LA CROIX EXERCICE SPIRITUEL : PREFACE

Au premier fascicule de Stanislas Breton, Opuscules, La croix, exercice spirituel, Éditions Ad Solem, 2015

Le deuxième volume s’intitule Cogitations intrépides sur le divin avec une préface de Jérôme de Gramont, et le troisième Poétique de la passion avec une préface de Richard Kearney

 

Lorsque Breton décline son improbable identité : « je suis un homme du Moyen Age, romain, né à Athènes, sous un cèdre de Judée », il se donne comme lieu de naissance celui où se déplie de façon magistrale la philosophie antique. Breton, si attentif au monde moderne, à ses insolentes remises en question mais aussi à ses défaillances, telle la misère de l’individualisme, s’inscrit bien dans la ligne des philosophes antiques. Pour lui la philosophie est d’abord une manière de vivre, un art de vivre marqué par la singularité de chaque vivant philosophe, non pas un discours ni même une création conceptuelle constituant des théories abstraites, c’est la pratique d’exercices spirituels, dont l’objectif est d’apprendre à vivre et à penser, à lire et à dire, c’est-à-dire à devenir. C’est sous ce titre d’exercices spirituels, auxquels Pierre Hadot identifie la philosophie – « La philosophie comme exercice spirituel »-que nous rassemblons ces inédits : formes brèves, conférences, propos libres, adressés à des groupes ou, encore, bien que ce ne soit pas le cas des textes présentés ici, tapuscrits, écrits au fil des jours sur de nombreux sujets, trouvés sur l'ordinateur de l'auteur, après sa mort. Un regard trop rapide sur ces textes et leurs titres pourrait laisser entendre que ce sont les incitations du passionniste à des pratiques de dévotion. Ce serait un contre-sens sur le terme d’exercices spirituels, en le limitant à son rapport avec la religion et surtout avec la seule spiritualité chrétienne. Breton porte son attention sur le Verbe de la Croix et invite tout particulièrement la jeunesse en quête de sens de : "Vivre en philosophant" selon le très beau titre du dernier livre de Jean Greich.

Ce recueil donne à lire trois textes écrits dans les années 1980 : une vie spirituelle pour aujourd’hui; une parole de foi aujourd’hui; la quête spirituelle au défi de la croix. "Une parole de foi aujourd’hui",  adressé aux Carmélites de Clamart, dont Breton se plaisait à cultiver le jardin, fournit un repère. Il fut écrit pour le quatrième centenaire de la mort de Thérèse d’Avila, donc en 1982. Tandis que le troisième opuscule présente la vie spirituelle comme une quête, elle est toujours une recherche, jamais achevée, les deux autres opuscules portent dans leurs titres le terme aujourd’hui. Tout exercice spirituel appelle à vivre au présent, à la fois dans la contemporanéité et dans l’expérience que chacun fait de ce jour, comme si ce jour avait la fraicheur du premier jour et aussi comme si c’était le dernier ;  il ne s’agit pas d’un jour suivi d’une nuit selon le temps des calendriers ; aujourd’hui a « une épaisseur de durée » qui s’inscrit dans les conditions historiques qui sont les nôtres  comme si tout était  à éprouver intensément tant que la pulsion de vie l’emporte , jusqu’à  ce que la mort ne l’exténue définitivement. Le terme aujourd’hui fait l’objet d’un travail de définition et de réflexion sur lequel s'ouvrent les premières méditations. Les traits caractéristiques en seraient : la laïcité et le questionnement critique. Breton pose une distinction radicale, proche de celle de Bultmann, malgré quelques nuances, entre foi chrétienne, c’est-à-dire christique, et une religion d’essence politique, faite d’observances et de soumission à la doctrine. Si Pierre Hadot fait l’aveu qu’il n’a jamais pu voir, dans les pratiques et les textes chrétiens, le lieu d’exercice spirituel, n’est-ce pas parce qu’ils sont toujours commandés par une idée de vérité absolue, sous la forme du dogme, dont l'institution religieuse est le garant, alors que Breton présente la voie de la croix comme une voie parmi d’autres ? 

