HISTOIRE DE LA GERANCE ET INGERENCE DE L'ÉTAT DANS LA FAMILLE MODERNE
Revue trimestrielle de la Fédération nationale des écoles de parents et des éducateurs, 1981
La famille, organisée autour de l'enfant, est une invention récente. L'élevage de l'enfant, en incombe entièrement au couple qui, depuis la fin du XIXe siècle, constitue l'essentiel du mariage : on se marie d'abord pour vivre à deux. Pourtant, l'opinion qui prétend qu'autrefois la famille avait un pouvoir d'attraction qu'elle aurait perdue n'a pas tout à fait tort bien qu'elle soit commandée par une illusion rétrospective. La famille était-elle jadis, comme on le croit, le cadre de la chaleur affective ? Et aujourd'hui, en matière d'affectivité n'est-elle pas plus puissante qu'elle n'a jamais été ? Restreinte et repliée sur elle-même, sur ses nouvelles exigences d'amour conjugal, parental et filial, elle n'a peut-être jamais subi de contraintes extérieures aussi rigoureuses que celles, anonymes, de l'État. Par État nous entendons une conception assez extensive, à savoir l'ensemble des appareils exerçant et contrôlant, dans les sociétés modernes, de façon centralisée, les pouvoirs juridico-politiques, avec le monopole de la contrainte légitime. Instrument au service de la politique, l'État entend se développer pour lui-même et en lui-même, devenant ainsi une sorte d'entité parfois en concurrence avec la société civile.
L'état jardinier et architecte
La famille est paradoxalement, éminemment puissante et en position de faiblesse. Quelle est l'histoire de cet affaiblissement progressif ? Comment l'autorité a-t-elle été désappropriée de certains droits et pouvoirs que l'État s'est progressivement octroyé ? Comment l'État, d'abord jardinier de la ville et de l'enfance, est-il devenu correcteur ? Puis éducateur, pédagogue, pédiatre, psychologue, psychiatre enfin. Comment devient-il même un des instigateurs de la procréation, ou au contraire comment peut-il freiner celle-ci ? Si la famille est, et demeure, le sanctuaire de l'affectif, si elle ne se referme que trop sur elle-même, n'est-ce pas aussi pour se protéger d'une gérance d'abord, d'une tutelle ensuite, exercée de l'extérieur et qui s'insinue diversement sans doute mais immanquablement, dans toutes les couches de population de ce monde industriel dans lequel les institutions quadrillent tout le tissu social.
À la fois émanation et maître de la société qu'il gère et soumet, l'État, dès le XVIIe siècle, procède comme un jardinier, planteur d'un savoir-vivre unique et uniforme. Il se fait ainsi le cultivateur de la famille en même temps que le bâtisseur d'une ville, espace d'ordre, facteur d'ordre, en même temps que concrétisation d'une nouvelle forme d'économie. Dès lors que la ville se trouve ainsi produite par la raison d'État, la raison familiale, jusqu'alors souveraine, se voit forcée à lui céder le pas. Dans la ville, la rue cesse d'être un lieu de rencontre, de vie, d'apprentissage où adultes et enfants se mélangent. En un mot elle n'est plus communautaire, elle devient ce lieu où l'on passe. Car l'espace assigné à la famille c'est un intérieur, un espace privé. Centrée désormais sur elle-même et sur l'enfant qui lui appartient en propre - elle doit l'élever et l'éduquer, elle seule et non le voisinage- la famille se transforme.
Dans les classes dominantes de l’âge classique, elle se réserve l'affectivité et l'intimité, et recourt aux institutions nouvelles pour la transmission des savoir-faire. Ainsi en va-t-il du collège. La sociabilité jadis spontanée et diverse disparaît progressivement au profit de la famille et des institutions. Or, les entrepreneurs de ces transformations appartiennent aux officiers des classes montantes : magistrature, armée, police. Au XIXe siècle ces mêmes entrepreneurs se font surtout hygiénistes. En même temps qu'ils détruisent les quartiers insalubres, ils bâtissent hôpitaux et collèges, immeubles où les appartements sont disposés selon une hiérarchie de richesses. Les rôles se séparent exagérant la ségrégation des sexes. La ville est en son centre policée. Les faubourgs appartiennent au sous-prolétariat, réfractaire ou inadapté du modèle familial.
Il s'agit pour le gouvernement de Napoléon III en particulier, aidé par des instances institutionnelles et privées de mettre au pas de la famille et du travail une population d'autant plus dangereuse qu'elle est exploitée et qu'elle n'a rien à perdre, pas même ses enracinements.
