L’amitié et le mariage

Évangile aujourd’hui, 1987

 

De nombreux systèmes de parentés, incluant la relation entre mari et femme, n'entrent pas dans la catégorie de « couple ». Le « couple » implique un style d'échange affectif et verbal privilégié et durable, la reconnaissance d'une égalité de l'homme et de la femme autant que la relation sexuelle. La relation conjugale ne se confond pas avec l'amour du couple qui la définit aujourd'hui.

L'histoire du mariage montre que les pratiques conjugales, les inter­dits auxquels elle est soumise, les modèles qui la commandent, les devoirs qui lui incombent, connaissent des variations. Les pratiques conjugales prennent place dans des systèmes de conduites et de valeurs morales différemment organisées, et elles-mêmes situées dans des forma­tions sociales qui évoluent.

Mais tout au long de cette histoire changeante il apparaît que la relation conjugale est constamment objet de préoccupations morales. Que ce soit pour préciser les devoirs qui reviennent à chacun dans une relation d'inégalité, que ce soit pour lui fournir un modèle, que ce soit encore pour l'arracher au destin de la passion, que ce soit enfin pour sortir de l'amour fusionnel qui meurtrit les individus, l'amitié semble une voie de libération pour la relation conjugale.

Si l'on se reporte à fa Grèce classique, la relation entre l'homme et la femme est doublement inégale. Pour l'homme libre qui exerce une responsabilité économique et politique, elle n'est pas une relation exclusive. Il suffit de rappeler la formule célèbre de Démosthène «les courtisanes nous les avons pour le plaisir, les concubines pour les soucis de tous les jours, les épouses pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer» (Contre Néra, 122).

D'autre part le mari exerce un pouvoir sur l'ensemble de la maison, et si l'épouse en est la gardienne elle ne fait que conserver ce que le mari dirige. L'épouse est une associée et une déléguée.

 

Ce ne sont donc pas seulement les comportements sexuels, le partage du permis et du défendu, qui ne s'opèrent pas de la même manière pour l'homme et pour la femme, ce sont les conduites des conjoints elles-mêmes qui sont soumises à des obligations différentes. Si l'homme a droit à des relations féminines telles que Démosthène les découpe, le mariage de la Grèce Antique est monogamique. La relation à l'épouse n'entre en concurrence avec aucune des relations que le mari peut avoir avec d'autres femmes ou avec des hommes (esclaves et garçons). C'est avec sa femme, et elle seule, que l'homme obtient une descendance légitime et c'est elle qui est maîtresse de la maison. Certes le gouvernement de la maison est plus large que le « foyer» et il appartient à l'homme. Mais si la conversation entre l'homme et la femme est réduite, elle devient un devoir à partir du moment où le mari se doit de former son épouse à la tâche qui lui revient et pour laquelle il l'a choisie. « S'il a une femme qui ignore le bien parce qu'il ne le lui apprend pas, ne serait-il pas juste d'en faire retomber la responsabilité sur le mari ?» (Xénophon, Économique III, 12). Le mariage a sa raison d'être dans l'opportunité d'une alliance dont la décision revient à l'homme et aux parents de la jeune fille. Il s'agit « d'une association pour la maison et les enfants » (Xénophon, Économique III, 12). La répartition des tâches dans la maison se base sur une « nature » du masculin et du féminin, sur les formes d'activités que cette « nature » engendre. Communauté de biens et de vie entre deux êtres qui se complètent, le mariage comporte des devoirs, et pour celui qui gouverne toute la maison, et pour celle qui y contribue. La relation conjugale, comme l'ensemble de la maison, est le lieu pour chacun de la maîtrise de soi et de l'exercice de la vertu, selon les qua­lités et les rôles de chaque conjoint. Aristote par exemple analyse le  rapport d'autorité qui s'exerce dans la relation conjugale en la distinguant de l'autorité du maître sur l'esclave et des parents sur les enfants. Il la rattache à un gouvernement de type aristocratique (Éthique à Nicomaque VII, 10, 1). Le premier devoir du mari est alors la justice, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Et c'est à l'amitié qu'Aristote fait appel pour assurer le respect de la justice (Éthique à Nicomaque VIII, 11, 4). Même si elle a une place à part dans les relations entre inégaux, la relation de l'homme et de la femme se compose d'une inégalité indépassable et ne saurait entrer dans la catégorie de l'amitié véritable, qui se trouve entre égaux. Cependant l'amitié n'en n'a pas moins une certaine intensité dans la mesure où elle attache l'un à l'autre ceux qui mettent en commun leurs qualités complémentaires pour gou­verner la maison, et se rendent aimables l’un pour l’autre par leurs progrès dans les vertus qui se cultivent en fonction de la complémentarité.