La méditation sur Jean 1, 35-40 insiste sur la recherche et sur le désir de rencontre. Une quête est bien le mouvement par lequel on s’emploie à trouver le lieu de son désir sans jamais être sûr d’y parvenir, de pouvoir y demeurer, sans toutefois le tenir. Le défi de la croix dont il est question n’est pas seulement ce qu’il est convenu d’appeler la passion et la mort du Christ sur la croix, c’est le dit de Matthieu 25 : ce que vous avez fait au plus petit c’est à moi que vous l’avez fait. Ce texte passe sous silence tout ce qui concerne la religion et ses impératifs. Les gestes les plus banals de la vie quotidienne envers les plus démunis, les souffrants, les dévisagés, opèrent une transformation de ces anonymes en un « je » mystérieusement divin, « c’est à moi que vous l’avez fait ». Ce texte de Matthieu 25 est le joyau qui oriente tout l’évangile et lui donne de devenir exercice spirituel. Breton pratique un art de lire, de dire et de devenir. « D’un mot à l’autre, écrit le poète, je ne suis plus le même ».

La lecture de Jean 1,35-40  renverse l’ordre et l’importance donnés aux catégories d’Aristote. Dès son premier ouvrage Esse in, esse ad, la relation est privilégiée par rapport à la substance. La question posée par les disciples du Baptiste institue le lieu comme une catégorie de choix : « Maître, où demeure-tu ? » et non pas « Maitre qui es-tu ? ». Le demeurer, forme de l’être-dans - si cher à l’oraison, au Carmel - donne son plein sens à la présence : être-là, sans rien faire, dans un lieu où s’exerce un agir de façon immanente. Le mouvement d’une vie spirituelle est celui-là même de la démarche du philosophe néoplatonicien : demeurer dans le principe, agir sur soi et le monde dans la mouvance du principe, faire retour au principe (ou encore esse in, esse ad, esse in). Ce que Jean formule dans les chapitres 13 et 15 : demeurez en moi et moi en vous, portez du fruit ; c’est-à-dire qu’il s’agit de se transformer, de transformer le monde et de retourner à Dieu.  Breton donne leurs lettres de noblesse aux pauvres du langage : prépositions, adverbes,  comme où, auprès, par, pour, avec. Breton leur consacre une large part dans son ouvrage Rien ou quelque chose. Philosophe, Breton a une passion pour le langage et ces pauvres du langage sont des opérateurs de métamorphoses. Ce sont eux qui permettent de penser autrement le rapport au maître. «  Le maître diffuse autour de lui un espace de gravitation ». Ce n’est pas un professeur « il est celui qui créé autour de lui une aire de libre devenir ». Sans les pauvres du langage, comment pourrait-on penser la subversion de l’absolu de toutes les traditions : avec le "je" mystérieux du  Christ présent dans les plus petits des siens, c’est le divin qui disparait dans les autres. Le divin s’accomplit dans ce déplacement lorsque des humains luttent pour qu’advienne un monde de justice et redonne un visage à ceux qui n’en n’ont pas. Le troisième opuscule développe le déplacement de l'absolu: Dieu disparaît dans les autres. Dieu ne serait-il pas comédien ?

Une vie spirituelle, c'est d'abord une voie. Breton est un odologue. Il s'adresse aux chrétiens en questions, mais ceux-ci ne sont pas les seuls à manifester le désir d’une vie spirituelle, plus ou moins en distance avec les institutions. Breton n’est pas insensible à l’attraction des jeunes vers l’Inde, entraînant le voyage en même temps qu’un voyage intérieur. Il est aussi très proche de ceux qui combattent pour la justice, en dehors de toute référence chrétienne et exercent un esprit de contestation radicale et sans consolation. Il y a donc, pour Breton, d’autres voies que celle qu’il choisit et développe dans ses textes. La quête des chrétiens en questions, orientée vers "l'autre et l'ailleurs" convient bien avec l'esprit critique, qui constitue la démarche philosophique que Breton a pratiqué toute sa vie. Breton développe la voie qui est la sienne, celle de la Passion, celle du Verbe de la Croix, parole des plus incisives qui porte une critique sans pitié sur les idoles et sur les fanatismes. C'est ce qui rend l'évangile accessible à l'exercice spirituel. L'évangile a le courage de la question; c'est même l'exigence de sa vitalité.