C’est là l'œuvre entreprise par Haussmann et dont le plus bel exemple est sans doute Paris. Le « bâtissage » fait l'objet d'une réglementation. Des communes voisines sont annexées à la capitale. On se soucie du logement ouvrier qu'on envisage comme une copie dégradée du logement bourgeois : on offre à cet effet des subventions, on créé des fondations, on finance des dispensaires. Les familles vivent séparées les unes des autres dans le logement qu'elles habitent sous la règle « du bon père de famille ».
Encore faut-il arracher ce qui reste ou repousse de mauvaises herbes : les vagabonds, les ouvriers célibataires ou concubins, les piliers de cabaret etc. lutte contre les garnis, contrôle des cafés, des marchés et des foires, imposition du repos du dimanche à la place du lundi des ouvriers concourent à l'implantation généralisée d'un modèle de famille bourgeoise.
Déperdition de la sociabilité.
À la même époque, le travail des femmes et des enfants donne lieu à une législation particulière, limitant des abus particulièrement criants. Ces mesures bénéfiques sont inspirées de principes admis généralement par toute une classe bien-pensante : à chacun son lieu et chacun à sa place, l'homme au travail industriel, l'enfant à l'école, la femme à la maison ; c'est à cette même époque paradoxalement que la femme travaille plus fréquemment en usine.
L'enfant est ainsi le bénéficiaire de droits jusqu'alors méconnus, dans le domaine de la santé et de l'instruction notamment. Cependant, parallèlement les familles, le père lui-même se voit prescrire des devoirs. Si le père exerce l'autorité parentale celle-ci lui est désormais déléguée par l'État. La famille est considérée comme la cellule de base de la société au nom d'une analyse appuyée sur la nature : il est naturel de vivre en famille, il est donc nécessaire et normal de vivre en famille, ou plutôt selon les normes familiales qui prévalent alors.
À la fin du XIXe siècle la famille apparaît comme le fruit d'une histoire dans laquelle l'État est un des facteurs de déperdition de la sociabilité, de la convivialité comme on dirait aujourd'hui.
De la répression du vagabondage à l'éducation d'État.
Cependant, les vagabonds restent des résistants irrécupérables. Une répression continue les frappe, isolés qu'ils sont ou en groupe, du XVIIe au XIXe siècle en tant que danger pour l'ordre public. Jusqu'au XIXe siècle, l'interdit se fait exclusivement par la répression : mise à l'asile, envoie à l'armée, internement en prison. On sait par différents travaux qu'un nombre important d'adultes et d'enfants vivaient en bandes, d'expédients et de travaux temporaires sans logement fixe. Par ailleurs, beaucoup de femmes de milieux populaires qui n'étaient pas retenues chez elle par les soins d'un ménage souvent indigent, vaquait à l'extérieur, en quête d'eau, d'étendage de lessive, de combustible ou de nourriture. Si la chasse aux vagabonds, spécialement aux vagabonds mineurs se poursuit et s'intensifie à partir de 1830, l'objectif est désormais d'éduquer, de civiliser. Tribaux, maisons de correction collaborent pour redresser les déviants : on les incite à fonder une famille, en même temps qu'adopter un travail régulier, on estime, et on tente de leur faire comprendre, que leur maux tiennent à des carences familiales.
Prévention et obligation de domiciliation.
Un travail de prévention commence à se mettre en place : il faut se protéger des vagabonds en puissance en étendant la vigilance à l'intérieur même de la famille. Le remède par excellence, l'instrument de choix, c'est la domiciliation qui fait désormais partie constituante de l'identité. La famille se repère par un toit commun qui doit être disposé et entretenu selon des normes précises de salubrité, de sécurité. La transgression de ces normes apparaît comme une menace pour l'enfant, et se révèle souvent ainsi dans la pratique, renforçant par là même cette politique de prévention.
La correction paternelle réservée jusqu'au XVIIe siècle au père de famille devient peu à peu, au fil des siècles, l'affaire de l'État. À partir de la Révolution, l'envoi en correction est contrôlé par le tribunal, la demande d’emprisonnement par le père n'est plus accordée que pour un temps limité. Les abus d'autorité paternelle sont ainsi supprimés, tout en rendant de plus en plus usuel l'intervention de l'État dans les affaires familiales. C'est ainsi que les nécessiteux peuvent déléguer leurs tâches éducatives : sous Napoléon III, les établissements de correction se multiplient, en même temps que se renforce la mentalité charitable à l'égard des enfants détenus, d'extraction majoritairement misérable.
