Felix, de Robert Walser
Joué au Centre Culturel Suisse, mai 1996
La mise en spectacle d’écrits de Robert Walser n’est peut-être que l’accomplissement d’un vœu qui a conduit, et toujours relancé jusqu’en 1933, le mouvement de son écriture : être comédien, c’est-à-dire devenir toujours autre, à la condition de n’être rien, personne. C’est parce qu’il n’est rien que le comédien peut tout devenir.[1] Robert Walser a épousé les destins du jeu de la comédie : « Tout est pour des prunes ».[2] Et : « c’est exactement aussi beau de n’être rien et la chose implique plus de ferveur que d’être quelque chose ».[3]
L’acteur est un thème récurrent dans la vie et dans l’œuvre de Robert Walser. A dix sept ans, il tente de devenir acteur. Nombreux sont les personnages de ses romans qui appartiennent au monde des planches (chanteuses, danseuses). Le récit walsérien se déroule sur le modèle de la promenade sollicitant le regard en même temps que le pas, ce qui favorise sans doute sa transposition en films.[1] Robert Walser évoque avec ardeur sa passion du théâtre, son idéal grandiose du métier d’acteur[2] lié à cette capacité qui lui est propre de passer d’une extrême plasticité à un être de roc, de pouvoir changer de forme et ainsi « crever de rire » de ce qu’on est, de ce qui est.[3] Bien que la prose de Robert Walser, en particulier ses petites proses et textes courts, ses « dramolets » en vers (Blanche-Neige et Cendrillon), ses récits, en particulier la Promenade, soient entièrement poésie, tous ces écrits, souvent composés en dialogues, se prêtent à une mise en scène.[4] Les vingt quatre saynètes, dont se composent Félix se déplient, fragmentaires, tels des instants sans autre lien que le propos d’un enfant turbulent qui, dans l’éloquence de sa petitesse, met en œuvre une résistance à la férocité du monde des adultes, à l’installation dans les rouages de la machinerie sociale. Chaque saynète est en elle-même une pièce miniature. Le spectateur est invité à passer de l’une à l’autre, comme dans une promenade, à sauter d’un événement à l’autre en goûtant de façon extatique la saveur singulière de chacun. . Chaque scène chasse l’autre, exactement comme sur le trajet d’un chemin qui ne mène nulle part, ce qui se donne à voir se trouve aussitôt oublié. C’est ce que tente d’exprimer la mise en scène de Claude Aufaure avec sa présentation-promenade qui conjugue la parole et la marche pour relier les éléments épars dans le temps et l’espace que constitue chaque scène. Comme Félix, comme Walser lui-même, le spectateur est appelé à être un passant.
Félix, écrit lui-même en 1925 sous la forme d’un microgramme (procédé qui consiste à miniaturiser l’écriture sur de tout petits formats en utilisant des supports déjà écrits), condense tous les thèmes que caractérise le geste même de l’écriture de Robert Walser : la miniaturisation. Médiocrité, service, emploi dévalorisé et précaire de commis, tels sont les positons sociales, négatives, dans lesquelles Walser place ses non-héros, dont Félix lui-même, les rôles qu’à travers eux il a besoin de jouer. Transposant dans l’acte créateur des expériences de détresse qui ont désintégré l’image du moi, Walser tente de combler les failles narcissiques dont il souffre en se faisant autre, différent. Les personnages frappés de nullité, les êtres anonymes rencontrés au hasard des promenades sont autant d’événements dans lesquels Walser se projette, donnant au moi incertain et blessé une surface nécessaire. Il survit en se donnant un corps étranger, digne d’amour et d’intérêt, à travers l’objet créé. Pour Walser ce corps tissé de mots, de phrases, est un moyen de défense contre un danger lié à une effraction précoce, qui aurait fait obstacle à la venue du « je » et qui, toujours là, le menace.[5] Dans la fugacité de ses passages Félix nous fait sentir l’intimité secrète, ambiguë, cruelle de la vie familiale avec ses mères enclines aux pleurs et aux plaintes, débordées, incapables de manquer de leur enfant ; ses pères soumis à la nécessité et conduits par un obscur désir de servitude qu’ils imposent à leurs fils, leur ordonnant de se prendre pour rien, de demeurer petits et humbles, d’être prêts au sacrifice, dans une obéissance inconditionnelle à ceux qui leur sont supérieurs ; des frères et sœurs rivaux sans pitié et éminemment complices. Félix découvre aussi les intrigues du voisinage, ses mesquineries et son mépris. Il ridiculise les notables, pasteurs, médecins, professeurs, non moins que les petits commerçants peureux et rangés.
