Etre dans et être vers dans la mystique du carmel

Colloque de Cerisy-la-Salle, sous la direction de Jean Greisch, Jérôme de Gramont, Marie-Odile Métral, Philosophie et mystique chez Stanislas Breton, 2011

 

Introduction

Le titre de mon propos conjugue la dyade être-dans et être-vers, matrice originelle de la métaphysique bretonienne, et une des mystiques les plus florissantes d’Occident, celle du Carmel. Le Carmel évoque « une montagne de Palestine au dessus de la mer - un jardin de Normandie : rassemblés dans un même souvenir, voici pour moi le Carmel…une presqu’il avancée vers le large – un jardin clos, fécondité de la terre et de ses racines… » Ainsi s’ouvre un inédit de Breton destiné aux carmélites de Clamart à l’occasion du quatrième centenaire de la mort de Thérèse d’Avila en 1982 : Une parole de foi aujourd’hui[1]. Dans cet inédit et dans un manuscrit, écrit à l’encre verte, intitulé Jean de la Croix, Breton nous emporte dans une lecture, renouvelée et errante des « deux lumières merveilleuses du Carmel, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix »[2]. Le jardin clos renvoie à Thérèse la Petite, autre figure féminine du Carmel, célèbre dans la piété populaire du XXe siècle, laquelle occulte souvent son génie mystique et poétique.

C’est dans un commentaire cordial, appris auprès de Breton, que j’exploiterai ces inédits, sans cesse rapportés à d’autres ouvrages, et les œuvres mystiques du Carmel. La promenade en pensée en laquelle je vous propose de m’accompagner traverse des lieux d’écriture où j’aime à me recueillir.

Les deux concepts fondamentaux être-dans, être-vers, accompagnent le périple dans lequel Breton veut entraîner les carmélites. Le premier, être-dans, élargi à toutes les manières d’être qui s’y apparentent, permet de penser « la fondamentale attraction d’un lieu », que les mystiques du Carmel élaborent à travers la fiction des demeures, la symbolique de la nuit ou l’évocation de l’abîme. Le deuxième, être-vers, s’exprime à travers les voies qu’inventent inlassablement les mystiques du Carmel : chemin de perfection, montée du Carmel, et la petite voie, auxquels on se doit d’ajouter toutes les aventures dans la nuit. N’est-ce pas l’être-vers qui, dans le Château même bouscule l’âme et la pousse irrésistiblement vers la chambre de l’époux et n’est-ce pas l’être-vers qui préside à ces transformations jusqu’à l’ultime métamorphose ? C’est pourtant au nom de l’être-vers qui inscrit l’être en sa vitale transgression, le portant vers l’autre et l’ailleurs que Breton soumet la mystique du Carmel à une interrogation sans pitié. Le jardinier des Carmélites leur demande ce qu’elles font des autres en dépit de l’invocation incessante en leur faveur des silencieuses orantes des demeures. La mystique de la Croix, du rien de la Croix, dans le déplacement de l’absolu qu’elle opère, ne donne-t-elle pas des tours inattendus à la prosternation en esprit et en vérité dont le Carmel a le secret ? Le demeurer des demeures, s’il résumait la mystique du Carmel, n’opposerait-il pas une résistance à ce déplacement ? Mais la mystique du Carmel par son exigence d’un retour régulier et assidu à l’être-dans, indispensable pour faire de sa vie une oraison, ne ramène-t-elle pas la mystique à la source même de son excès prévenant la dérive de la pure dispersion ?

I. Le Carmel, une mystique de l’être-dans ?

La dyade originelle, en laquelle Breton, dans un quasi éclair, éclair qui lui dure, a unit pour toujours l’être-dans à l’être-vers, est le paradoxe autour duquel se construit dans la suite des ses variations, métaphysique rigoureuse et poétique de sensible, l’œuvre de Breton. C’est en métaphysicien et en mystique – tous les mystiques sont poètes- que Breton approche la mystique du Carmel.

Le Carmel est un lieu physique, une montagne côtière d’Israël, surplombant la Méditerranée. C’est aussi le mythe fondateur du monachisme et en particulier du Carmel. Point culminant de la geste d’Elie, au IX siècle avant JX, le Mont Carmel est le champ de bataille sur lequel Elie extermine les prophètes de Baal[1], mais il est surtout pour Elie le lieu d’une expérience spirituelle. Dans le silence il entend le bruit d’une brise légère.

Sur ce lieu légendaire des pèlerins et des croisés se regroupent, à l’époque médiévale, pour vivre ensemble en ermite. L’approbation de la règle écrite par le patriarche Albert de Jérusalem, les institue en ordre : l’ordre du Carmel, sans fondateur.

Thérèse Carmélite.

C’est à cette tradition qu’appartient, le monastère de l’Incarnation où Thérèse entre peut-être pour échapper à la condition des femmes de son temps, peut-être pour dissimuler ses ascendances paternelles marranes, surement pour vivre un grand désir. Le Carmel, voué à  la prière solitaire perpétuelle, observe alors une règle « mitigée ». La réforme de Thérèse ne consiste en rien d’autre que de rendre possible l’oraison, fondement de sa mystique. C’est hors les murs du couvent que Thérèse, malade, et provisoirement ex claustrée chez un oncle, découvre la pratique de l’oraison en lisant le Recueillement mystique du franciscain Francisco Osuna.[2]  Plus qu’une méthode le Troisième abécédaire est un dit exaltant sur l’âme orante. De l’oraison, considération continuelle de la présence de Jésus-Christ en soi, Thérèse fait le lieu et l’orient de sa vie.[3] Faire oraison c’est entrer en soi, c’est rentrer chez soi, dans la confiance en la parole de Jésus qui proclame que l’humain est le temple du divin, et c’est établir en Christ sa demeure.

 

Nom-lieu

C’est par le détour d’une réflexion sur le nom que Breton introduit, dans Parole de foi aujourd’hui le schème primordial de la mystique du Carmel : l’être-dans. Il donne sens à l’usage carmélitain du nom mystique, mystérieux, secret - au demeurant largement partagé par d’autres traditions spirituelles - en l’éclairant d’une méditation de Saint Bernard[4] « le nom trahit l’attraction d’un lieu fondamental »[5]. Pour recevoir un nom secret et y trouver son lieu, n’est-il pas nécessaire de ne pas savoir qui on est « je ne sais qui je suis, je ne suis pas qui je sais » écrit Angelus Silesius[6], nécessaire donc de passer par le rien-personne. La pécheresse amante, la Madeleine, à qui Breton a consacré en la distinguant d’Hélène, une bien jolie forme brève[7]investit d’abord les pieds de Jésus auprès desquels elle se tient, puis sa tête qu’elle honore d’un narre précieux. Les apôtres ont aussi dans le corps de Jésus un lieu de prédilection « Thomas dans le côté, Jean dans la poitrine, Pierre dans le sein du Père ». Comment ne pas penser à la cantate de Buxtehude Membra Jesu Nostri ? Thérèse la grande est de Jésus, la petite de l’enfant Jésus. « Le nom n’est pas étranger à l’être comme si le nom au lieu de désigner l’en-soi d’une propriété privée et substantielle, déportait son sujet en une sorte d’extase primordiale vers un autre qui serait la profondeur même du moi »[8]

En ce nom qui lui assigne son lieu, celui qui le reçoit ne sait qui il est, n’est ce qu’il sait. L’être-vers s’implante dans l’être dans. Thérèse d’Avila s’y perd. Elle essaye dans l’écriture de se retrouver elle-même. Elle fabrique « la fiction du château pour donner à comprendre » [9] quelque chose de l’âme divisée au-dedans d’elle-même, de ce Dieu lui-même divisé en ses grâces.

 

La fiction du château intérieur

Le symbolisme du château, sans doute transmis par Frederic Osuna et que Saint Ignace lui-même n’ignore pas, inspire à Thérèse un véritable travail d’architecte, qui enrichirait ses plans par la description de l’intérieur des demeures, dont le graphisme seul ne saurait rendre compte. « Nous pouvons considérer notre âme comme une château fait d’un seul diamant ou d’un cristal parfaitement limpide et dans lequel il y a beaucoup d’appartements comme dans le ciel il y a beaucoup de demeures ».[10] La fiction de l’âme est le fondement des demeures, théâtre des courses de l’orante. L’intérieur du château se compose de multiples appartements non pas disposé à l’enfilade, mais emboités, superposés, latéraux, mitoyens dont les sous-sols regorgent de bêtes effrayantes ; s’y ajoutent des coins et recoins, des corridors, des passages dérobés avec des jardins et des fontaines, des labyrinthes[11]. En tout il y a sept demeures, chiffre symbolique s’il en est, en particulier dans les traditions juives ; demeures aux cloisons perméables et incertaines, faites de nombreuses pièces, qui toutes reçoivent la lumière du soleil, le vrai soleil étant l’hôte du château, Dieu lui-même. Au centre se trouve la pièce principale « où se passe entre Dieu et l’âme les choses les plus secrètes » : la chambre nuptiale. La construction est panoptique. Notre âme « capable de jouir de Dieu même »[12] est comparable à un palais d’une grandeur et d’une beauté admirables. Ce palais c’est Dieu même.[13]. Le château intérieur est à la fois l’âme et Dieu. Sa Majesté n’est pas en dehors de l’âme mais au-dedans, tel est l’abrégé et le tout de l’expérience mystique de Thérèse.