À la fin du XIXe siècle l'institution judiciaire élargit son champ d'intervention en exigeant l'enquête sociale pour vérifier si la demande d'envoi en correction est bien justifiée. Ces novations sont contemporaines des tentatives d'assainissement des classes laborieuses par le mariage, la famille et le logement, précédemment décrites. L'éducation et le redressement s'étend de l'enfant à la famille de la famille à la société résorbée dans la famille. La norme dominante, c'est alors celle de la morale de l'esprit de famille. Un modèle unique s'impose dont l'enfant est l'instrument.
L'Assistance Publique fait donc œuvre éducative à l'égard de l'enfance irrégulière et coupable. L'enquête sociale et les dénonciations concernant le traitement des enfants concourt bientôt à priver de la garde des enfants ceux qui transgressent les règles de la famille bourgeoise. L'Assistance Publique devient une sorte d'orphelinat d'État. C'est le tribunal qui décide, pour protéger l'enfant en danger, du bien-fondé de sa mise plus ou moins temporaire à l'Assistance Publique. L'État peut donc laisser ou reprendre aux familles des droits et des devoirs qu'il s'est octroyé de leur conférer.
La police, d'abord répressive, se fais surveillante ; elle se détourne de la punition pour pratiquer l'assistance et l'éducation.
L'État prend la figure de l'instituteur et du médecin.
Un souci humanitaire préside entre autres motivations, à l'ensemble de ces mesures d'où résulte souvent un progrès réel. La mise en place de cette politique familiale préventive et éducative n'en marque pas moins une étape capitale dans les relations de la famille et de l'État.
L'image officielle de la famille se fait plus stricte : couple marié, habitant ensemble dans un logement décent, père laborieux à l'extérieur de la maison, gagnant suffisamment pour nourrir femme et enfants, sinon hélas la femme devra elle aussi travailler, mais son rôle essentiel est d'être l'âme du foyer, enfants scolarisés et bien élevés, éducation sanitaire et comportement hygiénique, pour assurer la bonne santé et l'équilibre de la cellule familiale. L'iconographie, les manuels scolaires, les discours politiques, les journaux, les romans peignent à l'envie ce tableau idéal que nous pouvons encore voir évoquer de nos jours.
Éducation surveillée.
Au XXe siècle une nouvelle notion apparaît, celle d'inadaptation : les familles qui s'écartent de ce modèle sont alors inadaptées et non plus irrégulières. Les familles les plus touchées par l'inadaptation sont les familles populaires. Le droit des enfants atténue sans doute le pouvoir paternel, mais le déplace au profit du pouvoir judiciaire et de ceux de ses auxiliaires, médecins et travailleurs sociaux. Le modèle familial donne la note et le cadre des comportements sociaux : en dehors de celui-ci point de salut. Il s'agit donc de ramener à la famille, si elle peut assumer ce retour ou, à défaut, de trouver et d'imposer des substituts de la famille. Si l'amour des parents pour leurs enfants est jugé suffisant si le mode de vie qu'il leur offre est estimé convenable, la prévention se fait à l'intérieur de la famille. Ce n'est plus le délit qu'on sanctionne, on fait en sorte qu'il n'ait pas le lieu.
Mais quand il se produit le délit est en revanche utilisé comme prétexte d'une intervention dans la famille : visites, puis aide, éducation et soumission, ou retrait des enfants qui va de pair avec la suppression des allocations.
L'enquête, celle qui se pratique aujourd'hui, porte essentiellement sur la famille conjugale, son histoire, son comportement, sa tenue, son logement, ses activités professionnelles, l'intégration sociale des enfants, la santé, les loisirs. Il faut faire comme tout le monde : ni isolement, ni partage. Les mères ou pères célibataire, les communautés portent l'étiquette « à risque » : seulement la famille dans un logement pour elle toute seule, propre et meublée. Le refus du modèle se monnaye souvent par le passage en consultation médico psychologique.
Les parents disqualifiés.
L'instance psychiatrique se dissémine désormais à travers la vie familiale, légitimant l'intervention de travailleurs sociaux dans un but thérapeutique et pédagogique. En effet, malgré la mise en évidence et la nécessaire prise en compte des facteurs économiques et sociaux, le délit apparaît surtout comme l'effet d'un manque ou d'un déséquilibre psychologique : débilité, incapacité de résoudre l’Œdipe, carence maternelle ou paternelle etc. ainsi s'explique l'instabilité, la dépendance, l'obsession.
