LA PSYCHANALYSE UNE VOIE POUR S’ORIENTER DANS LA PENSEE DE LA VIEILLESSE ?
Texte deux sur ce même thème -1996
Je reproduis ici un texte qui est proche du précédent, et qui comporte même quelques doublons mais dont l’accentuation est différente car il porte beaucoup sur les rêves des personnes âgées alors que le précédent luttait d’abord contre le désir, quelque peu mortifère, d’être encore et toujours utile.
Devenue aujourd'hui un sujet de préoccupation majeure pour la société, la vieillesse dont les limites ne cessent d'être reculées regroupe une population en incessante expansion. Entre le début du troisième âge qu'il est convenu de fixer au moment de la retraite et la fin du quatrième âge, il peut s'écouler un temps égal à la durée requise pour l'éducation et la formation d'un enfant dans les pays industrialisés (entre vingt et vingt cinq ans). La vieillesse est le dernier épisode dans l'histoire d'un sujet désormais atteint dans son propre corps et même parfois dans sa pensée et spécialement affecté par des pertes et des deuils d'objets aimés. La vieillesse est marquée par la diminution des forces, l'abaissement de l'acuité sensorielle, les blessures multiples des processus de détérioration. Le visage s'efface, creusé dans les plis des rides, défiguré souvent, édenté. "Nous respirons, nous changeons, nous perdons nos cheveux, nos dents, notre fraîcheur, nos idées" (1).
La peau d'une fragilité indiscrète n'a plus son pouvoir protecteur. Le corps déclare sa faiblesse et montre sa difformité. De plus en plus dépourvu de plasticité, il annonce le passage à l'être de pierre en lequel le "je" disparaît à jamais.
LA FIN DE PARTIE PEUT-ELLE FINIR MOINS MAL ?
Dans une pièce terrible (2), provocante, Beckett tourne en dérision la sinistre condition de l'humain dont la décomposition est l'inexorable destin. Sur le mode de l'excès qu'autorise le faux semblant de la représentation théâtrale, il nous donne à voir dans toute son horreur la fin de partie dans laquelle nous sommes engagés et dont chacun sort perdant. Les corps se décomposent et les "passions tristes" font rage.
LE CHOC DES CORPS QUI SE DECOMPOSENT
Sur une scène refuge, plus rien ne vient du dehors qu'un trait de clarté tombant de deux lucarnes hors de portée, juste assez pour rompre l'obscurité sur laquelle se détachent, comme des ombres, quatre corps amoindris, trois sont déjà immobiles et le seul valide se déplace avec difficulté. Tout est gris et sombre, "noir-clair", sauf les taches de sang sur le mouchoir du personnage central, double informe de son visage cramoisi, congestionné, contrastant avec le teint trop blanc des vieux parents décrépis, coincés dans leur poubelle, et avec le visage de cire de Clov le serviteur, tenant-lieu-de-fils. Tous anticipent la mort attendue qui rode. Tout est vieux, cassé, en ruine, tous sont vieux et, comme le plus jeune lui-même, puent déjà le cadavre. Les vieux parents cul-de-jatte pourrissent dans du sable infect, abandonnés, minés par la faim, à chaque instant un peu plus diminués. Leur vue baisse, leur ouïe aussi. De plus en plus engourdis, ils ne peuvent plus même, d'une poubelle à l'autre, se gratter ni s'embrasser, se rapprocher pour la bagatelle dont Nell expirant a encore la pensée. Paralysé, en fauteuil roulant, aveugle, agité, artificiellement stimulé et stupéfié, le fils, lui-même vieux et handicapé, exerce au "royaume pour les boueux" sa tyrannie sur ses enfants déchets que sont devenus ses très vieux parents. A sa tyrannie il donne un autre tour dans la soumission qu'il impose à Clov. Celui-ci tourmenté par le désir impossible de les quitter se trouve entraîné dans le tourbillon de la vieillesse et toujours là immanquablement. Il marche encore, ou plutôt traîne les pieds mais il ne peut s'asseoir; raide, vouté il déploie des mouvements mécaniques, des gestes lents et maladroits pour accomplir sa fonction de prothèse : déplacer le père-maître, le lever, le coucher, donner les nourritures et les drogues tant qu'il en reste, passer le cathéter, surveiller les ordures. Tout s'épuise, anticipant le néant de la mort.
