femme “jeune nee”

Extrait du livre Le mariage, les hésitations de l’Occident, Aubier, 1977

 

L'écriture est pour la femme comme son corps. L’une n’est pas le privilège des grands hommes ni l'autre un objet d’échange pour les hommes. Il faut - l'impératif se justifie par l'hypothèse en jeu- que «la femme écrive la femme» (Luce Irigaray), elle qui éprouve la féminité, afin que dans un autre langage s'élabore une logique non prisonnière des effets de symétrie. Bouleversant ce qui est admis comme sensé, la femme exprime ce que pâtit et agit son corps. Elle explore les blancs du discours, reproduisant son exclusion des formes établies.

Elle déconstruit «les grilles-logiques du lecteur-scripteur » (idem) et bouleverse la syntaxe, dont elle suspend l’ordre téléologique. Mais il faut qu’elle écrive avec passion, de façon jouissive, parce que c’est aussi sa vie, son plaisir, son espoir.  Écriture nécessaire, parce que celle-ci jusqu'alors rejoint l'histoire de la Raison, écrite au masculin, et procure à la Tradition phallocentrique une jouissance narcissique. Écriture nécessaire plus encore, comme geste où s'exprime le corps, qui lui rend ses forces (puissance), ses organes (main, cerveau,  sexe), son corps sexué. La femme pour être combattante - non femme de militant - doit être rendue à son corps, explorer ses possibles et sentir sa vigueur. Alors elle affranchit le texte en s'affranchissant.

Le texte qu'elle écrit comme la parole qu'elle parle est celui/celle de l'inconscient. L'écriture féminine, l'écriture de la pratique féminine, la pratique féminine de l'écriture ne se circonscrit pas comme un jeu de langage ; pas plus que la femme - ou l'homme - la différence ne se laisse spéculer dans le système classique de la représentation. Si speculum il y a, c'est en un autre sens : on ne théorise pas sans instrument. Mais le speculum n'est plus subordonné à la juridiction du théorique.

Ce n'est pas sans lutte intérieure qu'elle accède à la parole orale, celle qu'on a tenue à l'écart de cette jouissance réservée surtout aux clercs, en la convainquant que son lot était le privé ou l'intime, le silence ou la jactance. Mais cette victoire ne met pas un terme au combat, car sa parole semble étrangère dès que, d'une analyse possible à la neutre raison, elle tire les conséquences et inaugure d'autres pratiques. Elle doit parler occitan pour pouvoir se dire et échapper au filtrage de l'oreille masculine, qui ne peut supporter ce qu'elle a de toujours subversif.

La bisexualité, dans la différence, est ainsi la chance d'un devenir humain, et cette bisexualité, hautement subversive, ne peut advenir que dans une parole féminine, une écriture féminine, un érotisme féminin, car l'homme se croit trop monolithique, lui le Grand Un, le tout, l'avec, qui oublie simplement d'être son corps, gravitant à la pointe morcelée de lui-même ! Le corps de la femme, parce qu'il n'a pas de «capitale » ni de pouvoir central : la tête, on la lui a si longtemps refusée, et le sexe, on le lui a si longtemps dénié, est historiquement préparée à devenir un corps sans pontife. Un corps dont les limites s’ouvrent dans l’amour autre, l’amour d’autre, hors d’elle, en elle, à la jouissance d’exister, qui la parcours comme un espace sans fin. La jouissance n’est plus, comme chez l’homme, étrange revers sexuel de ce qu’il a fait culturellement de la femme, en une enclave du corps. La libido n’est pas, selon le désir de Freud, en rapport avec sa peur d’être femme, condamnée à recevoir la prédication virile. Plus prodigue, son économie pulsionnelle ne peut que produire des effets de transformation politique et sociale. Elle est l’aurore d’une nouvelle histoire, qui ne sera plus unifiée ni linéaire, où son histoire, entraînée dans l’histoire, entraîne aussi l’histoire. La femme en effet laisse aller la pulsion dans l’écriture, la parole, l’histoire, cette histoire qui cesse d’être le théâtre de la représentation.

Pourquoi refouler l'envie de vie ? Envie bafouée de l’homme. La gestation est aussi désirable qu'un pénis, mais c’est bien ce désir que veut biffer la culture comme celui de la couleur pour le blanc. L'homme qui, pour avoir jadis échappé à son risque, ne connaît pas le plaisir d'enfanter, entoure de tabous la femme enceinte, par crainte, dégoût et dépit.

Engendrer un autre à la vie, comme on écrit un texte, dans la confrontation; labeur qui n'est pas tant souffrance que joie de l’inconnu. Visage neuf et texte inédit : désir de vie. Pourquoi le refouler avec de bonnes raisons, lorsqu'il se fait sentir du fond du corps ?