Victime d'un rejet des parents ou de leur surprotection l'enfant est jugé irresponsable, mais les parents, c'est-à-dire la famille, sont disqualifiés : ils ne sont pas à la hauteur des valeurs familiales. La famille réelle passe au tribunal de la famille modèle.
Si l'appareil judiciaire et les instances multiples du travail social sont les lieux les plus apparents de l'intervention de l'État dans la famille, d'autres prises en charge sont tout aussi marquantes.
L'éducation est assurée, dès l'âge de trois ans, pour la majorité des Français, par l'État, grâce au biais de l'école laïque gratuite et obligatoire à partir de six ans. Pluralisme et respect des différences préoccupent les réformateurs et ces objectifs sont souvent évoqués. Cependant le désir d'uniformiser commande encore beaucoup de comportements pédagogiques et même de décisions. La participation des parents à la vie de l'école, et à plus forte raison, au choix des programmes, est le plus souvent théorique, les initiatives pédagogiques réellement nouvelles restent circonscrites dans un cadre administratif précis.
Dès la grossesse et la maternité, la PMI, la crèche, un contrôle médical assujettissent la femme et son enfant : mesure bénéfique à l'hygiène et la sécurité, sans doute. Mais aussi médicalisation de la naissance et constitution d'un fichage de l'enfant dès avant sa naissance. L'État influe même sur la procréation de l'enfant, favorisé ou découragé par l'octroi ou la limitation de primes diverses. L'avortement est devenu légal dans certaines conditions, la contraception est autorisée, mais toujours sous le contrôle de cette caste qui a remplacé celle des clercs : les médecins, soumis eux-mêmes de plus en plus à la loi. Pour qui, pourquoi ? Les interactions sont si complexes que les réponses ne peuvent qu'être marquées par une orientation politique ou surtout idéologique. Cependant, on peut objectivement constater que l'intérêt de l'individu coexiste avec ceux de la production--consommation, (et ne s'ajoutent pas toujours à eux !).
De ce point de vue, bourgeoisie et prolétariat sont également marqués : les classes aisées sont en effet très influencées par la norme du couple, sa réussite, son bonheur, même lorsque le mariage est contesté et temporairement ou définitivement refusé. Là, elles utilisent volontiers les institutions déchargeant des services concernant les jeunes enfants et les vieillards ; les patrimoines sont transformés en capitaux et ne rassemble plus les familles possédantes autour d'une exploitation familiale.
Les familles modestes, elle, tentent d'établir avec les grands-parents et la fratrie des réseaux d'entraide familiale. Chez ces dernières, les relations extérieures à la consanguinité, peu élargies, sont pauvres ou nulles. À cause des sacrifices pour la famille, il convient de s'en aimer davantage. Les familles bourgeoises elles-mêmes, confiants aux institutions ceux dont elles chargeaient jadis leurs domestiques, n’ont plus elles aussi qu'une fonction depuis que toutes les autres ont trouvé des spécialistes : l'affectivité parentale, qui tourne sur elle-même.
L'enfermement affectif.
La famille constitue donc un cercle pour l'affectivité, ce substitut d'une socialité qui semble belle et bien perdue. L'État, en détruisant la sociabilité, en réduisant l'espace aléatoire, a cantonné dans la famille conjugale tous les gestes d'accueil et d'affection. La famille se voit dispenser d'un certain nombre de solidarités remplacées par la sécurité sociale et les assurances. Par l'ingérence médicale elle est en partie (parfois totalement) dépossédées de la vie et de la mort. Des professionnels de l'enfance, de l'éducation, de la maladie la remplace dans des tâches qu'elle assumait jadis. Que lui reste-t-il sûrement ? La conception de l'enfant et l'affectivité. Il n'est pas étonnant que cette affectivité soit d'autant plus renforcée que le poids des institutions se fait accablant. Elle n'a d'autre moyen pour se défendre qu'une affectivité toujours plus exacerbée par l'absence d'alternative, qu'un repliement, qu'un enfermement. La sociabilité et ses relais éducatifs traditionnels ont disparu, d'autres formes se cherchent et restent encore très marginales. La famille, canalisée, limitée, normalisée dans beaucoup de ses fonctions, dispense à l'enfant un amour compensatoire, fou et crispé, elle ne peut plus qu'offrir à profusion des biens à consommer, que déployer un désir irréfléchi de bonheur.