LE RAVAGE DES PASSIONS TRISTES DANS UN MONDE DE VIEUX.
Le choc de la décomposition des corps est redoublé par celui des "passions tristes". Les passions tristes qui diminuent notre puissance d'agir et dont la haine est le paradigme traverse tous les âges de la vie. Spinoza (3) puis Nietzsche (4) nous les montre à l'œuvre à travers les typologies de l'esclave, du tyran, du prêtre. Ces passions prennent dans la vieillesse une tournure particulière. Les vieux de Beckett incarnent dans leur décrépitude le ressentiment : la vieillesse apparait comme ce qui sépare de la vie; ils font leur délectation de la misère, de l'impuissance, du mépris. "Rien n'est plus drôle que le malheur".
Du côté des parents se déploie une même volonté d'imposer leur présence envahissante, de se plaindre et de gémir, de diviser pour tenter dans un perpétuel renversement, de régner à nouveau. Du côté du fils et du serviteur, eux-mêmes touchés par la vieillesse et l'infirmité, l'envie de se protéger de ces êtres indésirables et gênants se mêle au souhait d'anticiper et de hâter leur agonie et leur mort. Les désirs d'abandon, de vengeance, de rejet s'expriment sous la forme la plus crue : traiter l'autre comme une ordure, se prendre soi-même pour une ordure. Hamm veut voir souffrir son père, sa mère "autant que de tels êtres le peuvent ! Et il ne cesse de s'assurer des tourments qu'il inflige à Clov. Chez Hamm se déroule la lugubre chaîne des passions tristes : la cruauté, la colère, la vengeance, l'indignation, le désespoir. Maudits sont ces "progéniteurs", ces "fornicateurs", coupables de l'avoir fait naître. "Etre sur terre c'est sans remède", ce que Clov répète en écho : "la belle époque quand on n'est pas de ce monde". Hamm n'aura jamais fini de se venger. Ce qui se joue sous nos yeux dans ce théâtre de la fin, c'est une lutte sans issue pour l'indépendance, qui condense en l'exemplifiant le règlement de comptes entre les générations le jour où la vieillesse a vraiment frappé. Tout se passe comme si c'était dans l'ordre des choses quand il s'agit d'un père, d'une mère, que d'être mal traité par son enfant. Quant au père, jusqu'au dernier souffle, il espère goûter la jouissance de mettre de nouveau son fils dans le besoin. Hamm fait mourir à petit feu les deux plus faibles, il épie anxieusement les signes de leur mort et, s'il entretient chez Clov quelques étincelles de force, c'est pour pouvoir le faire marcher à coup de sifflet et s'assurer de ne pas mourir seul. A l'enfant recueilli, à l'être asservi il fait payer sa dette; il le rive à son fauteuil, être pour rien, sans projet, et il trouve un plaisir sadique à lui dire qu'un jour il sera comme lui à cette différence que lui n'aura personne à ses côtés.
