La poupée, l’enfant de l’enfant
Griffon, n° 79, avril 1987
On a tendance aujourd'hui à appeler poupée n'importe quoi. Quelque soit le matériau, quelque soit la taille, tout ce qui a une tête et un tronc semble tomber sous cette dénomination commune. Bien que la poupée, au moins sous la forme de la figurine humaine, soit extensive à la culture, le phénomène de la poupée prend une ampleur particulière en Occident à partir de l'âge classique, lorsque l'enfant commence à susciter l'attention qui marque les débuts de son règne.
Le dictionnaire Robert propose d'enraciner le mot "Poupée" dans le latin populaire du XIIIème siècle: "puppâ" qui l'apparente à un mot latin plus classique: "pupa": petite fille et par extension: poupée. Il attribue à "pupe" le sens probable de "mamelle" et de "sein" comme si on en était venu à désigner la fille par l'organe nourricier, toujours érotisé.
La poupée s'inscrirait donc dans le maternage, terme dont la récente connotation péjorative ternit le caractère désirable: le pouvoir sur la vie: une mystérieuse proximité avec la vie et la mort.
Le jeu de la poupée prend-il racine dans une image de la femme "mère-nourriture" ? On comprend la crainte que la formulation de la question peut susciter dans une conscience féminine aiguisée.
Mais il faut poursuivre le questionnement: la poupée, sans être aucunement éternelle, ne constitue-t-elle pas davantage qu'un objet, c’est-à-dire un système féminin ? Le jeu de la poupée prend-il racine dans une image de la femme "mère-nourriture" ? On comprend la crainte que la formulation de la question peut susciter dans une conscience féminine aiguisée.
Qu’est-ce donc qu’une poupée, à la différence d’une figurine ou d’un animal humanisé en tissu ou en peluche pour ne pas parler des marionnettes ou des pantins ?
UN PEU D'HISTOIRE
L'histoire de la poupée s'inscrit dans celle, jusqu'alors descriptive, des jouets dont elle est un chapitre.
Si l'on feuillette, par exemple, le livre de H. d'Allemagne, L'histoire des jouets (Hachette 1902) ou celui de Leo Clarette Dictionnaire des jouets (réédité par les éditions du Layet 1982), il apparaît que l'antiquité a fabriqué des poupées. Si l'on visite une exposition comme celle du musée de l'homme: "poupée jouet-poupée reflet" (1983-84), il semble bien que la poupée, à la différence de la figurine, a toujours eu une forme humaine au féminin.
En effet, la poupée masculine, de l'antiquité à l'âge classique en Occident et dans les civilisations non occidentales, est une exception Par exemple, dans les poupées antiques présentées par Allemagne et Clarette, une seule poupée a un visage masculin, ressemblant d'ailleurs, à un masque de théâtre, et une poitrine d'homme. Cette poupée réalise une féminisation du masculin. D'une part, elle a la même structure que les poupées femmes, d'autre part, elle a une tête de masque, hors le masque féminisé.
L'artiste de théâtre est un homme féminisé, car le masque cache l'homme social. Comme Ulysse, celui qui change de masque a un nom: personne; sans nom, sans être propre; comme la femme échangée par des hommes.
Le masque, c'est aussi le visage figé, le visage sans yeux, dernière empreinte que laisse le visage mort.
Traditionnellement, c'est la femme qui accompagne l'être humain au moment de la mort: femme pour les hommes jusqu'en son exception masculine, telle est la poupée antique.
Dans les autres civilisations, comme en témoigne l'exposition "poupée jouet-poupée reflet", la poupée est non moins féminine au\ exceptions près.
Les poupées japonaises de la fête des garçons, qui célèbre à la fois le renouveau du printemps et la guerre, sont des poupées costumées en soldats avec tous leurs accessoires de guerre. On peut se demander si cette fête de la virilité ne fait pas simplement pendant la fête des poupées proprement dite réservée aux filles.
Cette fête, à travers les vêtements et les plats cuisinés, est celle de la croissance. (Le vêtement est le signe de la vie sociale). La nourriture est nécessaire à la vie: nécessaire pour que la fille devienne mère, nécessaire à l'enfant que la mère fait naître.