Dans un système aussi éloigné du couple amoureux moderne que de la fidélité conjugale (fidélité conjugale qui, dans le christianisme, aura force de loi), l'amitié donne au mariage une dimension affective ou morale. La distinction des rôles, la répartition des tâches, la division de l'espace en fonction d'une double hiérarchie : celle de l'homme et de la femme, celle du politique et du domestique, ne s'accommodent ni d'une indifférence affective, ni d'une absence de la communication verbale. A la différence de certains mariages africains par exemple[1] et de certains exemples de survivances de mariages soumis à la maison familiale, dans l'Europe contemporaine ; tel le cas du Béarn dans les années 60, analysé par P. Bourdieu[2].

 

L'AMITIÉ, CONDITION DU COUPLE AMOUREUX ET REMÈDE A LA PASSION

La relation des époux chrétiens toujours pensée comme amitié entre inégaux

La véritable amitié, sélective, élective, entre deux amis est souvent présentée par les Pères de l'Église comme impossible entre les époux.

Saint Jean Chrysostome dans son éloge de la virginité[3] reconnaît à l'épouse un rôle d'aide dans la procréation et dans le combat contre la chair. Elle permet à l'homme de satisfaire son désir légitime, tant qu'il a trop d'ardeur pour être continent. Elle assure la transition vers une chasteté que l'âge et l'expérience favorisent. Mais pour Chrysostome c'est dans les choses insignifiantes, celles qui ont le moins de valeur que l'épouse est précieuse. Pour les « grandes choses » Chrysostome conseille de recourir à un ami[4].

Certes dans un autre texte[5] Chrysostome décrit les « biens du mariage » où une certaine sagesse est accordée à la femme ; les conver­sations entre époux ont une fonction spirituelle : affiner la conscience en faisant le récit de tous ses faits et gestes[6] ; la société conjugale est considérée comme une plaisante et bienfaisante compagnie. Cependant ce même texte soutient, par une argumentation théologique, que la rela­tion entre époux est hiérarchique ; de même que dans la relation entre le Christ et l'Église le Christ est la tête et l'Église le corps, de même dans la relation conjugale l'homme est la tête et la femme le corps. Il est le chef, elle lui est assujettie. Lui seul l'aime, elle lui donne en retour une certaine tendresse en se soumettant à lui. Aussi perd-elle, dans le rassemblement ecclésial, la parole qui lui est accordée dans l'espace domestique. Dans la communauté chrétienne aucun droit à la parole n'est accordé à la femme : son silence doit être le signe de sa soumission.

L'amour d'amitié dans le couple marié

Là où la relation conjugale résiste à l'égalité, elle ne peut pas être élevée au rang de véritable amitié. L'amitié dans la relation conjugale va de pair avec la valorisation de la femme.

Au contraire, un certain nombre de textes du stoïcisme tardif (IIe siècle après J.C., alors que Chrysostome est du IVe) présentent un nouveau type de relation entre mari et femme qui conjugue toute la force d'attraction de l'amour et toute la tendresse réservée et prévenante de l'amitié. Le mariage y prend la forme de la relation la plus forte, la plus exigeante, la plus tendre, tendue vers une perfection telle qu'elle implique une fidélité absolue.

Dans son dialogue sur l'amour, Plutarque fait l'éloge de l'amour conjugal et de sa supériorité sur toutes les autres amitiés. Le débat part d'un cas précis. Il s'agit de la possibilité du mariage entre une jeune veuve noble et riche, d'une grande valeur morale, et d'un garçon dont « l'âge n'était pas assorti au sien ». La différence de condition sociale et d'âge était tenue par les parents et les amis comme un obstacle au mariage. « En proie à une impulsion divine plus forte que la raison humaine » (Eroticos p.64), la jeune femme eut l’audace de le faire enlever pour faciliter son mariage.