Fin de partie a une portée universelle, il s'agit bien de la condition humaine dans sa misère et sa déchéance. Anzieu propose même de lui donner pour sous titre : l'illusion tragique (5). Rien ne change, ça continue, et ça finit mal, plus mal encore que ça avait commencé; ça n'en finit pas de finir. Mais Fin de partie peut se voir aussi comme une parodie de la vieillesse dans des conditions historiques particulières : celles d'une famille conjugale où les liens entre les générations sont morbides, déplaçant dans un cercle infernal les positions de bourreaux et de victimes. Le noyau est un couple symbiotique, dont l'accident de tandem dans lequel les vieux parents ont perdus leurs guibolles, fait pointer le mortel danger. Les voici condamnés à pourrir séparés dans deux poubelles accolées. Beckett nous montre des relations qui se désagrègent d'être sans dehors et sans avenir, comme si la famille conjugale qui ballote l'enfant entre l'ordre de partir et l'ordre de rester dans un jeu de chantage effréné à la mort était une machine à fabriquer des morts : "loin de moi tu serais mort et inversement», "tu me quittes tu ne m'aime pas" (6). Thanatos règne en souveraine, commandant un désir de retour à l'inorganique, qui conduit à pourchasser la vie jusque dans le moindre insecte. Lorsqu'à la dernière scène, Clov, passant enfin au geste du départ, revient pour écouter le soliloque de Hamm et jouir de la solitude, de l'ipséisme même en lequel s'enferme celui qui le croit parti, il apparait debout, immobile, impassible (7), comme pétrifié, tel un cadavre dressé. De cette tentative de sortie, de cette séparation pressentie et anticipée comme mortelle par les trois autres personnages, ne meurt-il pas?
La scène du théâtre, à la manière d'un rêve d'angoisse, est pour le spectateur une surface de projection qui donne corps et figure à ce qui n'est pas représentable : la décomposition et la haine de la vieillesse déjà si diversement traversée par les morts multiples qui l'affectent. Les vieux corps qui nous importunent et qu'on ne saurait voir, sont présentés sous la forme d'un tas d'ordures en même temps que s'exprime un vœu secret et obscur de servitude et de puissance : nous voulons les garder! C'est autour des poubelles et d'une chaise d'infirme que s'organise un espace lui-même poubelle, "le syndrome de Diogène" résumant la vieillesse dans toute son horreur. Comme dans un rêve, nous devenons tous ces vieux, père, mère, enfant, esclave, tordus, tronqués, mourants, et nous sommes aussi cette poubelle. Le temps du théâtre est comme le temps du rêve un " temps identifiant" (8)
AU MIROIR DE LA VIEILLESSE UNE ETRANGE IMAGE DE L'HUMAIN
Les vieilles personnes sont guettées par l'infirmité, sinon infirmes. Elles sont difformes, c'est bien là ce qui nous épouvante et qui nous heurte alors que, nous le savons, la vieillesse est une nécessité de la nature. Nul n'y échappe sauf à mourir avant qu'elle ne survienne! La vieillesse est pour l'humain un miroir qui renvoie une image étrange, dans laquelle il est pénible de se reconnaître. Le prolongement de la vie, avec les techniques de réparation et d'intervention sophistiquées, rend l'infirmité probable, plus imprévisible et plus redoutable que le bâton évoqué par la question du Sphinx. Avec la vieillesse, l'infirmité n'est plus seulement la part d'une minorité ni ce qui survient par accident. Elle devient quasiment notre destin. De surcroît l'individu moderne se voit soumis à une injonction de vivre longtemps sans pour autant avoir le droit d'être vieux. La vieillesse, l'infirmité, la mort sont soustraites aux regards dans des lieux à part. Cependant la vieillesse, dans sa proximité de la mort, résiste à laisser traiter l'infirmité qui l'accompagne dans la logique de performance qui est celle du handicap : on ne peut ni l'intégrer ni la rééduquer (9).