Cette fête rejoint donc indirectement la célébration de la maternité que symbolise spécifiquement, dans de nombreuses ethnies des poupées de fécondité (en Afrique notamment) et les poupées de deuil, substitut d'un défunt proche (dans les terres arctiques). Les rares poupées folkloriques masculines et les poupons sexués du Groenland, semble prendre sens également à partir du féminin et de la fécondité.
La fécondité exige un homme et une femme exerçant leur sexualité selon les règles de leur groupe, dans un système d'alliance et de parenté. Le couple "folklorique" présente, le plus souvent, le costume de cérémonie, différent pour les hommes et les femmes. On peut, peut-être, les rapprocher des figurines de mariage en argile, en tissus ou de brindilles, qui en Indonésie, par exemple, permettent de reconstituer dans un jeu, la cérémonie et les festivités du mariage. Or le mariage, qui rassemble le groupe pour fêter avec faste l'alliance et les multiples échanges qui l'accompagnent, c'est aussi l'introduction dans la parenté, le souhait de l'enfantement que l'on trouve en Europe à partir du XIe siècle. Les poupées folkloriques avec leurs vêtements, somptueux dès qu'elles ont un pendant masculin, font penser au mariage de poupée.
Les poupées de bois, de sexe masculin, qu'on trouve chez les Inuits représente› l'enfant que la femme porte dans son capuchon. Elles renvoient donc à la maternité : la femme met au monde les hommes eux-mêmes ... Ainsi, sans effacer l'inégalité du masculin et du féminin, la poupée exprime la puissance des femmes par rapport à la vie.
C'est pourquoi, chez les Inuits, en tout cas, pour qui le sexe symbolise la puissance, les poupées sont sexuées. C'est peut-être pour cette même raison, qu'en Occident, les sorcières, qui sont toujours des femmes, ont fait de la poupée, le double de la vie humaine, capable de s'animer ou de s'immobiliser en tout être humain.
Tout se passe donc comme si les poupées exprimaient le pouvoir des femmes sur la vie, pouvoir si désirable que les hommes ont toujours cherché à le juguler. Par revanche, peut-être par peur probablement. En cela réside sans doute une des ambivalences des poupées.
FILLES ET MERES
La poupée ainsi, est affaire de mère, de maternité. Jouer à la poupée, c'est jouer à la Mère. Rien ne parait plus aisé à comprendre pour nous, qui jouons à la poupée fille et même à la poupée bébé.
La poupée enfant est une invention récente, datant du XIXème siècle. Ce siècle, dont on pourrait dire, en évoquant le vers d'Hugo qu'il est "celui où l'enfant paraît". "Âge d'or" de la poupée, dit Robert Capia .dans Les poupées françaises (Hachette, 1979), parce que c'est l'âge d'or de l'enfant. Mais cet âge d'or n'arrive pas d'un coup avec l'avènement du capitalisme, comme certains ont voulu nous le faire croire. Il est longuement préparé par des ruptures décalées les unes des autres, comme le montre l'ensemble des études de Philippe Ariès sur l'enfant et la famille (L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Seuil, 1973).
L'enfermement de la vie familiale dans une plus grande intériorité, au XVIIème siècle, comporte le souci de l'enfant mis à l'écart du monde adulte. Il faut l'éduquer et l'instruire ; seul l’enfant "bien élevé" devient un "honnête homme". Le jeu désormais prend place dans le développement de l’enfant et le jouet se voit doté d'une fonction propre. Pour la première fois, il se définit par rapport à l'enfant. Ailleurs, avant, s'il servait à jouer, il avait aussi d'autres fonctions qui le reliaient d'abord au monde des adultes.
Il n'en reste pas moins, qu'à l'âge classique, dit en bref celui de la représentation, la poupée la plus répandue est la poupée de mode dont nos poupées mannequins sont, sans aucun doute, de nouvelles figures. Le plus souvent en bois, parfois très grandes, somptueusement vêtues et chaussées, magnifiquement coiffées et ornées de bijoux, elles portent la mode d'un pays à l'autre. Habillées en femmes, destinées d'abord à des femmes reines ou princesses, ces poupées ont des figures de petites filles.
Toutefois, dès le XVIème siècle, on en offre aux enfants princiers, en cadeau de naissance ou pour leurs jeux ; et, plus largement, aux enfants des familles aisées. A côté de ces poupées de luxe, existent des poupées plus simples avec une tête de fille et un corps en forme de cylindre.