Deux autres anecdotes illustrent la beauté de l'amour conjugal et en prennent le parti. L'une évoque le souvenir de la gauloise Camma, dont l'époux fut assassiné par un homme qui la convoitait et qui la demanda en mariage, alors que pour se montrer fidèle à son amour elle était devenue prêtresse d'Artémis. En guise de réponse à la demande de l'assassin, elle organisa un cérémonial au cours duquel conduisant le prétendant devant l'autel d'Artémis elle lui fit boire une coupe de poison qu'elle partagea. Vengeance de l'homme aimé et gage d'une fidélité au-delà de la mort. L'exemple d'Empona va dans le même sens. Épouse aimée et aimante d'un homme riche, noble et de grande vertu, elle n'hésite pas à partager sa vie obscure et dure dans un caveau où il avait dû se réfugier, après un échec politique. Rien ne lui paraissait insur­montable, sauf la douleur de la séparation.

On pourrait croire que ces exemples illustrent la passion amoureuse. Or Plutarque les utilise pour montrer la force de sentiment et la fidélité absolue qui constituent l'amour conjugal, Si passion il y a, c'est une « passion de l'âme » chez des êtres vertueux capables de commander leur passion. Il s'agit d'une passion maîtrisée par la vertu et l'amitié. L'amour conjugal, par la tempérance, réfrène la passion, modère les plaisirs sexuels. Les époux semblent irrésistiblement poussés vers l'union sexuelle, mais ils le sont moins pour la jouissance qu'elle procure que pour la parfaite union des corps qu'elle réalise[7]. L'amour des époux réalise de façon exemplaire grâce aux efforts de chacun le vœu de l'amitié : la commu­nauté totale[8]. Cette exigence de communauté comme celle de fidélité n'est pas pour la relation conjugale une loi ; elle ne vient pas du dehors, elle tient à un pouvoir et à un vouloir des époux. L'amour conjugal « apporte tant de maîtrise de soi, de retenue, de loyauté » qu'il « intro­duit la pudeur, le silence, le calme »[9] jusque dans une âme déréglée, il « l'entoure d'un abord réservé et la rend attentive à un seul être»[10].

Les effets de l'amour conjugal sont plus étendus que ceux habituellement attribués à l'amitié, mais l'amour conjugal a en commun avec l'amitié la règle, la mesure qui commande la transformation de ceux qui s'aiment. S'il est vrai que l'amour peut s'adresser aux femmes tout autant qu'aux hommes, et que l'amour de l'homme et de la femme accomplit l'amitié, il pousse à l'extrême la forme morale de l'amitié.

Délicatesse raffinée, tendresse sans relâche, volonté de durer, maîtrise de soi, échanges intellectuels, telles sont les composantes de l'amitié qui constitue en couple la relation conjugale.

L'amitié est ce qui donne à une relation fondée sur l'affectivité plus que sur les intérêts la capacité de durer malgré sa fragilité. Ce qui la préserve de l'amour-passion où le couple se brûle. Ce qui permet d'être soi ; dans l'amitié chacun surmonte sans la perdre son individualité. Elle évite le risque encouru par toute relation intime mêlée aux plaisirs, de se transformer en passion. Le mariage compromis avec la passion cesse­rait d'être ce qu'il doit être : au service de la vie.

L'infortune du mariage chrétien, communauté amoureuse et état de vie le meilleur

Au Moyen Âge les auteurs chrétiens reprennent à leur compte la manière antique de poser le problème de l'amitié, pour autant que l'idée chrétienne de charité les y autorise, et pour autant qu'elle s'accorde avec la symbolique sacramentelle développée par saint Paul dans l'Épître aux Ephésiens, qui suppose une certaine inégalité de la femme.