Ceux que nous croyons proches, parents, amis, d'une génération ou de deux générations plus âgés, nous deviennent étrangers; ils sont si différents de ce qu'ils étaient. La vieillesse nous interroge sur notre identité : qui sommes nous donc si ces proches peuvent vivre si longtemps estropiés, assistés, à la limite de leur corps, et comme sans organisme pour reprendre une expression de Gilles Deleuze (10), souvent atteints dans leur aptitude à penser ? La vieillesse ébranle nos certitudes, nos représentations, nos normes de l'humain en même temps qu'elle nous inflige une véritable blessure narcissique. L'infirmité de la vieillesse est d'autant plus étrange qu'elle touche le familier, le prochain, le normal, mais si ce qu'elle a d'étrangement inquiétant appartient comme le dit Freud à cette catégorie "d'un familier devenu étranger par refoulement" (11), quel familier refoulé l'infirmité de la vieillesse vient-elle donc réveiller ? Cette question interpelle spécialement ces hommes, ces femmes vieillissant, déjà vieux peut-être, qui se trouvent confrontés à la vieillesse de leur vieux parents. Ceux qui sont ainsi devenus infirmes nous les avons hais, aimés, admirés, redoutés, nous les avons rêvés invulnérables, immortels, alors qu'en des dramatisations nocturnes, nous n'avons pas craint de les mettre à mort. Aujourd'hui se réalise ce vœu infantile d'inverser les rapports de force en même temps que nous ressentons la charge qu'ils font peser sur notre propre vie. Le corps infirme du vieillard a la particularité de jouer sans cesse avec la mort. Il s'effondre souvent et souvent se reprend; il vit au ralenti et nous finissons pas croire qu'il n'y a pas de raison pour qu'il meurt. Comme dans la nouvelle de Patricia Highsmith En route pour l'éternité, nous imaginons qu'il est incorporel (12). Un vieillard assoupi dans son fauteuil ou endormi sur son lit évoque un spectre et il nous effraie; est-il mort, est-il encore en vie? Ne va-t-il pas nous entraîner dans son intrépide et fascinant mouvement vers la mort, comme si son impuissance recélait une toute puissance. Entre la fantaisie et la réalité, entre la vie et la mort, la vieillesse fait basculer les frontières.
LA VIEILLESSE UNE LIMITE POUR LA PSYCHANALYSE
Comme le handicap et sans doute pour les mêmes raisons la vieillesse n'a guère intéressé les psychanalystes (13). L'atteinte du corps, sa décomposition si difficile à élaborer, son caractère irréversible, la proximité de la mort n'engagent guère à un projet thérapeutique. En outre l'objection formulée par Freud lui-même concernant l'âge avancé, la rigidité des processus psychiques, le caractère non éducable du sujet âgé, la quantité des matériaux disponibles et aussi la longueur de la cure, sous-tend le préjugé que la psychanalyse n'est pas concernée par vieillesse (13). A cette idée reçue j'opposerai un doute. Le sujet âgé, même s'il a du mal à parler manifeste jusque dans l'aphasie et la démence un désir de communication. Pour en revenir à Fin de partie, si brèche il y a dans la désespérance, elle est à chercher du côté du plaisir de raconter une histoire. Le vieux Nagg moribond veut raconter à Nell l'histoire drôle du tailleur qui met plus d'un trimestre à faire un pantalon parce qu'il butte à chaque fois sur l'entre-jambe! Hamm ne peut écrire, dire son histoire (son roman ? son autobiographie ?) qu'à la condition d'avoir un autre à portée de voix pour l'écouter.
Si la psychanalyse représente, dans ce cas, un certain nombre de risques, l'excès de souffrance, la solitude et l'abandon des vieilles personnes me font penser qu'on n'a rien à y perdre et beaucoup à y gagner : pour les plus vieux, pour les "jeunes-vieux" que sont leurs enfants déjà vieux. La psychanalyse aussi a beaucoup à y gagner. Avec les vieux comme avec les handicapés mais différemment, la psychanalyse est entraînée dans un travail qui l'oblige à modifier son dispositif et son cadre et à remettre sans cesse sur le métier les outils théoriques. Je fais donc le pari qu'un travail psychanalytique est possible et souhaitable jusque dans le grand âge, partant du postulat que la fin n'est pas toute entière contenue dans le commencement.
Ce pari m'entraîne à porter un autre regard sur la vieillesse. Le corps certes est infirme. Mais les vieux sont capables d'avoir des pensées concernant ce corps infirme, de fantasmer, et surtout de rêver. Ils sont pour beaucoup encore aptes à raconter des histoires, leur histoire. C'est à leurs rêves que je veux m'intéresser et les intéresser.