Au XVIIIème siècle, il y a des poupées pour enfants riches. Celles-ci, outre leur trousseau, ont souvent tout un environnement : mobilier, cuisine, dînettes, maison. La poupée réalise une de ses fonctions : permettre l'apprentissage de la vie sociale. Si les poupées ont souvent un visage "poupon", elles sont des femmes au centre de la maison. La poupée enfant, presqu'uniquement fille, n'a de rôle de par rapport à la poupée femme et mère qu'elle accompagne.
On pourrait dire que si la poupée est d'abord femme mère, elle est essentiellement fille-mère, cette idée ne nous est pas familière, à nous qui jouons d'abord avec des poupées enfants. La poupée fille permet de jouer à papa-maman, mais elle ne se limite pas au jeu d'imitation. A travers la poupée, on s'identifie à la mère.
C'est bien ce que veut Catherine Refabert avec ses poupées petites filles, soigneusement habillées et coiffées, un jour en robe à smocks, un autre jour en jogging, un jour classique, un autre jour excentrique distinguée.
Ces poupées filles, correspondent à un désir de mère qui n'épuise pas le désir des mères. Il n'y en a pas moins en nous, quelque part, ce désir d'une petite fille, sorte de petite fille modèle qui, même en culotte est bien une fille !
Mais, parce que dans cette beauté, figée, la poupée est selon l'expression même de leur créatrice "l'espace d'une vacuité" qui permet des désirs contradictoires ; cette même poupée permet à l'enfant d'échapper à l'emprise qu'elle lui impose.
En inscrivant ses poupées - qui sont bien des filles de leur temps, coiffure tantôt trop sage, tantôt trop insolente, vêtements dont la mode est d'exploiter des éléments un peu anachroniques, ou déjà à la mode pour le vêtement des générations antérieures : col claudine, col marin, smocks, dentelles, tashers, culottes courtes etc...dans le lignage des poupées traditionnelles, Catherine Refabert leur donne cette capacité de substitution et de transfert qui caractérise bien la poupée, mais qui change totalement de sens avec les contenus qu'on y met.
La poupée n'est pas seulement, selon un processus d'imitation immédiate, l'enfant de la petite fille ; celle-ci ne se comporte pas seulement avec sa poupée, comme ses propres parents avec elle-même, avec sa poupée, elle règle ses comptes avec ses parents et avec les modèles de la culture.
La poupée ouvre un monde d'inversion.
Parce que la poupée porte les désirs de la mère -des mères-, elle est la mère de la petite fille. "Je ne suis pas une poupée" dit la petite fille, "je suis moi". Opposition, refus, amour. Mais puisque la fille est la mère de la mère, tout est changé et tout revient...
La poupée, à l'extrême pointe du jeu des doubles, permet la plus subtile des transgressions, lorsqu'elle cesse d'être miroir et substitut, pour devenir la petite fille elle-même. A travers la poupée, la petite fille réalise ce rêve fou : être à elle-même sa propre mère. Cause de soi : en cela réside sa puissance la plus secrète.
J'ai dit jusqu'alors, la petite fille, on pourrait dire l'enfant, à la condition de bien voir que dans ce jeu, circulent d'abord des rapports à la mère, qu'il ne s'agit pas seulement de jouer au père - comme un féminisme facile pourrait le prétendre - mais au fils-mère : être mère en se faisant, illusoirement sa propre mère.
La poupée bébé -invention du XIXème siècle-, dans laquelle Catherine Refabert a manifesté l'excellence de sa création, est peut-être, davantage destinée à jouer au papa et à la maman, à reproduire les sentiments et les rôles, qui, un développement de l'enfant, attacher de l'importance au corps, pour s'intéresser dans la cellule familiale étroite, se déploient à partir de la relation conjugale. Il a fallu supposer un développement de l’enfant, attacher de l’importance au corps, pour s’intéresser ainsi au bébé, à celui qui ne parle pas.
Poupée à câliner, poupée à jouer, la poupée-bébé si son créateur ne l’encombre pas d’un sexe déterminé, porte cette indifférence qi permet de combiner, comme on veut, dans la relation à la mère, le féminin et le masculin en chacun, à chaque moment, sans figer l’un ou l’autre.