Un opuscule d’Hugues de Saint-Victor[11] (début du XIIe siècle) - qui n'a pas eu dans l'histoire de la théologie morale l'heureuse fortune des textes de saint Thomas[12] - ouvre cependant une brèche dans la pensée classique du mariage chrétien. Sans rejoindre la pensée des stoïciens que j'ai évoquée avec Plutarque, Hugues de Saint-Victor emprunte à ceux-ci leur façon d'aborder les «biens du mariage». A l'image de la communauté totale des biens, rendant inutile toute dona­tion entre époux (= forme juridique du mariage vigoureusement défendue par les stoïciens), Hugues de Saint-Victor présente le mariage comme une communauté parfaite d'amour. «Le lien des époux c'est la vie des époux, dont l'amour est sans borne, puisqu'ils s'attachent réciproque­ment par ce lien indissoluble de l'amour et d'une singulière dilection »[13]. Dans un tel mariage, à l'exemple de Marie et Joseph, les époux choi­sissent librement la continence, autant pour la pureté et la plus grande force de leur amour que pour le service de Dieu. Sans être la seule forme du mariage - le mariage ordonné à la procréation et l'éducation des enfants demeurant l'état de vie le plus répandu aux yeux de Hugues de Saint-Victor - ce type de mariage est un style de vie possible : vie contemplative à deux dans l'amour réciproque. Peut-être Hugues espère-­t-il par ce biais accorder une certaine importance à l'amour courtois[14], le réinterpréter en un sens orthodoxe tout en donnant une nouvelle portée au « mystère » du mariage. Il est mystère de l'union de la différence, de l'union dans la différence, symbolisant les épousailles du divin et de l'humain.

La disproportion des natures qui s'unissent, dans cette union du divin et de l'humain à laquelle le mariage est comparé, n'incite pas l'auteur à une réflexion sur l'amitié. Pourtant on ne voit pas comment, sans les liens d'une grande amitié, les époux réaliseraient une si parfaite communauté, comment ils cultiveraient tant de délicatesse, d'attention et de tendresse, comment ils chemineraient ensemble dans la parole et le silence, dans la recherche de Dieu. Dans leur rapport à la contem­plation de Dieu, les époux deviennent égaux. Ils peuvent accéder à l'amitié véritable.

L'amitié, sous une forme explicite ou non, est au cœur de la pensée chrétienne sur le mariage, qu'elle insiste sur l'inégalité des époux, ou plutôt sur leur communauté.

Le pouvoir de l'amitié : faire triompher les forces de vie

L'amitié garantit la durée d'une relation dans laquelle, avec le temps et l'habitude, le désir perd de son ardeur ; elle détourne la relation conju­gale des dangers de la passion que court toute relation intime lorsqu'elle a à voir avec le plaisir.

La passion amoureuse dont Tristan et Yseult sont la plus célèbre figure, et dont l'amour romantique qui marque la mythologie moderne de l'amour est une variante, n'est guère compatible avec l'épreuve du temps. La communauté conjugale, inacceptable si elle n'est une œuvre de vie, s'est depuis une centaine d'années donné pour modèle l'amour passion, mais qui est en connivence avec la mort. Si la passion amou­reuse ne peut en général pas durer, ce n'est pas tant parce que elle s'use au fil du temps, que parce que l'amour-passion est mortel pour ceux qui en sont la proie.

Denis de Rougemont dans son célèbre ouvrage L'Amour et l'Occident a étudié à travers le roman de Tristan et Yseult la volonté de mort inscrite dans la passion. La mort est pour les amants le chemin obligé et le vrai visage de la passion. Les séparations et les obstacles sont faits pour nourrir la passion. Tristan franchit avec vigueur les obstacles extérieurs (mari, adultère) mais il recherche surtout le péril pour lui­-même et à travers lui la mort, comme si le but de la passion, l'amour de la passion elle-même, était ce qui l'absolutise comme passion : la mort. La passion n'agit pas, elle est passive.

En même temps la passion amoureuse ne peut jamais se trouver satisfaite ; toute stabilisation, toute consommation mettrait un terme à la passion. L'épreuve voulue de chasteté que symbolise le placement de l'épée entre le corps des amants, le mariage blanc de Tristan avec l'autre Yseult, cette Yseult aux blanches mains étrangère à la passion, c'est l'épreuve d'amour que s'impose Tristan et qui est une victoire sur lui-même et sur le mariage. Dans cette chasteté volontaire, Denis de Rou­gemont voit un « suicide symbolique », « une victoire de la passion sur le désir » dans ce qu'il a d'actif, « un triomphe de la mort sur la vie ».