Pour éprouver mon hypothèse et affiner mes questions, je me suis proposé de me mettre à l'écoute des récits de rêves de personnes d'un grand âge. Quels récits de rêves les vieux apportent-ils, comment jouent-ils de la libre association?
Comment rendre la nuit du rêve aux humains les plus fatigués et les plus meurtris? Comment les aider à devenir les historiens du désir qui advient au chantier du rêve leur arrachant leur passé à la fatalité d'un temps linéaire? L'écoute psychanalytique, quand approche la fin de partie ou qu'elle est déjà là, n'offre-t-elle pas "la matière surnaturelle" et le "futur et millénaire amour" qui pourrait tromper l'horreur dont les humains sont inéluctablement visités?
A L'ECOUTE DES REVES ET DES HISTOIRES DES VIEILLES PERSONNES.
L'hôpital Charles Foix à Ivry-sur-Seine, centre de recherche et de formation en gériatrie, rassemble quelques quatorze cents vieillards atteints de pathologies diverses avec souvent des "handicaps" (souvent des infirmités cérébrales et motrices pouvant s'accompagner de démences), de toute origine sociale, ethnique et culturelle mais dont la majorité cumule la double misère de la vieillesse et de la pauvreté. Charles Foix regroupe des moyens et longs séjours et dispose d'un hôpital géronto-psychiatrique de jour, le forum Jean Vignalou. Ce forum, espace liminaire à la limite du dehors et du dedans de l'institution, offre des activités de groupe dont le principe est de rappeler au vieillard qu'il est un être de désir et de parole. J'ai participé à l'animation d'un groupe de poésie régi par la règle de la libre association et j'ai été étonnée des ressources d'expression, de la souplesse, de la capacité de goûter un texte et de jouer avec les mots chez des personnes si détériorées.
Mis à part quelques cas sociaux atteints de sénilité précoce, l'institution prend en charge de façon provisoire ou définitive des sujets d'un grand âge : dans une sous-unité d'une cinquantaine de personnes il n'est pas rare de trouver trois à quatre centenaires, et la moyenne d'âge se situe à quatre-vingt-huit ans. C'est dans ce cadre que j'ai réalisé la plupart de mes observations concernant les paroles de rêves, en excluant les déments et les aphasiques. J'ai enrichi l'échantillon de quelques récits recueillis au cours de conversations familiales et amicales avec des personnes de la même tranche d'âge.
J'ai mis en place des entretiens réguliers, à un rythme hebdomadaire d'une durée variant de vingt-cinq à quarante- cinq minutes selon la capacité d'attention des patients. J'ai demandé à ces patients de m'apporter des récits de rêves et de dire à ce propos tout ce qui leur viendrait à l'esprit. Confrontée à l'idée d'une diminution de l'activité onirique attribuée par les patients à leur âge, au choc de l'hospitalisation, à une peur des rêves tenus pour porteurs de mauvaises nouvelles, j'ai décidé de cheminer aussi avec ceux qui, voulant parler de leur histoire, étaient disposés à me raconter leurs rêves, même si pour l'instant, ils ne s'en souvenaient pas. Et souvent les rêves sont venus...
Rêves et transfert
Une vieille dame de quatre-vingt-quinze ans, paralysée des jambes et très mal voyante, mais très vive d'esprit à qui je demandais si elle voulait bien me raconter ses rêves m'a répondu : "pour qui rêverais-je? Je n'ai personne pour qui vivre, je voudrais me suicider". La sollicitation adressée à l'autre et la sollicitude de l'écoute favorisent les souvenirs de rêves parce que celui qui rêve pour quelqu'un se trouve revitalisé par la demande qui lui est adressée.