Thérèse construit une topique baroque où «  la fonction ménique est première »[14]. L’oraison en est la porte ; c’est elle qui soutient le trajet et commande le parcours moins ordonné qu’il en a l’air. La circulation de l’âme paraît dépendre de ses progrès et de ses reculs. Mais l’espace intime du dedans est un espace insurveillé. Dieu n’est pas un geôlier ni un amant jaloux. L’âme se balade en toute liberté, la nuit, le jour. Plus qu’une représentation de l’âme, les Demeures la figurent en ses liaisons dangereuses, délicieuses, avec l’hôte du château qui, pour avoir élu domicile dans les septièmes demeures où il se cache, l’accompagne, en son trajet, lui faisant entendre la voix dont l’inaudible parole se perd en son écho.

Les trois premières demeures introduisent l’âme, décidée à l’oraison, dans le château et raconte ses attentes et ses tourments. Rentrant en elle-même, l’âme se dépose en Dieu et, sans le voir découvre en lui sa misère et sa grandeur, son aptitude à devenir une orante, que chacun, chacune, est sans le savoir. Dans le château que l’âme est, elle n’a pas à entrer ; déjà elle y est, mais il y a une différence entre « y être et y être »[15]mais beaucoup n’en ont pas conscience. L’âme  éclairée n’en continue pas moins à être attirée par l’extérieur du château qu’on peut imaginer de comme une sorte citadelle aux lourdes murailles de granit flanquée de tours, propice à nicher des oiseaux de proie et qui réunit en ses douves et ses chemins de ronde, corps de garde, fuyards pervertis, légions de bêtes ignobles. La crainte qu’elle en a est à la mesure de son désir. L’âme se livre à un combat sans répit contre les attachements qui la ligotent et que figurent les bêtes immondes et les démons qui pénètrent à l’intérieur et l’attaquent furieusement. Grandes sont les tentations de les suivre et de revenir en arrière, au lieu de s’élever dans un vol plané vers le miséricordieux qui tente de l’attirer vers lui  en la charmant  sans parole d’un gazouillis d’oiseau. Dans ces couloirs sans ampleur l’orante apprend la patience, l’humilité et renonce à savoir si elle parviendra vraiment à l’union à Dieu. Elles sont loin des aires de repos dont Breton fait une caractéristique du demeurer ; son lot est l’intranquillité, le découragement, la frayeur. A quand donc la chambre nuptiale, le lieu rêvé des délices de l’amour?

Dans les quatrièmes demeures, l’orante se trouve chamboulée par la grâce qui vient prévenir sa course et la dilater[16] au plus profond d’elle-même, en son fond, diraient les mystiques rhénans. L’espace intérieur de l’âme se dilate aux dimensions sans mesure des divines largesses. Totalement indisponible, comme le Dieu de Bultmann, le fond de l’âme n’appartient pas à l’âme, ni au moi, ni au je ; c’est son autre, c’est le lieu où Dieu est en contact avec l’âme, hors possession, hors propriété. L’âme connaît un changement qualitatif. La volonté de perfection s’efface au profit d’un abandon que Thérèse préfère appeler offrande, peut-être pour se protéger des tourments que l’Inquisition réservait aux illuminés. Quoiqu’il en soit, l’offrande est une composante de l’expérience mystique du Carmel. Aux consolations que l’âme cherchait opiniâtrement se substituent les goûts, cadeaux divins, sans lesquels la montée vers les demeures désirées, échouerait. Thérèse a trouvé son lieu,  elle rentre en elle-même et, là, ne se laisse plus troubler par les bruits du dehors ni par ceux des pensées. Elle ne les pourchasse plus, elle cesse de retenir et de se rétracter. Dans une sensorialité où les sens se trouvent subvertis au-delà d’eux-mêmes, elle jouit des délices du palais du roi ; Elle en savoure les régals, se délecte de parfums exquis, des sifflements enchanteurs de l’amant, de ses touches caressantes.  Thérèse écrit une poétique du sensible, tous les sens, subvertis au-delà d’eux-mêmes, sont simultanément  affectés. L’odorat, par les parfums exquis, le goût par les régals, l’ouïe par les appels fugaces de l’amant, le toucher par les caressants contacts, la vue aussi. Thérèse ne raconte pas des visions, elle invite à une métamorphose dans une érotique du toucher, de l’oralité, de l’écoute.

 Pour faire saisir que l’’élargissement de l’espace intérieur ne vient pas de nous, Thérèse a recours à une histoire d’eau qui, en des variations revient  dans toutes ses œuvres. L’eau est « son élément »[17]. Dans le récit de sa vie elle décrit les degrés d’oraison comme quatre eaux qui arrosent le jardin de l’orant : le puits, la noria et les godets, la rivière, la pluie[18].note L’eau symbolise le lien de l’âme au divin. Dans cette quatrième demeure Thérèse figure la vie de l’orante, en la comparant à deux fontaines aux larges bassins : l’une se remplit au moyen de tuyaux qui représentent les consolations acquises par la méditation, l’ascèse, un travail donc. Dans l’autre fontaine, l’eau procède de la source même qui en est la base et qui est Dieu. C’est une eau divine qui dilate l’âme en ses profondeurs et exhale un parfum comme si le fond était devenu un brasier dispensant des parfums exquis dont elle est pénétrée. L’âme dilatée est en correspondance avec un corps qui ne sait pas tout ce qu’il peut[19] , eau brûlante. L’âme est figurée pas un bassin qui s’agrandit au fur et à mesure que l’eau coule en abondance. C’est Dieu lui-même qui élargit l’âme et la rend capable de devenir effectivement sa demeure. Là l’orante se dépense en un agir immanent qui, sans rien faire, donne malgré lui de sa seule générosité, fleurs et fruits. Le demeurer allège les pesanteurs du service.

Le bien-aimé introduit l’âme dans le cellier[20], petite maison au centre de l’âme où elle attend les secrets de son Dieu[21] . La maison au quotidien le schème de l’être-dans ;  la demeure en est l’expression majestueuse. La maison protège, elle rassure, elle couvre de son toit les humains fragiles, mais elle n’est pas seulement un refuge. On l’habiter, on lui donne une âme ; la maison propage une atmosphère ; il fait bon y être, sinon ce n’est pas une maison. Aussi est-elle inconditionnellement hospitalière. Le foyer à entretenir comme la flamme en hiver est la métonymie de la maison. La maison dégage chaleur et affection joyeuse. Dans le château de Thérèse où se vit une histoire de vive flamme d’amour entre l’âme et dieu, les indésirables intrus sèment le trouble, mais ils déclarent forfait aussitôt que l’âme en son fond cesse de faire fond sur elle-même. Le petit ver lâche la demeure où il doit mourir. L’orante se transforme en papillon. La métaphore est une métamorphose, de la mort à la vie. La demeure de l’âme c’est désormais le Christ[22], notre vie qui l’éclaire d’un plus que vivre. En lui nous vivons. L’être-vers consolide l’être-dans.

Blessée de l’amour de l’époux[23], consumée du feu de son amour, solitaire, assoiffée, ne voulant que l’eau qui désaltère, celle de la Samaritaine, l’orante endure mille tourments, trahison des amis, incompréhension, médisance, angoisse du doute, sécheresse, hésitations, ruses du démon[24], Mais la petite colombe de l’âme excitée par les avances de l’époux, vole vers lui, frappée par sa foudre silencieuse et encore par les hautes vagues qui élèvent le petit esquif de l’âme.