L'enfant désapproprie. II est l'enfant de la vie, le désiré du ventre et non seulement du coeur. Il « dépaternalise », « dématernalise », pour rendre père-frère, mère-sœur des Vivants. Subjectivité autre, unique, dont la subjectivité parentale n'a pas le monopole, pas même la mère et surtout pas, même si l'enfant lui a été intime au moment où il lui permit d'éprouver une des forces de son corps. L'enfant, ouverture obligée de la tendresse sur l'extérieur, sujet de demandes et d'un désir que les parents ne peuvent négliger, n’est qu'un des possibles - qu'on choisit ou non – du devenir. De toute  façon il n'est jamais exclusif, sauf pour son malheur, d’autres possibles et d'autres subjectivités aussi désirables et aussi neuves que cette nouvelle vie. Il n'y a pas de désir obligatoire pour être une femme, pourvu que la femme s'invente différente, dans le mouvement de sa différence originaire, si ténue, et de sa différence devenue ; pourvu que le désir soit désir d'autre, le désir de l'autre pour l'autre, qui triomphe de la violence meurtrière. Aimer l'autre et aimer l'amour, l'amour de l'autre, et l'amour de soi différent de l'autre, tel est le butoir de la tradition, sauf en sa frange, demeurée frange (non ce que la culture occidentale en a amenuisé en l'intégrant) : l'amour courtois ou la poésie occitane, et plus largement la poésie, don ou folie, tolérés sans doute et même admirés, mais à la condition de ne pas changer la société ! Le poète courtois par exemple, pour désirer la femme comme autre, a du briser les codes et les ordres pour en recréer d'autres, que la société n'accepte pas plus que l'individu n'accepte l'inconscient. La « courtoisie », ses femmes et aussi bien ses hommes, verbalisant le refoulé, sont de lointains alliés de ceux et celles qui, aujourd'hui, éprouvent que toute aliénation, toute libération, sont dialectiques. L'aliénation des femmes ne laisse pas les hommes intouchés.

La fin de la soumission des femmes en un mot se résume : produire singulièrement, être corps-créateur. Produire un texte, une parole, produire un enfant et/ou produire un silence dans un autre espace qu'elle invente pour toucher son monde intérieur en quête d'un dépassement de lui-même. La femme vit avec passion tous les épisodes de son corps. Aucun n'a plus de privilège. Écrire, parler, sentir être son corps assoiffé de désirs, éprouver ses possibilités et ses pouvoirs multiples, sans l'étouffer de choix la divisant, et exclusifs, où l'on meurt d'ennui dans une tâche parcellaire ! Il est fini le temps où Nietzsche posait comme insurmontable le dilemme entre la production de l'enfant et du livre, et où Freud croyait que l'intelligence chez une femme s'accompagnait de stérilité !

L'insurrection des femmes annonce-t-elle la fin de leur soumission ?

Autour de 1930,  le droit au bonheur, la valeur de l'amour et du couple s'affirmaient contre la conception traditionnelle du mariage-institution. Le problème aujourd'hui n'est plus de réussir un couple à tout prix comme si c’était là la condition du bonheur. Il ne s’agit lus de légitimer le divorce déjà légal, parce que le divorce représenterait l’espoir de parvenir un jour à réaliser un couple heureux. Or l’église romaine n’a pas accepté de s’interroger à nouveaux frais sur le sens du mariage craignant de voir mise en péril sa conception stricte de la monogamie, et elle a refusé d’envisager le divorce comme un bien singulier dans une situation d'échec ou d'inaptitude d'un couple à une relation d’amour.

Aujourd'hui c'est l'institution elle-même du mariage qui est mise en cause, alors que dans l'Église le problème est uniquement posé en termes d'indissolubilité. Des aménagements s'essayent dans des pastorales « aggiornamentées » pour admettre aux sacrements les divorcés remariés ; des recherches plus théoriques tentent, en se rapprochant de la pratique des Églises orthodoxes d’établir une compatibilité entre le divorce et la monogamie. Le mariage d'amour unique ne serait-il pas l'idéal, le désirable, non l'impératif ? Mais l'ancienne problématique de l'institution naturelle est opposée à ces questions qui pourtant ne sont déjà plus pertinentes.

La culture contemporaine a rompu avec l'anthropologie classique. Elle développe une problématique du corps, de la relation, de l'inconscient qui se substitue à une problématique de l’âme, de la substance, de la conscience. À partir du jeu du corps, sa puissance s'éprouve, et le droit au plaisir se découvre en même temps que le droit à la joie d'exister, singulier et autonome. C'est la joie en effet qui est proprement humaine. La joie prend le relais du bonheur trop stable pour être humain, trop utopique, impossible. Le bonheur n'est pas pour l'histoire. Le plaisir et la joie ne donnent pas le bonheur. Le couple le plus réussi ne saurait davantage le donner. L'amour humain n'est pas fait pour le bonheur, non qu'il soit voué au malheur, mais parce que l'amour n'est jamais possédé, jamais assuré. La condition de l'amour est la libération de soi, cette  épreuve joyeuse traversée de désespoir et d'espoir. La joie n’a ni la sécurité ni la monotonie du bonheur. C'est pourquoi l'amour est par essence joyeux et non heureux. Il est joyeux comme le corps puissant, comme la vie en expansion dans le corps de chacun et hors de son corps, joyeux comme on peut l'être dans l'acte d'amour quand l'orgasme y a part, joyeux comme une grossesse désirée, comme la prise de parole, comme le jet de l'écriture. La femme et l'homme sont des êtres pour la joie et pour l'amour, parce que la joie supporte la souffrance, et se gagne souvent dans la lutte ; parce que la lutte peut être joyeuse. La société aussi, lieu de relation et ralliement, est faite pour la joie.