Un amour de ce type est mis en scène dans le récent film de Resnais : Mélo. L'amour-passion est le rêve du mariage, et le mariage ne peut pas en être le cadre. C'est là le drame et des époux et des amants. Seule la mort peut y mettre fin.

L'amour-passion ne saurait devenir ce que le philosophe Spinoza (XVIIe siècle) appelle « une affection joyeuse ». L'amitié est par excellence « bonne rencontre», rencontre d'un corps qui convient avec le mien, dont le rapport se compose avec le nôtre, augmentant nos forces, redoublant notre puissance d'agir. Ce déploiement de puissance est le critère des « affections joyeuses », car la joie est active, elle nous « fait tendre à une grande perfection »[15]. Celui qui favorise et développe les passions joyeuses aime ce qui nous réconcilie avec la vie. La joie que procure l'amitié, l'amour de la vie que l'amitié suppose, sont des sentiments d'homme libre, d'homme qui fait effort pour se libérer. Celui-là « vit sous la conduite de la raison » et « s'efforcera de compenser la haine d'autrui par l'amour c'est-à-dire la générosité »[16].

Le mariage dans cette perspective « s'accorde avec la raison » si, outre le désir d'union des corps, de mise au monde et d'éducation des enfants, « l'amour de l'homme et de la femme a pour cause surtout la liberté de l'aimé »[17].

L'amour de l'homme et de la femme peut se compter au nombre des passions joyeuses si, et seulement si, il est comme l'amitié, désir et effort de libération.

 

L'AMITIÉ, OU LE SALUT DU MARIAGE D'AMOUR

C'est peut-être dans le contexte social où le mariage d'amour devient de règle, où les femmes acquièrent des droits nouveaux, que l'amour, sentiment possessif et jaloux, tient le mariage à l'écart de l'amitié.

L'amour est l'objet d'une mystification. L'amour, par définition rela­tionnel, est érigé en absolu. Sa condition n'est plus la réciprocité ni l'échange ; sa forme est une fusion dans laquelle toutes les différences se dissipent, toute les inégalités semblent s'évanouir. Cette idéologie de l'amour contribue aussi à la reproduction des inégalités réelles qu'elle dissimule, ou auxquelles elle rend indifférent. Ce n'est pas un hasard si, lorsqu'on organise une résistance et que s'engage une lutte contre les inégalités entre les hommes et les femmes, les femmes s'opposent à une telle mythologie de l'amour.

La critique la plus solide de l'amour fusionnel est sans doute celle qu'a entreprise David Cooper[18], dans le mouvement dit de l' « anti­psychiatrie ». L'amour fusionnel concentre et enferme dans la conjugalité toutes les puissances de l'affectivité ; les amis correspondent plutôt à des « relations » dont le nombre est proportionnel à la classe sociale. Les membres de la classe dirigeante ont plus de relations extra-familiales que ceux de la classe ouvrière[19], sans parler des marginaux. L'affec­tivité n'est pas une énergie libre, elle entre dans le jeu complexe des rapports sociaux où s'enchevêtrent les pouvoirs de l'argent, les pratiques de domination légitimées par les appareils des différentes institutions et de l'État, les savoirs, les idéologies... L'amour est devenu incontournable même pour ceux qui prétendent le pratiquer en dehors de la conjugalité et de la famille. Dans le couple, le sujet amoureux se voit adressé sans répit de multiples demandes. Il doit être le tout de l'autre. Faute de réaliser ce monstrueux désir, les couples se rompent et se succèdent non sans déchirement. Chacun ne cesse depuis l'enfance d'être soumis à des injonctions contradictoires qui se résument en ceci : sois libre, mais sois conforme à mes désirs, sinon tu ne m'aimes pas. Ce qui rend impos­sible le jeu de la liberté.

A cette analyse des rapports affectifs, traités d'emblée comme des rapports sociaux, est jointe une analyse de l'individualité et de la liberté qui tient compte de la philosophie de J.P. Sartre : la liberté est la valeur suprême.