Dépossédée, étrangement seule, l’âme passe vers ses demeures où Dieu habite seul[25], septième demeure. Là a lieu la célébration du mariage mystique. Le papillon en meurt, l’orante le veut, elle qui meurt de ne pas mourir.[26] Elle est dans un oubli de soi, tellement étrange qu’il semble « qu’elle n’est et voudrait n’être rien »[27]. Le château se dessine comme une carte du tendre qui fournirait le thème d’une composition musicale «  le corps devient l’orgue de toutes les faveurs et grâces spirituelles. Le cristal du château semble vibrer à l’infini sous un invisible archer, transfigurant les traits du virtuose sans visage »[28].Le rêve de Thérèse  n’est pas d’être une viole entre les mains de Dieu ? L’âme voit les trois personnes de la Trinité en leurs relations. Thérèse emploie le langage orthodoxe de la substance et pourtant ils sont trois. Théophanie ? Toutes les interrogations de Unicité et monothéisme, de Breton, font retour. Dieu et l’âme vivent ensemble. Dieu entre dans l’âme, il y introduit la « béatitude du ciel », l’âme et Dieu sont une même chose[29] « Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre, dans un profond silence. L’âme réduite au rien du grammaticon s’écrit consubstantielle au bien-aimé. Dans une étonnante alchimie, au feu de la vive flamme L’^me et Dieu se transforment en une sorte de mélange total comme les époux amants de l’Eroticos de Plutarque. Thérèse a trouvé  son lieu au lieu de soi. De ce lieu de silence elle écrit, elle parle ; il ne peut pas en être autrement. Elle parle au lieu de l’âme, au nom de l’autre qui se fait entendre « en sa musique tacite, sa solitude sonore ».[30]

Les Demeures sont construites dans la logique du rêve, la même que celle de la libre association. Thérèse, patronne des analysants, dit « ce qui se présente à son esprit »[31] La rêveuse Thérèse n’y accomplit pas seulement ses désirs, elle est touts les personnages du rêve, toutes ses occurrences. Thérèse est le château de l’âme, le diamant qui brille de l’éclat de l’hôte qui y séjourne, elle est l’hôte lui-même, roi et berger. Elle est les animaux dégoutants, les serviteurs indignes, le sifflement discret et mystérieux du berger, les douves ; elle donne forme à ce qui n’en n’a pas : l’âme capable de Dieu, épousable. N’est pour avoir une épouse, l’humanité, que le Divin s’épanche en la faisant exister ? Le long et grandiose poème de Jean de la Croix, Romances, éclaire l’interprétation des Demeures.

L’être-dans et l’être-vers se croisent dans les passages imprévisibles et même aléatoires des Demeures aux suivantes, d’une salle à une autre. L’intérieur de la royale demeure est d’une grande plasticité, protéiforme, comme la matière spirituelle de Plotin. La matière du château, en sa fluidité se trouve absoute de toute ontologie. L’intérieur du château est mouvant, incertain parfois, métastatique assurément.

[Cet espace contenant à la manière de l’autre primordial enveloppant l’infans en détresse, Breton le compare à une peau.]

Demeurer, tel le Principe, qui demeure de l’excès de son excellence et que Breton aime rapprocher de l’élément neutre des mathématiciens. Tel est la vie au château, la vie de château ! Etre-dans c’est être dans un lieu, l’être-dans de l’âme, son lieu est-ce entre soi ou être en Dieu et alors dans un autre dans l’autre ? Dans les demeures de Thérèse l’espace précède l’être. L’être-dans soulève la question sans réponse de l’être en soi, question redoublé par celle du je qui pense, distinct du moi qu’il pense et qui sont l’un et l’autre l’expression d’un je fondamental « qui doit se faire ce qu’il est dans la distance de soi »[32]Comment penser cette distance autrement que comme un être-vers éminemment présent au cœur des Demeures. La question oblige à poursuivre  l’exploration des Demeures.  

L’extérieur du château, qu’on imagine comme une sorte de citadelle aux lourdes murailles de granit flanquées de tours propices à nicher les oiseaux de proie, réunit en ses douves et ses chemins de ronde, corps de garde, fuyards pervertis, légions de bêtes ignobles[33]. Tous ces habitants d’une impressionnante diversité sont l’âme et ses puissances en sa condition charnelle que Thérèse déplore souvent, elle qui pourtant vit largement les exploits de son corps. Là encore, c’est sur la ligne de l’être-vers que l’âme, en ses multiples masques, peut être pensée.

Dès les premières demeures, en dépit des empêchements que l’âme trouve en elle-même et dont les rencontres indésirables sont la projection, elle s’expose en toute humilité à l’absolu.[34] Rentrant en elles-mêmes elles se déposent en lui et, sans le voir, découvrent en lui et par lui sa misère et sa beauté, son aptitude au divin, à être une orante.[35]

Décidée à l’oraison l’âme passe dans les deuxièmes demeures où elle mène un combat féroce contre tous les attachements qui la ligotent. Elle se livre obstinément à un exercice de dépossession à toujours reprendre. Les exercices se multiplient : patience, persévérance, consentement, à la grande &épreuve de négation dont Jean de la Croix fait la condition de la montée du Carmel et qui met en échec notre illusoire toute-puissance. Les rampants et les démons attaquent violemment l’orante ; leurs raffuts la perturbent d’autant qu’elle est déterminée à entrer dans la dynamique infinie du désir.

L’accès aux troisièmes demeures dépend de l’obstination à poursuivre la vie d’oraison malgré la tentation de l’arrêter, justifiée par la sécheresse. Thérèse appelle à l’humilité sans laquelle nul ne peut se déloger de son ego et atteindre au lieu de soi. L’humilité, comme dans le chemin de perfection définit à elle seule la volonté de Dieu, paroles dont il faudrait, en se souvenant de Plotin,[36] demander pardon d’oser la prononcer, bien qu’elle soit parole du Notre Père.

 

L’audace d’une voie

Le château est « une voie spirituelle »[37] la voie royale, celle de la joie spacieuse, ouverte à tous les orants, non seulement aux moniales.[38]Breton fait l’éloge de la mystique du Carmel  dont l’audace est de multiplier les voies[39], en souvenir de celui qui s’est dit le chemin.

Le chemin de perfection dont le sujet est l’oraison expose, du chapitre IV à XVI les exigences éthiques d’une communauté orante dont la raison d’être est d’assurer, au nom de l’humanité et pour elle, une prière contemplative. Elle insiste, Breton l’a bien remarqué, sur l’amour fraternel, découvert dan l’oraison comme l’inconditionnel, puis sur détachement intérieur et extérieur, enfin elle en vient à l’humilité, qui pour elle n’est rien pas loin de ce que François d’Assise vénère en Dame Pauvreté. Ces trois exigences s’entrelacent et rendent possible, avec la grâce, l’oraison que Thérèse fonde sur le Pater qui donne par avance le don de contemplation, si on le dit en compagnie du Maître, en se le représentant tout près de soi.[40] Thérèse serait-elle ignacienne ? Breton a lui-même écrit-ce n’est pas rare chez les mystiques- un commentaire du Notre Père, pour lui la prière chrétienne.[41]Si on en emprunte la voie le chemin opère une transformation. Chacun, quelque soit son sexe, y devient une silencieuse orante. L’être-vers du chemin soutenu d’une être-avec et d’un être-auprès qui le subordonne à l’être-dans[42].

            Tandis que Thérèse, la grande, « épouse la cause du Seigneur qui est son tout, qui est l’être réalissime en l’infini de ses perfections infinies »[43], Thérèse la petite fait de tout geste une geste, pourvu qu’il soit l’occasion d’une offrande de soi à l’amour miséricordieux[44]. La « petite voie », improvise une mystique du quotidien qui n’en finit pas de s’inventer. L’amour de Thérèse pour la petitesse, son identification à la bassesse – elle est la rivale de la Madeleine -[45]  elle mange à la table des pêcheurs, elle a la passion des criminels- la mettent du côté du nada plutôt que du todo. Celle qui n’a cessé de chanter ce qu’elle veut croire, a connu le supplice d’un doute absolu qui l’a porté à se sentir engloutie, non dans l’abîme de miséricorde mais dans la pure dispersion. Thérèse fait l’expérience du néant « comme si le Dieu qu’on invoque ne pouvait répondre à l’invocation que sous les espèces d’un « néant par excès, à la cime dénudée d’une âme en proie aux affres de la déréliction »[46]. La petite voie débouche sur le noir continent de l’angoisse et, dans le miroir brisé du néant par défaut où expireraient les décompositions qu’elle pâtit, elle cesse de voir le rien par excellence, mais elle lui fait confiance. L’être-vers de la petite voie fait tomber tous les masques auxquels Thérèse tenait tant : celui de l’infans, de l’enfant, de l’amante éperdue…Dévisagée, comme la face défaite du supplicié, dénudée, épuisée en ses métastases, «  portait de rien » elle bascule dans le rien.

