entre mariage et couple se laisse alors percevoir : le mariage n’est-il pas l’histoire du couple ?
LE MARIAGE COMME HISTOIRE DU COUPLE
Lorsque le couple veut réaliser un être-ensemble lorsqu'il s'entraide à une œuvre qui, semblable ou non, est commune, lorsque chacun est pour l'autre l'aimé, c'est-à-dire l'ami privilégié, élu, le couple est une fraternité. La fraternité au sens strict n'est plus seulement réservée à des êtres du même sexe vivant le même idéal : elle peut se vivre entre l'homme et la femme qui s'aiment et font converger leur projet. Ainsi conçu la fraternité amoureuse, et le mariage, entre même sexe constituent deux possibilités.
Le mariage, fraternité amoureuse
La particularité de la fraternité homme-femme est d'intégrer l'amour, d'être une fraternité amoureuse. Elle suppose la « reconnaissance » des personnes (cf. Hegel, Phénoménologie de l'esprit, part. IV) acceptant à la fois les similitudes et la différence. Une subjectivité est reconnue comme sienne par une autre subjectivité, et l'autre est désormais « son » autre. C'est l'autre qui donne à l'un sa véritable identité et réciproquement. Telle est la dialectique de l'amour qui permet donc de devenir soi-même par la transformation créatrice de l'autre. Dans et par l'amour, l'homme et la femme dépassent leur limite et dans une sorte de mort par amour font comme l'expérience de l'infini. C'est le dépassement de la limite, médité et analysé par Hegel dans ses ouvrages de jeunesse, et toujours présent au cœur de l'œuvre, jusque dans la Science de la logique. Le « je » ne peut plus désormais se penser dans l'isolement ; sa vérité est le « nous », dans lequel la conscience se saisit comme esprit. L'amour se manifeste comme exigence d'infini au cœur du fini. C'est ce que décrit E. Levinas dans Totalité et infini : le visage de l'autre porte à l'infini. L'épiphanie de l'autre dans le visage aimé dévoile en même temps son mystère : celui-là même de l'infini.
C'est alors que la sexualité découvre son sens et apparaît comme langage de tendresse et d'unité. L'acte sexuel alors, parce que l'homme est un, âme vivante, ou corps vivant, peut devenir l'expression de l'unité existante, de la relation déjà constituée, de la communion visée et pas encore atteinte. La sexualité, ainsi, n'est pas seulement une fonction biologique pour l'espèce, mais une fonction signifiante pour les personnes. Car l'amour n'est pas seulement signe de l'infini, il est épreuve et présence de l'infini dans le fini. L'amour humain n'est donc pas seulement image d'un amour infini, il est l'icône manifestant un amour et une parole infinis, le passage de l'image à l'icône correspondant au passage du signe à la présence. Aussi le christianisme, à cause de cette signification et de cette expérience, élève-t-il un amour qui s'engage ainsi dans la durée requise pour sa réalisation, au titre de sacrement. Le mariage est le sacrement de l'amour fidèle.
L'amour se fait alors irréversible et se veut plus fort que la mort. Telle est sa fidélité. Cette irréversibilité de la fidélité serait, d'après les théologiens, consécutive à la « consommation » du mariage, c'est-à-dire à l'accomplissement du consentement dans l'union corporelle. Or, ce double élément ne suffit pas à, réaliser la consommation. Celle-ci est intrinsèque à l'amour qui s'établit de lui-même en mariage « consommé », lorsque la relation parvenue à une certaine qualité s'épanouit en communauté de vie et d'œuvre symbolisant la communion sans cesse recherchée. Mais puisqu'il s'agit de l'engagement entre deux personnes, peut-être vaudrait-il mieux, pour respecter cet ordre de réalité, abandonner le terme de « consommation » emprunté au registre de la biologie qui laisse hors de son champ la spécificité du temps éthique, et parler de maturation de l'histoire amoureuse, de l'être ensemble déjà-et-pas-encore-réalisé, du couple advenu.
Aussi l'absence de tout témoignage conjugal, l'intolérance à la vie commune, l'incapacité à réaliser une relation d'amour vraiment personnelle peuvent être des marques de l'échec ou de la mort d'un amour vrai, de son inaptitude à devenir un mariage. Certes, l'épreuve dans le temps de la relation d'amour avant le mariage, la constitution d'un amour d'amitié véritable pouvant en retarder la pleine expression pour lui mieux donner son sens pourraient peut-être éviter de telles impossibilités. Mais la relation d'amour est une aventure qui n'a jamais fini de risquer l'échec. Et si un jour les deux histoires doivent, pour se respecter, diverger, s'il faut choisir, faute peut-être d'être déjà fait l'un par l'autre, de se faire l'un sans l'autre, la relation ne meurt-elle pas d'une mort parfois plus douloureuse que la mort biologique.