Pendant plusieurs semaines, j'ai parlé avec Henri, soixante-dix-huit ans, très occupé par une rééducation douloureuse à la suite d'une fracture du bassin et des deux fémurs; seul au monde depuis la mort de sa femme, il aimait me parler de son passé, de son enfance, de sa belle et simple histoire d'amour, mais aussi des duretés et des injustices rencontrées dans sa vie de modeste employé. Il aurait voulu retourner dans son petit appartement où sa femme et lui s'étaient aimés, mais les cinq étages représentaient un obstacle rédhibitoire. Il disait qu'il rêvait, mais qu'il ne savait plus ce qu'il avait rêvé. Un jour il me dit avoir pour moi un rêve. C'était un samedi soir dans son village; ses amis -ils faisaient bande- venaient le chercher dans la ferme de ses parents et ils se rendaient ensemble dans une salle de la municipalité où les garçons et les filles se retrouvaient pour danser. De la gaieté qu'il se réappoprie au présent, Henri effectue une transition entre le moment de la fête et un autre moment difficilement vécu par lui, celui d'une rupture temporaire avec ses parents, hostiles à son mariage. Il raconte alors les péripéties affectives et matérielles occasionnées par sa décision en faveur de l'amour, les retrouvailles de ses parents qui ont fini par accepter sa femme. Il rappelle avec émotion le digne accompagnement dans la mort que celle-ci leur a procuré. Aucune justification, pas de regrets! Ses parents avaient travaillé et s'étaient aimés; lui aussi avait le droit de faire sa propre vie. Cette vie il l'a résumée avec élégance dans une sorte de mythe de sa naissance, qui n'est pas sans faire écho au mythe de la naissance d'Eros : "je suis né de la chasse. Mon père en revenait tout émoustillé et m'a alors conçu avec ardeur". Paroles jaillies dans la foulée du rêve, les dernières à être entendues au terme d'une histoire sans histoire joliment recomposée pour lui-même et par lui-même à l'intention d'un autre qui a redonné à sa vie, par le rêve, un intérêt insoupçonné. Une semaine plus tard il était foudroyé par la mort.
L'image du corps
Si le rêve file et se faufile dans le récit d'une histoire, dont il noue la trame, le rêve est aussi chez le vieillard comme un écran sur lequel se projettent les images de son corps et la macabre fantasmatique qui se déploie à partir de son espace. Renée, soixante-dix-huit ans, est une femme très ridée, très maquillée, maigre, d'un enjouement presque maniaque, toujours prête à entraîner dans une danse improvisée les pensionnaires. Elle a quelque chose de l'allumeuse et de la sorcière. Anorexique, elle souffre d'une constipation chronique, de spasmes, quelques fois de diarrhées Elle manifeste des préoccupations hypocondriaques dans lesquelles la digestion occupe une place centrale et qui mettent en jeu des relations d'objet et une sexualité sur un mode anal. Le besoin d'avoir à disposition un lieu intime est pour elle un véritable souci qui gâche ses promenades. Elle a rêvé qu'elle était mal et étouffait, bouchée par tous les bouts. Son ventre était énorme, gonflé, déformé. A l'intérieur une tuyauterie rigide dont les embranchements s'entrecroisent en se rétrécissant faisant obstacle au passage d'un morceau de chair crue en forme de saucisse. Renée dit qu'elle fait souvent ce genre de rêve et enchaîne sur un de ses passe-temps favoris : s'asseoir sur un banc et regarder le boulevard. Il lui serait arrivé plusieurs fois que des vieux messieurs l'abordent et lui proposent sans détour de se retrouver chez elle pour "se tripoter". Elle fait semblant d'un certain dégoût et accuse les hommes de ne "penser qu'à ça".