Dans le jardin clos de Lisieux, Thérèse  a escaladé à sa manière le Mont Carmel, dont Jean de la Croix se fait le guide. La montée est laborieuse. Avant d’en commenter l’ascension, Jean de la Croix en dessine le parcours en un schéma lui-même précédé du poème La nuit obscure. Breton donne au commentaire un sens pastoral[47]. Il met à portée des âmes désireuses de s’unir à Dieu, mais peu enclines à la poésie, ce que le poème fait sentir. Le poème berce l’oraison, le commentaire s’applique à déterminer les étapes de l’escalade qui se déroulent en trois nuits : celle des sens, celle des puissances, volonté et entendement auxquels Jean de la Croix ajoute la mémoire.[48]Breton porte une particulière attention à l’ascèse de la mémoire, «  puissance » de rétention », qui l’apparente à l’avarice. La nuit de la mémoire constitue l’exercice suprême  de la dépossession étendue aux attachements spirituels, notamment aux objets fétiches de piété. La mystique ne badine pas avec l’esprit critique. L’oubli allège l’âme et signe son entrée dans la mémoire de Dieu qui la transfigure. La nuit est nuit d’angoisse, de doute, d’abandon de Dieu. Les puissances de l’âme, comparées à de profondes cavernes faites pour l’infini, ne le trouve qu’en se vidant de leur contenu. C’est à ce grand vide qu’aboutit, sur le dessin du Mont Carmel le chemin étroit qui y conduit. Prescriptives et curatives les nuits débouchent sur la nuit de la foi. Que représente le dessin ? Un corps imaginaire  dont les deux poumons reliés par une tranchée centrale évidée en pure négativité où seul se dit et se répète le rien (rien, rien, rien, rien, 4fois rien). Le texte écrit à la base du dessin, poème en prose, décrit l’austère chemin des négations (ni ceci, ni cela) de toutes choses du ciel et de la terre, pour arriver au tout. En surplomb le Mont se dessine en forme d’auréole enracinée dans la base d’où partent en se rejoignant dans la sagesse, vertus théologale et affections spirituelles. Seuls demeurent sur le sommet honneur et gloire de Dieu mais hors chemin, hors loi que peut-il y avoir ? Rien, ce rien d’excellence en lequel s’évanouit avec le pèlerin montagnard, tout dire concernant Dieu en termes d’éminence. Là, malgré la nuit, dans la nuit de la foi, l’âme- rien, dans un retournement du néant d’elle-même et du monde, devient le tout de Dieu[49]. Breton inverse la fameuse formule qui n’est pas de Jean de la Croix, todo ou nada, en nada ou todo. La montée s’épuise dans l’être-dans le rien par excellence. L’être-dans englobe l’être-vers.  La dominante de la mystique du Carmel, l’être-dans, demeure.

 

II Le déplacement de l’absolu et la mystique de l’être-vers.

C’est au  nom du rien par excès, hérité du néoplatonisme mais transfiguré dans le rien de la Croix que Breton interpelle avec vigueur la mystique du Carmel. Le demeurer en Dieu, paradis où s’absorbent dans l’Un ces privilégiés de l’amour, ne risque-t-elle pas de les entraîner dans un oubli de l’autre ? Si l’amour mutuel est un impératif comment réduire le souci de l’autre à la pratique de l’amitié fraternelle, intra muros et à des œuvres de charité .destinées aux pauvres rencontrés sur les chemins ou mendiants aux portes du monastère. La composition, en chaque moniale des figures de Marthe et Marie que Thérèse donne en modèle à la fin des Demeures et que Breton n’évoque pas, n’ôterait rien à l’impertinente question de Breton. Il ne s’agit pas pour lui d’entrer dans une polémique concernant les styles de vie. Nul ne peut soupçonner Breton qui ne cesse de distinguer l’agir et le faire d’un quelconque reproche d’inutilité que tourne si bien en dérision Thérèse la petite.

« Vivre d’amour quelles étrange folie ! » 
Me dit le monde, «  Ah cessez de chanter Ne perdez pas
vos parfums, votre vie
Utilement sachez les employer 
T’aimer, Jésus, quelle perte féconde !
Tous mes parfums sont à toi sans retour
Je veux chanter en sortant de ce monde :
Je meurs d’amour »
.[50]

C’est du déplacement de l’absolu dont il est question et c’est au nom de ce déplacement que Breton interroge la défaillance de l’être-vers dans la mystique du Carmel. Sur le Mont Carmel, rien, de ce rien nait un nouveau rapport au monde. C’est du rien de la Croix, emblème de la mystique de la Passion, tel qu’il l’écrit et l’expérimente, que Breton interpelle la mystique du Carmel aujourd’hui, les Carmélites et chacun de nous. La Passion de Jésus ne peut pas se confondre avec la Croix du Christ, signe de contradiction et du plus bel amour. Le symbole de la Croix est à Breton ce qu’est la nuit à Jean de la Croix.[51] Le rien de la Croix, en transférant sur l’autre, en ces autres souffrants, manquants, l’altérité de l’absolu donne un tour inédit à l’être-vers.

Folie pour les juifs qui attendent des signes d’un Dieu tout-puissant, folie pour les grecs dont la sagesse serait gouvernée par le principe de raison. La Croix en sa nudité silencieuse rappelle que la parole qu’elle fait naître est parole de folie. [52]  Saint Thomas qui inaugure la modernité en laissant à l’intelligence son champ propre voit dans la folie de la Croix le sommet de la sagesse même de Dieu. La sagesse de la croix excède celle des grecs qu’elle accomplit en la faisant passer à une connaissance effective de Dieu. Mais paradoxalement la sagesse de la Croix, en ce qu’elle excède la raison, oriente vers une mystique qui, du silence même dont elle nait, se fait activité de pensée du rien. La folie de la Croix rejoint ce que les théologiens protestants de l’après guerre appellent la foi chrétienne qui échappe au principe de raison. La foi qui s’enroule et se déroule autour de la folie de la Croix appelle à une pratique et à une poétique. La Croix tourne en dérision les puissances politiques, savantes, ecclésiastiques, qui dominent le monde. Devenu instrument de supplice elle est désormais le signe de l’infirmité, du supplice des hommes infâmes et anonymes non moins que de la mort d’un Dieu. En son comique latent elle dénonce la prétention à l’absolu de toute puissance, ridicule, illusoire. A la fois critique de la raison pure et humiliation des puissances, elle est en dernière instance, sans pourquoi, elle se dresse comme fleurit la rose. Son comique, porté à l’extrême, si l’on pense que celui qui sur elle cloué, meurt, a été condamné au terme d’un procès bâclé de la parole. Coupable  d’avoir dit que l’humain est le temple de Dieu. La parole est crucifiée. La Croix nous offre un Dieu triste jusqu’à la mort qui coïncide dans l’effondrement de son agonie, avec le Néant d’excellence de Dieu. Dieu n’est rien de ce qui est, Ineffable.

 Alors sur la Croix éclate un grand rire, celui dont Breton a reçu la grâce qui transforme en comique ce qu’il y a de sérieux dans l’entreprise quand, oubliant ses limites, elle se prend pour l’absolu. Les dits d’amour que rapportent les écrits évangéliques ne sont pas épargnés : la parole est crucifiée.

C’est ce que commémorent, en leurs errances, les fous du Christ et les mystiques. Stanislas Breton est fasciné par les fous du Christ. En Orient les fous du Christ, particulièrement exaltés en Russie, dans la foulée de leur interminable liturgie qu’ils prolongent dans la rue, mettent en scène dans leur corps la dramatisation d’un Christ bouffon[53]. Ils dénoncent les puissances parce que la puissance, à la différence des pouvoirs, n’est en elle-même rien. C’est ainsi qu’on peut dire que Dieu, dans l’excellence de son néant, est tout-puissant. En Occident, les fous pratiquent à leur manière l’étrange extase divine que constitue la folie de la croix ; extase qui fait sortir la divinité de son règne impassible et demande à chacun d’ajouter à la passion du Christ ce surcroît qui lui manque. Ce sont souvent des spirituels qui confient à l’écriture ce que les premiers expriment par le corps. A peine est-il besoin d’évoquer François d’Assise qui, dans le vagabondage, fait un exercice de dépossession et rejoint ainsi le soleil et la terre et l’animalité ; lui aussi, d’ailleurs, personnage inaugural de la grande fable des stigmates, porte en son corps les traces de la passion. On ne peut oublier Jean de la Croix qui dans ses oraisons enamourées, où il se laisse caresser par le Rien de Rien, se voit combler de toutes les jubilations de la nature et de la grâce. :

« Miens sont les cieux et mienne la terre,
Miennes les nations
les justes sont à moi et à moi les pêcheurs
Les anges sont à moi
et la Mère de Dieu
et toutes les choses sont miennes
et Dieu même est à moi et pour moi
car le Christ est à moi et tout entier à moi. »
[54]