Chez celui-ci la liberté est conçue comme absolue, liée au seul indi­vidu et non à un rapport aux autres. D. Cooper retient l'idéal de liberté, mais tandis que pour Sartre la relation à autrui est le lieu de l'enfer (on juge autrui, on éprouve la honte), Cooper fait de la relation à autrui la condition de la liberté. A condition que la relation à autrui respecte les exigences de l'amitié. La liberté appartient à l'amitié. « L'amitié est un peu plus difficile que l'amour, parce que ce choix de la séparation que j'ai dit être le centre absolu de l'amour, n'est pas facultatif dans le cas de l'amitié, il lui est inhérent »[20].

La liberté prend alors la forme d'une libération sans relâche. « Être-seul-avec-les-autres », ce slogan résume tout le combat en faveur de l'amitié, et d'une vie collective à taille humaine et amicale : une communauté rappelant la communauté épicurienne des amis.

Dans le carcan rigide des relations affectives trop étroites, la liberté est toujours une liberté surveillée. Exprimer une envie de se retrouver seul, prétendre en avoir le droit est irrecevable par l'autre, ressenti comme une offense.

L'organisation d'un espace communautaire amical permet d'être seul avec les autres. Autour d'un centre de vie accueillant et jamais obliga­toire, chacun dispose d'un espace à lui. L'individu peut ainsi vivre à son rythme, en fonction de ses responsabilités et de ses goûts. Parce que les relations plus ou moins fortes sont de type amical la joie donnée par la présence de l'un dissipe la tristesse que cause l'absence de l'autre. Non que l'un remplace l'autre. Chacun fait simplement l'expérience qu'aucune relation, même la plus forte, n'est « tout » pour lui.

À « la communauté des amis » on peut reprocher d'être une structure parallèle qui ne porte pas assez le souci d'une transformation sociale d'ensemble. Pourquoi les tentatives communautaires ont-elles échoué ? Pourquoi la relation amoureuse, occasion de tant de souffrances, oppose­-t-elle une résistance tenace à toute transformation par l'amitié ?

La communauté des amis ou, à défaut, les réseaux d'amitié n'en sont pas moins voie de salut pour le couple, la famille et toutes relations fortes.

Comment être seul avec d'autres, être ami, favoriser les affections joyeuses qui relient sans ligoter ? Une fois de plus la question est d'ordre éthique et la réponse est à chercher du côté de la discrétion. « Nous devons renoncer à connaître ceux à qui nous lie quelque chose d'essentiel. Je veux dire que nous devons les accueillir dans le rapport avec l'inconnu où ils nous accueillent nous aussi dans notre éloignement... Ici la discré­tion est l'intervalle, le pur intervalle qui, de moi à autrui qu'est un ami, mesure tout ce qu'il y a entre nous »[21].



[1] A.R. Radcliffe-Brawn et D. Forde, Les systèmes familiaux et matrimoniaux en Afrique, PUF.

[2] P. Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Etudes rurales n° 1, 5,6, 1962.

[3] De la Virginité, Sources Chrétiennes, Ed. du Cerf.

[4] Ibid.

[5] Dans une homélie sur l'épître aux Ephésiens (Hom. XX, 9, P.G. LXII, 9176).

[6] Ibid.

[7] Voir l’autre article sur La tradition de l’amitié

[8]  Plutarque, Eroticos, p. 110.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] « De la virginité de la Bienheureuse Marie », Patrologie latine XXVI, 857-76.

[12] Voir l’article sur La Tradition de l’amitié.

[13]« De la virginité de la Bienheureuse Marie », op. cit.

[14] Voir article sur la Tradition de l'amitié.

[15]  Spinoza, Éthique LIV, prop. XLV, scolie.

[16] Ibid. XLVI.

[17] Ibid. Appendice, chapitre XX.

[18] David Cooper, Anti-psychiatrie, Le Seuil, Mort de la famille, Le Seuil.

[19] Agnès Pitou, « A l'ombre des grands-parents », dans « Finie la famille », revue Autrement, n° 3, 1975.

[20] D. Cooper, op.cit., p. 144.

 [21] Maurice Blanchot, L'Amitié, Gallimard, p. 328-329.