Cependant, dans cet ordre de réalité, la mort peut être le résultat d'un meurtre ou d'un suicide à deux. Aussi une société, qui admet le mariage fondé sur l'amour réciproque, ne peut-elle accepter sans un discernement scrupuleux ce qui peut porter gravement atteinte à la relation entre deux personnes, dont la réalisation, en vérité, est le sens du mariage et sans laquelle la tâche éducative se trouve compromise.
Le mariage, réalité sociale et historique du couple
L'originalité de la communauté du couple est sans doute son intimité qui devient le lien social le plus fort et le point culminant d'une vie de relations qu'elle ne vient pas clore mais ouvrir. Elle est ce « nous » que l'union charnelle symbolise en même temps qu'elle symbolise l'unité à améliorer encore. Mais l'instant de l'union, ce point de concentration maximum, est un moment que l'histoire du couple doit symboliser à son tour dans la réalité advenue, comme optimum cette fois. Dans cette mesure, sans que soit posée la question de l'enfant, il apparaît que le couple, à cause de la dimension historique et sociale de l'amour, se veut d'emblée institution, car on n'est pas un couple si on ne fait pas son histoire à deux, et si on n'est pas reconnu ensemble par le regard des autres. Mais l'institution alors est fondée sur le couple : elle est à la fois une condition de son histoire et son histoire elle-même.
L'enfant, issu de la sexualité, ouverture la plus objective peut-être de la tendresse sur la personne, est sans doute un signe fort de l'engagement historique et social. C'est la marque indubitable pour autrui de l'intimité du couple, de l'inscription de son amour dans l'histoire. L'enfant, ou l'acceptation de sa venue, fait passer la tendresse de l'intérieur à l'extérieur : il oblige à dire tout fort l'amour, à l'engager dans le temps, dans la société.
Mais l'enfant est-il la seule raison du serment? Est-ce lui seul qui fait passer de l'amour au mariage, de l'intérieur à un intérieur qui est aussi extérieur ? Il ne s'agit pas de minimiser l'importance de l'enfant. Certes celui-ci n'est pas le but de l'amour, car on ne se marie pas tant pour faire des enfants que parce qu'on s'aime ; il en est une fin possible qui l'ouvre sur une subjectivité autre. Mais la tendresse est de soi ouverte sur la subjectivité de l'aimé et se veut, si elle est vraie, inconditionnellement au service du bien-aimé. Sans doute l'enfant est-il particulièrement exigeant, réclamant la solidité et la continuité amoureuse de ses parents, sans laquelle son devenir est rendu plus difficile. Cependant, le caractère social conféré au serment, d'une part, le don sans retour dans le temps qu'exprime l'union charnelle lorsqu'elle est vraiment adéquate, d'autre part, comportent les mêmes exigences. L'être-ensemble, ou la tâche commune, imprévisible par avance, requiert au même titre la durée, la solidité et la qualité de la relation. Cette vérité est importante à dégager en des temps où, comme le montre J. Fourastié dans Essai de morale prospective, l'humanité doit abandonner l'éthique de la survie de l'espèce au profit d'une éthique où l'homme emploie autrement sa capacité d'aimer.
L'enfant est une des multiples possibilités de l'engagement social et historique. L'amour est ouvert sur l'absolu et l'enfant, s'il ouvre bien l'amour sur l'absolu, n'est pas le seul inconditionné du mariage. Le don des libertés de ceux qui s'aiment et le respect de tout autre comme sujet, attitude semblable à l'accueil de l'enfant, est non moins un inconditionné du mariage. Car le mariage est l'aventure et l'enrichissement d'une substance personnelle qui, se déterminant comme être-femme ou être-homme, devient sujet. De la pure possibilité, elle passe à un acte dont le contenu n'est pas seulement donné d'avance mais qu'elle accomplit dans la liberté avec les autres, et spécialement avec un autre. Le mariage est donc la vérité de l'amour ; il n'est rien d'autre que l'amour dit publiquement et engagé dans l'histoire des hommes.