Même la Compagnie de Jésus, raisonnable s’il en est, se déclare elle-même société de fous et de gens qui professent la folie. Jean-Joseph Surin relate son expérience de l’extrême, réduction à rien dans le pur transit où, entre délice et dégoût, entre sublime et horrible, il expire. Plus étrange encore les petits saints d’Aquitaine, Labadie asservi de sa pulsion de transport, répondent présent à l’appel d’une mystique de pur transit[55].Passionniste, lui-même dévot de la croix et itinérant de la pensée, Stanislas Breton fait de la folie de la croix un récit inédit où il ose écrire « après tout, la folie de la croix tolère difficilement la mesure et si l’errant rencontre l’errante, le résultat apologétique n’en n’est que mieux assuré puisqu’on vise avant tout à secouer un sens commun qui s’accommode trop facilement des évidences »[56]. L’agir intransitif et calme du demeurer est mis à mal par les pressions inconsidérées de l’être-vers. Mais aujourd’hui le monde s’est pour nous agrandi, la misère et la souffrance nous sont montrer autrement que pas la seule découverte des continents inexplorés. Le logos de faiblesse et de folie ne se limitent pas à la dérision et au défi de la Croix. A toujours remettre sur le métier, tout autant que la démythologisation dont Breton fait une exigence de l’esprit critique qui résiste à toute idée d’achèvement et de fixation dans un état.[57]La misère et le mal, en ses injustices et ses violences les plus manifestes se laissent percevoir aux dimensions du monde, sans qu’aucune justification ne puisse plus en atténuer l’horreur. Les paroles de prophètes de l’ancienne alliance peuvent s’entendre comme un devoir de justice. La relecture inaugurale que Breton propose de Matthieu 25, présente dans son œuvre dès les années 70, réoriente l’oraison et transforme de façon radicale la contemplation sur les chemins que Raïssa Maritain considérait comme la grâce de la modernité. Dieu n’est pas là où on le croyait, il n’est pas exclusivement, à l'intime de chacun, dans le fond se son âme ; il est présent en l’autre, manquant, souffrant, au plus bas donc que chacun, chacune est, plus ou moins gravement, par intermittence. L’autre, tout autre, quel qu’il soit est la demeure du divin. La scène du jugement dernier, le dit qui l’accompagne, est peut-être la plus grande perversion, dans l’histoire, de la pensée du divin. Elle stimule l’avènement d’un monde autre, d’un Dieu autre, l’inouï. J’avais faim, j’avais soif, j’étais nu etc. c’est à moi que vous l’avez fait. A l’ultime ce n’est pas de religion dont il est question mais de don[58] Les gestes les plus quotidiens de l’existence réveillent et réhabilitent la sensorialité. Le quotidien des gens mal-nés, des maltraités, concerne le divin lui-même en cet énigmatique « je » du Christ. Quel est cet énigmatique « je » du Christ?[59] qui figure sous les espèces de la faim, de la soif, de la prison, de la nudité, de la maladie et qui réclame pour le plus petit des siens, parce qu’il s’agit de lui, la plus élémentaire décence ? [60] L’acte primordial de la foi serait l’acte historique par excellence en lequel le je et l’absolu, simultanément changent de sens. Au « cogito sublime de Descartes » est substitué un je qui ne fait qu’un avec les pauvres, les riens selon le monde.[61]

Breton distingue le je du Christ du moi empirique, du moi transcendantal, du moi éthique, et ose un « comme si la rencontre de ces riens (l’un par excès, l’autre par défaut) se scellait dans l’union hypostatique d’une nouvelle alliance »[62]Le comme si est sous-tendu par la crainte des blasphémer assortie d’une demande de pardon, comme dans Ennéades VI/8 de Plotin. C’est un torrent de questions que Breton fait déferler sur les Carmélites, dans la logique même de leur mystique, à propos du déplacement de l’absolu. « L’absolu que l’on cherchait dans les profondeurs de l’âme serait-il l’ecce homo ? »[63], Cet ecce homo par lequel Thérèse la grande, en entrant au couvent de l’incarnation s’est laissé émouvoir, se trouve « multiplié à l’infini ». L’absolu, unique nécessaire, ne coïncide-t-il pas avec un infatigable combat au service de la justice en faveur de ceux qui en sont privés ? « Le visage… ne serait-il pas l’impératif catégorique qui nous requiert de le faire advenir sur ces corps délabrés qui n’ont plus figure d’homme ? »[64]

Thérèse d’Avila en commentant le Notre Père, met l’oubli du monde au nombre des tentations dans lesquelles il faut supplier de ne pas tomber. Le Carmel s’est toujours voulu et se veut être le sanctuaire d’une prière pour le monde et l’offrande de soi dont nul ne se trouve en possession. Mais le je mystérieux du Christ n’est pas à entendre sur le registre de la métaphore. En lui se métamorphose le divin, présent dans les plut petits des siens ? L’autre, dans son être en tant qu’être, est la demeure du divin, le lieu de l’oraison. La parole de Matthieu 25 n’est pas une parabole. C’est un dit inédit sur le divin qui s’anéantit et disparaît dans les autres, le Verbe de la Croix transgresse ses fonctions de dérision et de défi, le fils de l’homme dévisagé « il n’a plus ni forme, ni figure » (Isaïe), obéissant jusqu’à la mort aux dits d’amour qu’il a prononcé et qu’il ne peut renier – le divin est dans l’humain- trouve son expression historique dans les défigurés et les crucifiés du monde. L’être-dans se trouve aussi dans l’être-vers, il s’élargit comme dans les quatrièmes demeures, mais cette fois dans l’être-vers de l’autre, lui-même espace du divin.

 

Masques de comédie

Et si Dieu dans un humour extrême était comédien ? Question que pose Stanislas Breton dans toute la dernière partie de son œuvre. Le comédien est celui qui peut jouer tous les rôles (Diderot, Le paradoxe du comédien). C’est en s’interdisant toute complicité avec le "personnage" dans une sensibilité qui conduirait à se fondre avec lui que le comédien joue son rôle en artiste. C’est parce qu’il n’est rien qu’il peut tout devenir. C’est ainsi que les mystiques s’apparentent au comédien quand l’âme devient le lieu du ″nu pâtir". Aristote au Livre III du De anima, et saint Thomas dans le commentaire qu’il en donne, ne disent-ils pas que la seule nature de l’âme est « de n’en pas avoir pour les avoir toutes » ? Le comédien trouve dans le héros de l’Odyssée, Ulysse, sa figuration exemplaire « Je m’appelle personne » dit l’homme aux mille tours, déjouant ainsi la tempête qui le menace, et par la ruse se moque de la force qu’il met hors combat [65].

Pour devenir autre, pour se faire autre, exister, il faut n’être personne, ne rien avoir. La condition de la création de soi par soi se transforme en obligation de façonner un devenir qui n’est pas pré contenu dans ce qui est ou a été. C’est dans cet espace intervallaire que se constitue la liberté. Le jeu de comédie fournit le schème d’une pensée du divin. L’origine sans commencement, qu’on désigne sous le terme de principe, ce dont tout dérive et qui  lui-même ne dérive de rien, ne peut se penser qu’en terme de « rien », « personne » ou encore d’un, Lui l’Ineffable. Dans cette logique négative, la gloire du principe est de donner ce qu’il n’a pas (Plotin, Ennéades V, 3, 13). Si ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas, il le donne à des êtres, c’est qu’il laisse être ces êtres, des êtres qui se suffisent à eux-mêmes, se faisant ce qu’ils peuvent être en relation avec les autres. La dépendance des choses exprime non leur indigence mais plutôt leur consistance : « Il est capable de les produire et de les laisser exister par elles-mêmes » (ibid.). C’est alors qu’on saisit que du Bien, qui donne ce qu’il n’a pas, on ose dire qu’il est comme s’il était cause de soi, comme s’il était ce qu’il veut être : rien, pour laisser être (Ennéades VI, 8, 10-16). Nous ne pouvons pas parler de l’Ineffable et nous sommes contraints d’en parler. C’est pour soutenir ce paradoxe que les mystiques mettent en scène, en la somatisant en quelque sorte, la folie de la croix, ou encore en écrivant la fable de leur expérience qui développe toujours un cantique au silence, comme si la parole ne pouvait que s’effacer devant un Verbe fait chair. Une telle poétique suppose d’accorder à l’imagination, comme chez les médiévaux, un pouvoir qui selon la suite lui a été refusé. La traduction somatique à l’œuvre chez les fous du Christ peut être regardée comme le prolongement de la Parole de la croix qui s’évanouit en un Verbe fait chair. Le corps, le monde lui-même et ses éléments deviennent le lieu d’une vérité mystique qui, comme dans un autre ordre, la vérité psychique, demande à être distinguée de la vérité historique. La fable mystique est de même étoffe que la sacramentalité qui n’existe que dans l’absence de ce qu’elle donne, que sur un mode mystique. ″Vivre en, par et pour lui″ s’écrit désormais dans la chair ; c’est ce spectacle que donnent à voir les fous du Christ en leur exode christique, plus visible encore que dans la liturgie.