Félix, l’enfant d’une incomparable insolence et plus largement les enfants que Walser crée autour de lui, traitent avec ironie les figures qui ont conduit Walser à se défier de lui-même. Il efface les pères terrifiants et les transforment en des êtres sans caractère que l’enfant, remarquablement interprété par l’acteur suisse Jean-Quentin Chatelard, parvient à braver. Dans son impertinente désinvolture le garnement espiègle tourne en ridicule les adultes, avec leur sérieux, leurs possessions, leurs soucis. Bien loin de se laisser impressionner par l’aisance de ceux qui sont dans une position sociale meilleure que la sienne (la grande tante, Madame le conseiller d’Etat ou le patron exalté par le père)[6] bien loin de se montrer envieux, Félix leur oppose une noble fierté. Il ne se résigne pas ; il interroge les autres, les tourmente et les nargue.
Félix déjoue la détresse de Walser précocement condamné à l’insignifiance. Ce personnage ludique construit dans le rêve et la fiction est pour le « je » éclaté, éclipsé de Walser, une sorte d’assomption. Celui qui dans le jeu de l’écriture tente de s’apercevoir, disséminé dans l’autre anodin (feuille morte lumière ou son[7], ou encore oiseau de nuit [8]), parvient dans un narcissisme effréné à un éloge du moi : « je m’enchante littéralement, ce que ça doit être agréable d’être content de moi »[9]. Félix montre d’une façon éclatante la fonction libératrice de l’humour. A celui qui semblait assujetti à l’autre dans une relation tutélaire, il ouvre une voie pour une insubordination, « impliquant non seulement le triomphe du moi mais encore du principe de plaisir qui trouve moyen de s’affirmer contre les réalités extérieures défavorables »[10].
Avec ce même humour, dont la gravité n’a d’égal que celle du jeu, ce spectacle si tendre aborde de façon surprenante le souhait de meurtre présent en tout un chacun. Redonnant au vêtement l’importance qui lui revient dans une logique de la surface, Walser apporte une explication originale du passage à l’acte criminel. L’insuffisance vestimentaire suscitant le mépris de ses semblables, de son amoureux même, réalisant une « indistinction » insoutenable, l’aptitude à tuer qui sommeille en chacun se trouve déclenchée de façon mécanique. Quand la nuisance du regard de l’autre devient insupportable, elle rend affreux celui qu’elle plonge dans le désastre. Walser montre l’enjeu social du crime : il n’est que la vengeance de celui qui se trouve mis au banc de l’espère humaine. Félix est à compter au nombre des fictions psychanalytiques. Ce spectacle nous fait saisir dans la fulgurance de l’éclair ce qui habituellement ne parvient à se figurer que dans un long travail, auquel finissent par céder les résistances.
Félix se conduit à l’égard de lui-même et des autres comme un père avec ses enfants. Mais il subvertit le rôle du père et des adultes et il en fait un jeu d’enfants. Comme le dit Freud, l’humour rejoint le sublime.[11] Par l’humour, le moi s’affirme victorieux. Au lieu de se laisser détruire par les souffrances et les traumatismes, il en sourit, il y trouve, grâce au retournement des situations une occasion de plaisir. Félix est pour Walser un moi de surface, un corps dans lequel il s’auto-engendre lui-même selon le rêve fou d’être sans père ni mère.[12] Rompant avec la logique persécutrice des mères défaillantes et des pères implacables, Félix transmue la passion de l’effacement en jubilation du ravissement.
[1] Jacob Von Gunten, film de Pietter Lilienhan, 1971 ; L’Homme à tout faire film de Thomas Koerfer, 1975.
[2] Félix, scène 22, trad. G.Musy, Ed. Zoé, 1989.
[3] « Le Génie », Aufsätze I, 271 dans Robert Walser, op.cit., p.12.
[4] Martine Paschoud a mis en scène au théâtre de Poche de Genève, en 1991 et en 1995, Cendrillon et Blanche-Neige. Claude Thébert a présenté au théâtre les dialogues de Félix, spectacle repris par le Théâtre du Sentier, à la Comédie de Genève. En mai 1996 la troupe du Nouveau Théâtre d’Angers a donné plusieurs représentations de Félix montées par Claude Aufaure. Dans le même temps, La Promenade, qui donnera lieu à un spectacle au Petit Odéon en janvier1997, était joué à Genève.
[5] Je renvoie ici au livre de Sylvie Le Poulichet,, L’art du danger, de la détresse à la création, Anthropos, 1996.
[6] Félix, scène 6, scène 9, scène 21.
[7] La forêt de Diaz, dans Robert Walser, op.cit., p.105.
[8] Félix, scène 20.
[9] Félix, scène I.
[10] Freud, « L’humour », dans Le mot d’esprit dans se rapports avec l’inconscient, p.370.
[11] Ibid., p.370
[12] Robert Walser, Rêveries et autres petites proses, « Le Rêve », I, p.23, La Passeur, 1996