La poupée s'adresse bien aux petits garçons, mais pas d'abord et pas seulement en tant que père. Je ne vais pas m'en désoler ! Car les filles, les femmes sont appelées ailleurs par la paternité
DIFFERENCE
La poupée mannequin, avec son corps effilé de femme, permet aux petites filles le jeu inépuisable de l'habillement des femmes. Elle leur permet aussi, avec les accessoires nombreux qui accompagnent souvent la poupée mannequin, de s'identifier à un certain type de femme qui donne à rêver. On peut lui prêter un certain bonheur ; elle possède ce que la société désigne comme désirable.
Aujourd'hui, la poupée mannequin a tendance à quitter ce monde sublunaire, pour prendre le visage de la femme d'aventure.
Ses vêtements : une armure, ses accessoires : une couronne-casque, une massue, un bouclier, un joyau. Cette composition a un style : celui des mannequins de l'espace.
La femme lutte contre les attaques des méchantes, dont elle triomphe forcément. Ce nouveau modèle d'humanité sans échec, a, du moins, le mérite de prendre manifestement en compte, le désir de violence des filles. Pacifique ou agressive, la poupée mannequin est le miroir d'un monde rêvé ou du rêve d'un monde ; elle n'a pas la mobilité qui permet de briser le miroir. Elle est une femme, mais elle n'est pas une femme-fille et même quand elle est mère, elle n'est pas une fille-mère. Elle a perdu l'ambivalence des poupées.
Quant aux Patoufs, elles sont bien des poupées de par leur forme humaine, car la débilité, voire la monstruosité appartient à l'humain.
Est-on séduits par la différence individuelle qu'elles s'efforcent d'exhiber ? On ne l'adopte, en tout cas, que parce qu'elle est de paille ! Dans les sociétés où les infirmes physiques et mentaux étaient intégrés, sans être mis à part, on s'efforçait de faire de belles poupées, du moins des poupées symboliques.
Je ne veux pas dire que l'horrible, le laid, le grotesque n'aient leur place dans l'univers des jouets. Mais le grotesque convient mieux avec l'énorme et la miniature, qu'avec le double de la figure humaine respectée jusque dans sa taille, égale ou proportionnelle à celle des humains.
La figurine - jouet se doit d'être essentiellement miniature, lorsqu'elle se permet d'être grotesque. Défi à l'humain, le grotesque ne prend pas celui-ci pour canon, ce pourquoi il se donne à voir, de préférence énorme ou minuscule, en dehors des normes de l’humain, en tout cas.
Car, une telle figurine-les grands fabricants de figurine l'ont compris- n'a pas besoin d'une configuration précise. Au contraire, il faut qu'elle soit stylisée. Elle ne valorise pas l'humain, elle le joue, elle en joue, le déjoue. Elle ne le représente pas, même lorsqu'elle l'imite de façon outrageuse. La figurine grotesque se manifeste résolument illusoire dans sa structure (rude, sphérique, cylindrique ou d'un relief minimal) et dans sa taille (elle tient dans la main du joueur).
En jouant à la figurine, le joueur fait l'expérience d'un pouvoir démiurgique : il fait le monde de ses mains, en combinant et emboîtant les éléments. Il se moque ainsi des modèles - les figurines ne leur ressemblent pas - en même temps qu'il parvient à dominer leur pouvoir et leurs possessions
Les nouveaux monstres en peluche ou en tissu (Smorkys, Nombrilas, Bum-Bum etc...; semblent être les descendants des animaux de feutrine fabriqués depuis la fin du XIXème siècle, dans le contexte de la psychologie naissante, qui s'attache à la sensibilité particulière des tous petits enfants.
On a d'abord matérialisé dans le tissu des personnages de fables ou de contes, animaux humanisés, familiers des petits enfants. On a tendance, aujourd'hui, à accentuer de façon caricaturale leur caractère monstrueux, à l'image des héros de la TV. Laids et drôles, ils plaisent aux enfants, surtout lorsqu'il comporte un gadget du genre phénomène de phosphorescence. Les enfants, depuis quelques décennies déjà, se sont montrés fascinés par les lampes et les prises électriques. Celles-ci ne peuvent, pas plus que les nouveaux monstres prétendre à être des poupées ! Car l'humain sans mélange - la femme et par extension l'enfant - est la mesure de la poupée. Sans concurrence.
Les poupées traditionnelles n'ont rien à craindre pour leur avenir. Le premier fabriquant mondial de figurines grotesques (Fisher-Price) s'intéresse maintenant aux poupées. Il sait bien qu'il n'est pas possible d'en finir un jour avec la mère !