Le Dieu comédien revêt donc différents masques en disparaissant dans les autres. La mystique de l’exode et de la pâque atteint son extrémité. Le cantique de François d’Assise, soutenu par les Sommes de Bonaventure et de Dun Scot émergerait-il dans l’histoire ? Toutes les créatures sont convoquées à la louange du divin. C’est par le soleil et la lune, les étoiles, la mort que François prie sur le monde et avec le monde. L’oraison se fait in creaturis, elle est extase, mais si François est ainsi hors de soi n’est-ce pas parce qu’il se tient en Christ. La mystique de la Croix ballotte entre Tauler et François d’Assise. « Dame pauvreté qu’a épousé le Poverello ne se distingue plus du dépouillement et du silence de la croix. C’est alors que retentit dans le silence le chant du monde enfin retourné au premier amour »[66]. Breton a suivi au plus près dans les fantastiques méandres de l’être-vers la voie du pur transit, son exode jouissive et désespérante, sa singulière extase. Mais, là, ne se voit-il pas obligé de lier plus que jamais la mystique à l’être-dans ? La rencontre de l’autre, devenu condition de l’union au Dieu fou et comédien pourrait à son insu, entraîner le mystique de la Croix, à la dérive de la pure dispersion que Plotin exprime dans le barbarisme du to alla qu’essaye de penser le to alla. Un dehors sans dedans conduit à la dissémination, un dedans sans dehors risque l’effondrement dont il se croit à jamais protégé.

 

 

III. Le nécessaire retour à l’être-dans

Surin et Maître Eckart illustrent chacun à leur manière une des deux voies excessives auxquelles Breton ramène la mystique occidentale. Quelque soit l’écart qu’il analyse avec finesse entre une mystique spéculative de l’UN, dans la ligne métaphysique du néo-platonisme et de sa théologie négative, et une mystique de l’errance, Breton termine le deux mystiques de l'excès par un chapitre sur le transit. Même chez Maître Eckart où le retour à l’Un, ineffable, mobilise les fureurs du détachement, Breton tire cette mystique, qu’abrite le plus souvent la maison du monastère, être-dans donc, du côté du transit.[67]. La transgression est le mouvement de toute mystique « la bullition interne déborde en ébullition » et les noms divins « sont aspirés par l’impatience du transit, chacun d’eux portent une croix qui signe, sur un itinéraire, le tournant d’un passage »[68]. Seule l’ombre de la Croix serait le lieu de rencontre de ces deux voies «  elle invite au beau danger de se perdre sur une voie excessive qui, par delà la raison fait appel, en nous, à l’inouï de l’homme et du divin ». Mais cette croix qui transfigure l’autre en un lieu divin ne serait-elle pas, comme les dits évangéliques eux-mêmes, vouée à l’oubli si elle n’était priée assidument en des temps où l’orante regagne en silence son espace ? En 1996, dans Philosophie et mystique, puis dans l’inédit tardif sur le langage mystique en 2004, Breton, dans sa définition de l’être mystique, en Occident comme en Orient, privilégie l’être-dans[69]. Etre mystique c’est se croire habité par un « je ne sais quoi qu’on trouve d’aventure »[70], toujours au-delà. Le mystique trahit une inquiétante étrangeté par l’interrogation qu’il porte, souvent malgré lui, sur l’image reçue du divin et la conception de la vérité qu’impose la tradition religieuse dont il vient.

 

Être-dans et être-là

On ne peut imputer à la seule traversée des sagesses orientales, brahmanisme, bouddhisme, soufisme (dont il est moins familier) auquel il s’intéresse d’abord par souci de la jeunesse qu’elles attire puis qu’il rencontre dans ses lectures et au cours de ses voyages. L’insistance sur l’être-dans dans les dernières années de son œuvre, reste première. L’énigme de l’être-dans (inédit de 2002) met au cœur du « mystique » la relation que nomme l’être en Dieu, de soi en Dieu et de Dieu en soi, autrement dit la réciprocité du demeurer[71]. L’être en soi, Dieu si l’on peut dire, l’être en soi de chacun en son mouvement d’auto réalisation sans lequel il n’advient pas à soi-même, suppose un retour à soi, chez soi, dans les divines demeures en des stations régulièrement voulue, reposantes et bouleversantes. Un autre inédit [72] chante l’être-là dans un hymne philosophique et lyrique à la présence. Breton y donne une définition phénoménologique de l’accompagnement valable pour la mystique tout autant que pour la pratique aujourd’hui préconisé dans le champ médical et social.  Être-là, simplement là, manière d’être inutile de l’accompagnant à qui l’accompagné fait le don d’attribuer le mieux-être qu’il se donne grâce à lui mais ne pourrait se donner sans lui. » L’être là, de simple présence diffuse un certain air qui, respiré par ceux qui le ressentent peut élargir soudainement l’espace étroit où il se trouve et donner aux cœurs qui se resserrent un instant de libre extension[73]. L’accompagnant peut-il s’appeler autrement que personne, en place de l’autre,  de toute autre et à nul autre pareil ? L’accompagnement est une histoire d’amour avec ses ambivalences. Breton rapproche l’accompagnant du Maître tel qu’il l’entend, el qu’il le fut, « n’appelez personne du nom de maître » (Matthieu 22). Le seul maître est aux cieux, celui qui, de son ex nihilo, créé un monde nouveau. Dans sa suite lointaine le maître serait celui qui fait surgir, improbable et imprévisible, l’horizon d’un chemin de vie et de pensée. Ce serrait encore et surtout celui qui laisse l’autre être ce qu’il a à être. Effacé dans la présence qu’il rayonne, il évoque les starets. Comment ne pas songer à l’analyste  qui, hors directive, hors savoir, hors pouvoir,  et parlant sur le fond d’‘une silencieuse écoute, fait surgir des profondeurs de l’âme une aurore, un peu de sagesse et le plus de saveur possible ?[74] Comment ne pas penser aux amis que «  nous devons renoncer à connaître mais que nous devons accueillir dans le rapport avec l’inconnu ou il nos accueillent nous aussi » dans « le vide d’une distance »[75]. L’être-là ouvre sur l’autre. Manière d’être pour lui et avec lui, elle se met au service de l’être en tant qu’être de chacun.

L’être-là est une modalité du demeurer qui l’oraison au Carmel. Thérèse d’Avila n’a pas inventé l’oraison  mais elle a fait de l’oraison un style de vie. Au Carmel, deux fois pas jour, ensemble, quarante-cinq ou cinquante minutes -le temps d'une séance d’analyse- on est là. « L’oraison de silence et de repos » que présente en deux traités Balthazar Alvarez , jésuite et directeur de Thérèse de 1559 à 1565[76], ne consiste en rien d’autre que d’être-là, dans un entretien seul à seul avec Dieu [77] En deçà du discours, on se tient là, on s’y tient, on y tient. Entretien infini ?

Dans la solitude l’oraison se construit  dans l’être avec en sa généreuse solidarité. L’être-avec soutient l’orante, inévitablement traversées d’ennui et d’angoisse, et réduit les dérives dont la menace l’excès qui la motive.

Être-là, dans un lieu, dans son lieu, au lieu de soi, et au lieu de Dieu, en cette pose où l’on se dépose soi-même avec ses pensées, ses amours, ses ressentiments, ses envies, pour accueillir et pâtir en son grand vide le divin qui seul comble le désir. L’oraison n’est pas seulement un moyen pour atteindre le but visé par la mystique, la jouissance de Dieu y est donnée dès la vie présente ; L’oraison de quiétude et de recueillement s’épanouit en l’oraison d’union, ravissement en lequel le sujet disparaît, mourant un court instant en son extase. Quoiqu’il en soit des sécheresses, des nuits, des lumières fluctuantes, l’orante qui pratique l’oraison de recueillement, entre par sa seule confiance et sa persévérance, qu’elle qu’ait été sa manière de circuler dans les demeures, entre dans la joie spacieuse du divin. Celle, celui, «  qui expérimente la vie intérieure reçoit par avance la grâce ultime de l’oraison d’union dont l’oraison continuelle est l’expression et il goûte quelque chose de sa saveur »[78]. Il suffit d’être là et de se recueillir en soi, demeure de Dieu, de s’en souvenir et de s’en réjouir, pour jouir de lui ici et maintenant. « L’oraison de présence réalise déjà la promesse qu’elle annonce »[79]

La jouissance de Dieu au Carmel, Thérèse Jean de la Croix, et les autres qui tutoient Dieu, même dans la plus majestueuse interpellation, à la différence de mystiques rhénans, qui s’adressent à un Soi, le leur comme un autre, ou à quelqu’un d’autre passent toujours par le Verbe fait Chair. L’oraison de silence et de recueillement, comme l’oraison d’union s’ancre dans l’humanité du divin en Jésus. Thérèse est fille de la compagnie de Jésus. C’est ainsi que l’oraison se laisse inspirée souvent d’une lectio divina brève et expose à la parole du dit évangélique. L’être-là donne le ton d’une cantate à la joie « que ma joie demeure ».