Mais alors pourquoi se marier lorsque le mariage n'est plus espéré comme un bonheur et lorsque le bonheur n'est plus la motivation ni l'espérance d'une vie en devenir ? Le mariage n'est-il pas devenu entièrement périmé ? L'institution d'un rapport homme-femme récusable qui maintient de façon plus ou moins rigoureuse la femme sous la tutelle de l'homme, qui contribue à la maintenir dans une fonction entièrement dévolue par l'homme ? Pour répondre à cette question il faut cerner le rapport entre le mariage et la liberté, le mariage et la joie. Ce qui revient à se demander si une éthique du mariage peut se fonder sur la liberté, non sur le mythe de la liberté, mais sur une expérience de libération consciente de ses limites.

Toute ébauche de réponse positive commence par soumettre à la question l'éthique du mariage établi. Car elle supposerait une conversion des mentalités autant que la mise en place d'une autre juridiction. La seconde sans doute dépendant de la première, dont la transformation ne saurait se faire en douceur, comme pour le concubinage ou l'avortement, à force d'accumulation de cas. Mais une telle conversion ne requiert pas moins qu'un changement de société, changement d'esprit, car toute société est aussi « l'esprit d'un peuple ».

L'éthique du mariage est soumise à la question pour élaborer une autre éthique, respectant les deux faces de toute création critique en même temps qu'affirmation neuve et procédant des pratiques, qui s'essayent çà et là, à partir de ruptures culturelles indéniables.

L'institution occidentale du mariage comprend dans sa monogamie, plus ou moins stricte selon les temps et les lieux, une subordination de la femme à l'homme et un patriarcat plus ou moins assoupli

Conçu comme un droit d'usage exclusif d'un corps hétérosexué, la monogamie limite la propriété des femmes, plus étendue en régime polygamique. Les femmes gagnent à cette réciprocité un droit de propriété au moins théorique. Mais, de fait, l'histoire de l’Occident montre assez, par le blanc dont elle est marquée, qu’un glissement s'est opéré de la hiérarchie des rôles à l'assimilation des femmes à un objet et à un signifiant. La femme est restée, en Occident, un objet d'échange, encore que le christianisme ait toujours défendu, au moins en droit, le libre consentement des époux même contre la volonté des familles. Cette monogamie essentiellement patriarcale transmet la filiation par le seul nom du père, moyen pour l'homme de reconnaître et de faire reconnaître sa paternité. Or c'est par un changement de mentalité que la monogamie peut se transformer. Car ce n'est ni un retour à la polygamie ni une facilité de divorcer qui pourraient résoudre les problèmes posés par le processus de libération des femmes et de la famille forclose. La monogamie est sans doute le régime qui convient le mieux au couple défini comme relation hétérosexuelle préférentielle et différente, dont le mariage serait le rite et l'institution.

Cette relation, privilégiée parce qu'une subjectivité autre y est reconnue comme sienne par une autre, que l'autre est désormais son autre, et réciproquement, est normalement «érotique». Mais ce privilège demande à être inscrit dans l'histoire. Telle serait la fonction de l'institution du mariage monogamique. Le mariage serait ainsi pour le couple le lieu de la reconnaissance entre deux subjectivités. Il s'agit de rendre publique et de relier à un groupe l'existence d'une relation entre un homme et une femme qui s'acceptent assez dans leur altérité pour vouloir faire ensemble leur histoire. Ensemble, mais non pas seuls, ni même avec le seul élargissement des enfants à naître. La libération de la femme et celle de la famille procèdent de la même pulsion de vie. Il s'agit d'être soi-même, de vivre de façon autonome et joyeuse, de n’être plus agi par un autre.

Le modèle de mariage construit à partir des analyses précédentes et qui ne se veut ni normatif ni universel, est conscient de ses racines occidentales. Il se sait lié au christianisme par son choix de la monogamie, son sens de l’individu, son désir de liberté ; il se sait héritier de la courtoisie par son féminisme et sa reconnaissance du couple ; il se sait solidaire des ruptures que vient d’opérer la culture occidentale et veut conquérir un droit de cité dans une société nécessairement autre sans prétendre pour autant devenir l’unique modèle.