Les associations prolongeant le rêve ne sont elles pas à prendre sur le registre de l'activité onirique? Chez les personnes âgées plus encore que chez les autres la frontière entre le rêve, le fantasme, et la réalité est difficile à délimiter. En entendant le rêve de Renée je pense à ces toiles de Bacon devant lesquelles le spectateur se sent devenir " cuvette de lavabo" comme elle l'est elle-même dans son rêve. C'est ainsi que le rêve de Renée figure le corps dans une logique de la sensation. Le visage et la figure s'évanouissent au profit de poussées qui se contractent et s'échappent dans le trou du lavabo. Le corps déformé, difforme se dégage de l'organisme qui, lui, relève d'une conception mécaniste (14).
Peu de temps après le décès de son beau-frère mort d'un cancer urinaire métastasé au foie, Héloïse, le voit en rêve. Il est en vêtement de nuit; c'est le spectre de son corps en ses derniers moments. Tous ses orifices sont traversés par des tuyaux et des sondes qui aspirent le pus et le sang. D'un ton menaçant il fait savoir à la rêveuse que c'est là le sort qui attend les trois sœurs dont l'aînée est son épouse. Elles finiront toutes comme ça. Trois sœurs, trois Parques peut-être présidant le destin d'un corps qui se fuit et se déborde, totalement assisté par des organes prothèses.
Mais le rêve permet aussi d'oublier son corps de détresse. Héloïse, qui a quatre-vingt-dix ans aujourd'hui et se réapproprie au présent ce rêve d'il y a vingt ans rapporte dans la suite un autre rêve. Elle se retrouve avec l'homme qu'elle a aimé tel qu'ils étaient jeunes encore au moment de sa mort. Ils sont seuls au monde, sans sœur et sans enfant, dans une campagne de vignes.
Chaque nuit Arlette, soixante quinze ans, française de Tunisie, se laisse touchée par la mer tiède et saisir par le soleil d'Afrique du Nord. Dans "ce rêve du corps", c'est ainsi qu'elle l'appelle, elle se fait paysage et reprend vie dans ce corps de plaisir qui est toujours le sien, malgré l'impotence à laquelle la condamne désormais son hémiplégie.
La crainte de l'effondrement
Sous le concept de crainte de l'effondrement élaboré à partir d'une clinique des psychoses, Winnicott entend signifier "la défaillance d'une organisation défensive" (15). L'angoisse de l'effondrement renvoie à une menace pesant sur l'organisation du moi. Winnicott fait l'hypothèse que cette crainte a déjà eue lieu. Elle résonne à des angoisses archaïques, plus précisément à des "agonies", entre angoisse et supplice, dont le retour à une non-intégration, les chutes incessantes, la perte de l'unité psychosomatique, la perte du sens du réel, la perte de la relation aux objets, sont autant de modalités. Winnicott transfert le concept de crainte de l'effondrement sur la crainte spécifique que chacun a de sa propre mort.
Je le trouve particulièrement pertinent pour rendre compte de la forme que prend l'angoisse de mort chez les vieilles personnes chez qui la mort, quand bien même elles la dénient, a une autre proximité: elle ne cesse de toucher dans leur propre corps les morts que constituent toutes les décompositions déjà à l'œuvre; la mort des autres a frappé de façon décisive; les autres ne sont plus et il est encore là, mais son tour arrive. Le deuil est un travail quotidien. Dans cette ligne je parlerais des agonies ultimes qu'un travail sur les rêves pourrait permettre d'élaborer et de vivre plus paisiblement. Les rêves d'angoisse chez les personnes âgées véhiculent des relations à la mort, aux morts qui font intervenir des fantasmes, des croyances, un savoir immanent de la mortalité, de sa mortalité.
Hélène, quatre-vingt-dix-neuf ans, à l'hôpital pour un séjour temporaire à la suite d'une chute a rêvé que la terre est devenue de l'eau. Elle marche sur les eaux. C'est un exercice difficile auquel elle est condamnée; elle s'obstine à avancer pour tenter de s'approcher du bord, mais elle ne sait pas si elle y parvient tant elle a la pénible impression de s'enfoncer et d'être engloutie. Elle demeure cependant à la surface; elle vacille mais elle se maintient courbée, déportée, malgré l'incommodité de sa position.