Les formes brèves du vieil homme, ainsi aimait à se désigner Breton, fleurissent autour de l’être-là dans de courts essais sur la prière, le silence, le désert... Tout être a un appétit de hauteur[80] affecté du triple mouvement qui le fait se tenir en sa source dont il procède et sort et à laquelle il fait retour. L’hymne au soleil du très pieux Proclus verbalise la prière muette de l’héliotrope[81]. Elévation vers le meilleur, la prière « crée à sa manière une poétique de l’existence »[82] dont l’orant, en sa présence, en est le discret célébrant.

Comme beaucoup de spirituel, comme Thérèse d’Avila elle-même, Breton propose son propre commentaire de la prière chrétienne la plus commune et la plus intime : le Notre Père.

Cette supplique pour qu’advienne l’inespéré est exprimée par un sujet pluriel qui rassemble tous les humains. La prière de Proclus annonce déjà la mélodie du monde que le Notre Père demande de recevoir et de réaliser. La prière en chaque chose invoque l’infini de ce qu’elle n’est pas. La mystique unit ce que les religions séparent[83]

 

Silence et solitude

Le silence de l’oraison est le fond de toute parole priante. Paul de la Croix recommande de se tenir dans le fond de Tauler et d’y reposer in sinu Dei[84]. Paul Tillich propose d’accompagner le geste du signe de croix de ces parole : au nom de l’abime, de la parole et du souffle. On pourrait dire abîme ou silence[85]. L’abîme qui est pour Ruysbroek le fond divin, signifie que Dieu ne parle pas. Du silence, rien que du silence, nait le Verbe, dans le sein du père, dans le sein de Marie, dans le silence de l’âme : trois naissances, un seul et même silence. Les rhénans célèbrent dans le silence de l’oraison l’appel de l’humain à devenir, quelque soit son sexe, mère du divin. Le retour à soi, en donnant le divin, rend chacun à sa solitude qui le fonde en sa singularité. L’oraison est séparant comme l’expérience analytique. Le cantique spirituel de Jean de la Croix[86] dit mieux que tout traité d’oraison la sublime expérience de l’âme enamourée[87]. L’oraison est la course effrénée à la recherche de l’aimé, de celle qi, blessée ne voit plus le monde qu’à travers les traces de beauté venus de son seul passage. D’être deux, séparé de l’aimé l’amante se meurt. Désemparée de survivre aux ravissements de son cœur, dont elle jouit encore laissée  à sa déréliction par l’aimé, elle entreprend une course folle pour trouve celui qui, absent ; ne se laisse pas tenir. Le noli me tangere ne concerne pas que le Christ, il creuse la solitude de tout amour

« tacite la musique

Sonore la solitude »[88]

Dans ce poème d’amour la nature toute entière, la nuit, la musique, la solitude, expriment la dimension cosmique de l’amour. L’amant a les dimensions du monde. La nature et tout ce qui la compose en ses visibilités et ses sonorités, est vestige de Dieu. Le Cantique spirituel n’est pas un cantique des créatures dont le poète serait le porte voix, c’est un hymne au Créateur dont les créatures sont l’image. Tous les éléments de la création sont des métaphores du divin. La nuit elle en est la figure.

L’oraison est une histoire d’amour et de noce. Chacun donne à l’autre ce qu’il n’a pas. L’impression en l’autre du soi par lui désiré le marque d’une grâce nouvelle[89]. Mais là, dans l’enclos où les corps s’étreignent l’aimé entre en solitude, solitude jouissive et douloureuse. L’être-vers de l’extase creuse la solitude.

 

La nuit « tout mon exercice est seulement d’aimer »

Les poèmes de Jean de la Croix placent l’expérience de l’âme enamourée sous le règne de la nuit obscure. L’oraison de présence et de recueillement est une incitation pressante, formulée à l’impératif à se tenir amoureusement fixé en Dieu, à pénétrer en soi-même et à travailler en présence de l’époux qui est toujours présent et vous aime vraiment[90]. C’est dans la nuit, avec les brèches de feu qui y incisent l’éclair en sa beauté sans cause, dans la nuit seulement, que la bien aimée accomplit son service, « tout son exercice est d’aimer ».

Il me donne son cœur
Et moi me suis donné
A lui sans rien garder
Là lui promis
D’être son épousé

Mon âme est employée
Et tout mon bien, à son service,
Plus ne garde troupeau
Et lus n’est d’autre office
Car tout mon exercice est seulement d’aimer
.[91]

L’exercice d’aimer ne se passe pas seulement de nuit, il est la nuit elle-même, cette nuit d’amour en laquelle l’aimé trouve sa joie.

La nuit cosmique est belle, et pose la question sans réponse que Breton répète sans se lasser : « l’éclair dans la nuit par quoi donc est-il beau ? »[92]La nuit est redoutable pour l’âme enamourée. Dans le poème La nuit obscure [93] la nuit est une femme sans visage et sans nom qui s’enfuit en secret retrouver son amant : l’amoureuse, la pure amoureuse.[94] Taraudée par l’angoisse du danger qui la fascine, elle trouve, dans l’aventure de la nuit, la paix.

« Oh l’heureuse aventure, dans la nuit et furtivement

Quand fut apaisée ma demeure »[95]

Nuit d’aventure, nuit de joie que cette nuit d’amour en laquelle l’amante fuit retrouver son amant sans être reconnue. La nuit éclaire de la seule flamme d’amour le chemin qui mène à l’amoureux. La nuit plus aimable que le jour est le lieu des liaisons « oh nuit qui réunit l’amant avec l’aimée, l’aimé en l’ami transformé »[96]. La nuit est le milieu de l’amour,  l’atmosphère qui lui convient. Les amoureux, avant d’être des corps sont des formes mouvantes, surfaces liquides, aériennes ou gazeuses, sur lesquelles glissent les caresses et les touches. « De la nuit obscure, il ne reste que le souvenir évanoui, à l’image de l’amoureuse inclinant son visage sur celui de l’aimé, abîmé dans la nuit de l’amour, dans l’union de l’amour, qui est l’objectif et l’aboutissement de toute expérience mystique ».[97]. La nuit est la liaison fatale qui donne à l’amoureuse son visage, qui la fait naître à son corps spirituel[98]. L’amoureuse advient de l’oubli en lequel elle s’absente, non que la jouissance de Dieu soit impossible en cette vie, mais parce que Dieu lui-même est la nuit obscure. La nuit obscure, comme la source, reflète le Dieu trinitaire[99] à moins que le Dieu trinitaire ne soit l’épiphanie de la nuit. Dieu le père est la nuit obscure, l’aimé le fils et le souffle de l’air le Saint Esprit. Sont-ils trois visages ? Ou trois masques ? « Mieux encore que le visage on pourrait dire que la nuit et le masque d’un Dieu à la fois immanent et transcendant »[100]. Jean de la Croix revêt d’un nouveau masque le Dieu comédien de Breton, masque qui cache en apparaissant mais qui déplace, ondule, pousse vers l’au-delà de ce qui est. Le masque n’est pas le masque-loup sous lequel se cachaient au Grand Siècle, les invités du roi. C’est le « masque africain qui mériterait une étude métaphysique »[101]. La nuit est le masque de Dieu. La mystique du Carmel en sa forme la plus poétique donne au cœur de l’oraison définie par l’être-là, dans l’espace donc de l’être-dans, une tournure inattendue à l’être-vers. Le Dieu de Jean de la Croix, comme le Dieu de Breton est un Dieu comédien. La nuit et la croix sont les rayons d’un noir soleil, chaque humain est une lampe de feu [102] embrasée des attributs divins et chaque attribut est en Dieu l’âme obombrée et couverte de l’esprit. Dans le rien de la nuit l’âme peut devenir le tout.

Si, alors, dans une réforme de la réforme le Carmel se rassemblait dans une communauté d’amis de la nuit, comment ne pas laisser les portes ouvertes du lieu d’oraison et de silence ?

Comment cette compagnie d’orants, dont tout l’exercice est d’aimer pourrait-elle aujourd’hui se dispenser d’être des dévots de Matthieu 25 déployant autour d’eux, dans la distance requise, un espace d’amitié ouvrant la maison et la table à qui, demeure du divin, leur fait la grâce de poursuivre autrement leur oraison . Breton savait si bien offrir à Clamart ou à Champigny sa généreuse hospitalité. La réciprocité de Dieu à chacun de chacun à Dieu, de chacun à l’autre de l’autre à chacun compose une  surprenante variation sur l’être-dans et l’être-vers

 

CONCLUSION

La devise de Thérèse, voir clair – j’ajouterais dans la nuit, malgré la nuit- est aussi celle de Breton. La lucidité, lux et non lumen, est pour lui la règle de la pensée. C’est aujourd’hui qu’il faut voir clair, en ces temps de misère et de novation incomparables ; il est lucide de penser que nous pouvons vivre longtemps, très longtemps. Breton nous a ouvert des voies pour s’orienter dans la vieillesse en combinant jusqu’au bout l’être-dans et l’être-vers. Devenir un vieil homme, une vieille femme c’est consentir à être-là, au lieu de soi, en toute discrétion et souvent en silence, renonçant à être utile et sans certitude sur ce qui adviendra, sur Dieu ;. Souvenez- vous de la troisième demeure. C’est aussi accueillir comme une visitation ceux qui passent, et les recueillir en une présence intérieure sans autre souci que de transférer sur eux son amour de la vie et disparaître dans le regard d’un enfant[103]. Ainsi s’accomplit ce qui toujours commence.


[1] Livre des Rois, 1/18.

[2] Francisco Osuna, Le recueillement mystique, Cerf, Sagesse chrétienne, 1992.

[3]  Thérèse d’Avila, Œuvres complètes, Vie, Cerf, 2006, chapitre 4, p. 31.

[4] Sermones, In cantica canticorum

[5] Parole de foi aujourd’hui, p. 4.

[6] Angelus Silesius, L’errant chérubinique, Arfuyen.

[7] S. Breton, Hélène et Madeleine.

[8] Parole de foi, op.cit., p. 5.

[9] Chemin de perfection, 28/10 op.cit. p 815.

[10] Les demeures, p. 970.

[11] Ibid., 3, p.1164.

[12] Fondations, 6/7.

[13] Les demeures, 6.

[14] Stanislas Breton, Poétique du sensible.

[15] Demeures,1

[16] Psaume 118.

[17] Vie, 11/6.

[18] Vie, 11

[19] Spinoza, Ethique, III, Scholie.

[20] Cantique des cantiques, 1/3

[21] Les demeures, V D 1, 4.

[22] Ibid.,V D 2, 3

[23] Ibid.,VI D 11

[24] Ibid.,V D 9, 15

[25] Demeures, VII D 1, 2.

[26] Thérèse d’Avila, Poésies, p.1221.

[27] Demeures, VII D 3,1.

[28] Jean-Claude Masson, Le château intérieur, Payot et Rivages, 1998, p. 26.

[29] Demeures, VII D 2, 3

[30] Jean de la Croix, Poésies, Traduction Bernard Sesé, José Corti 2003, Cantique spirituel, 17/18 p. 43

[31] Demeures, I D 1, p.969.

[32] Stanislas Breton, Poétique du sensible, op. cit., p.42

[33] Demeures, I D 1,6 ; II D 11, 15

[34] Ibid.,I D 2, 9

[35] Ibid.,I D 1,1

[36] Plotin, Ennéades, VI, 8.

[37] Demeures, VII D 3, 1.

[38] Le chemin de perfection, seuls les trois premiers chapitres concernent les moniales.

[39] Stanislas Breton, Parole de foi aujourd’hui, p. 1-2.

[40] Chemin de perfection, op. cit., chap. 22.

[41] Stanislas Breton, La prière, conférence inédite donnée aux laïcs passionnistes,  1995.

[42] Stanislas Breton, Une vie spirituelle pour aujourd’hui et La quête spirituelle au défi de la Croix

[43] Stanislas Bretoin, Parole de foi aujourd’hui, p. 1.

[44] « La petite voie » est dispersée dans l’œuvre et figure surtout dans les poèmes et les prières.

[45] Claude Langlois, Thérèse de Lisieux et Marie Madeleine, la rivalité amoureuse, Jérôme Milon, 2009.

[46] Stanislas Breton, Parole de foi aujourd’hui, p. 2.

[47] Stanislas Breton, Jean de la Croix, op.cit.

[48] Jean de la Croix, Montée du Carmel, Livre III, chapitre I à VII.

[49] Stanislas Breton, Saint Jean de la Croix, op. cit., p. 19.

[50] Œuvres complètes, Cerf, 1992, p.670

[51] Stanislas Breton, La passion du Christ et sa vertu, p.2, et La gloire de la croix, texte adressé à une association de passionniste p. 6.

[52] Cours sur « Religion et philosophie », ENS 1972-73, repris dans Le Verbe et la Croix, Desclée

[53] Stanislas Breton, Le Verbe et la Croix, Desclée de Brouwer, 1981, p. 52 et sq.

[54] Jean de la Croix, Les dits de lumière et d’amour, traduction Bernard Sesé, José Corti, 1997, p. 39.

[55] Michel de Certeau, La fable mystique, Gallimard, 1976.  

[56] Cahier Cultures et foi, « Stanislas Breton, folies et raisons », 1976, p. 56.

[57] Stanislas Breton, La quête spirituelle au défi de la Croix, p. 23.

[58] Stanislas Breton, Homélie pour les funérailles de ma mère.

[59] L’adjectif énigmatique est constamment repris dans les inédits, les articles, les ouvrages.

[60] Parole de foi aujourd’hui, p. 9.

[61] Ibid., p.10.

[62] Quête spirituelle au défi de la Croix, p. 24.

[63] Une parole de fois aujourd’hui, p. 9.

[64] Ibid., p. 9.

[65] Stanislas Breton, Rien ou quelque chose, op. cit., p. 15.

[66] Stanislas Breton

[67] Stanislas Breton, Deux mystiques de l’excès, Cerf, p. 178.

[68] Ibid., p. 183.

[69] Ibid., p.251

[70] Jean de la Croix, Poèmes, op. cit., p.96.

[71] Stanislas Breton, « Saint Bernard et le Cantique des cantiques », Collectanea Cirtercuebsia, fasc. 2, 1985.

[72] Être-là, oraison funèbre prononcée à la mémoire d’Etienne Legendre en 2002.

[73] Ibid., p. 5.

[74] Roland Barthes, Leçon inaugurale

[75] Maurice Blanchot, L’amitié, Gallimard, p.328-329. La citation est suivi d’une formule d’Althusser très aimée de S.B.

[76] Balthazar Alvarez, Sur l’oraison de repos et de silence, préface de Bernard Sesé, Arfuyen, 2010.

[77] Thérèse d’Avila, Relations, 5/3

[78] Bernard Sesé, Préface à Balthazar Alvarez, op. cit., p. 17.

[79] Ibid.,p. 17.

[80] Stanislas Breton, La prière, conférence donnée aux laïcs passionnistes en 1995, p. 1.

[81] Proclus, Hymnes et prières, traduction de Henri.D Saffrey, Arfuyen, 1994.

[82] Stanislas Breton, « Prière, mystique, extase », Encyclopédie L’état des religions, La Découverte, Le Cerf, 1988.

[83] Stanislas Breton, Philosophie et mystique, op.cit

[84] Stanislas Breton, Silence et spiritualité chrétienne.

[85] Paul Tillich, Le courage d’être

[86] Dans son manuscrit, Jean de la Croix, Breton le cite dès la première page.

[87] Jean de la Croix, Dits et écrits, op.cit, p. 37.

[88] Jean de la Croix, Poèmes, op. cit.

[89] Ibid., verset 22/24.

[90] Dits et écrits, op. cit., p. 63.

[91] Jean de la Croix, Cantique spirituel, op. cit., p. 23.

[92] Plotin, Ennéades, V.

[93] Jean de la Croix, Poèmes, op.cit.

[94] Stanislas Breton  a laissé deux inédits qui rejoignent ce sujet, l’un sur Le pur amour  et l’autre  Chansons d’amour

[95] Jean de la Croix, Poèmes, op.cit. p. 19.

[96] Ibid. p. 28.

[97] Bernard Sesé, « Poétique de la nuit selon saint Jean de la Croix », Sigila, 23, 2009,  p. 29.

[98] Stanislas Breton, Rien ou quelque chose, op. cit.

[99]  Ibid., p. 35.

[100] B. Sesé, art. cit., p. 35.

[101] Stanislas Breton Réflexion sur la fonction meta, op.cit, p. 51.

[102] Stanislas Breton, Jean de la Croix, op. cit., p. 18.

[103] Stanislas Breton, Rien ou quelques chose, op. cit.