A propos d'un rêve concernant sa place au cimetière Héloïse fait des associations très riches sur son vœu et son refus de parler de la mort avec les siens. Son amie Marthe lui dit qu'il est heureux pour elle d'avoir acheté une concession à Bagneux au moment de la mort de sa mère. Sinon où irait-elle? Héloïse évoque avec une certaine pitié la solitude et l'invalidité de son amie qui favorisent les pensées de mort. Elle aussi, bien qu'elle soit autonome et beaucoup plus entourée quotidiennement que son amie, et qu'elle participe encore à une activité commerciale, s'inquiète de son tombeau. Comme son amie, elle risque bien de ne pouvoir être enterrée avec son mari car elle ne dispose pas du titre de la concession, qui est entre les mains de son beau-fils avec lequel elle est brouillée depuis la succession. Elle n'a aucune raison de vouloir être portée dans la terre de ses parents, dont elle s'est depuis si longtemps éloignée. Elle dit que son amie Marthe ne peut pas parler de la mort, surtout de sa propre mort avec sa fille qui la croit immortelle. Dans un double mouvement projectif, Héloïse déplace sur Marthe sa pensée et son souci et sur la fille de Marthe sa relation avec sa propre fille à qui elle fait porter son déni de la mort.
Mes questions la confronte à des angoisses de séparation très anciennes, qui lui font évoquer l'univers strictement féminin, exceptionnellement chaud de sa petite enfance. L'angoisse de la mort semble redoubler une angoisse de séparation vécue comme un effondrement. Elle reproche à sa fille de ne pas lui permettre de parler de sa mort, mais elle-même ne lui a-t-elle pas demandé, entretenant en elle la toute puissance infantile, de la conserver immortelle? Dans un autre rêve Héloïse veut se rendre sur la tombe de sa sœur, depuis son village de la Brie en compagnie des deux filles de son amie Odette, morte subitement il y a quelques années. Elle traverse des étendues de bois inondés et s'embourbe dans la gadoue d'un marécage sans fin. Elle décide de s'en retourner et de les laisser à leur périple de folles.
Régine, quatre-vingts-ans, qui se déplace sur quelques mètres avec une extrême difficulté et qui voudrait revivre chez elle après deux ans d'hospitalisation, rêve qu'elle est étendue sur son lit de mort, blanche et froide. Comme si elle était quelqu'un d'autre, elle voit son propre cadavre et elle se lève pour le cacher dans un drap, ce qui lui donne beaucoup de mal car elle ne veut pas que le personnel de l'hôpital s'aperçoive qu'elle est morte. Elle précise qu'elle agit ainsi par pudeur, mais elle craint aussi qu'une rumeur laisse entendre qu'elle fait des histoires pour rien -comme si ce n'était rien d'être morte!- et qu'elle est une douillette. Elle redoute que ce rêve annonce sa mort et elle accuse les autres, son fils, le personnel, de ne pas voir qu'elle est malade, sur le point de "crever", et de lui imposer les contraintes d'une discipline injustifiée. Elle associe le geste si difficultueux de cacher le cadavre à une transgression récente : elle a fumé, a laissé s'éparpiller les cendres de cigarettes et a failli ne pas pouvoir se relever lorsqu'elle s'est accroupie, ou plutôt allongée, pour ramasser les cendres. Elle préférerait mourir que d'être ainsi privée de liberté, d'être une morte-vivante.
Les angoisses de mort propres à la vieillesse n'expriment pas seulement des craintes devenues fondées mais réactivent des angoisses de mort et de meurtre chez le vieillard sans doute mais aussi chez les siens et peut-être chez les soignants.
Hélène rêve qu'elle tient dans ses bras un bébé anonyme. Ses forces la trompent et elle laisse tomber l'enfant. Ce rêve renvoie sans doute à une angoisse de tomber et de perdre, à sa propre perte dont il est peut-être question dans d'autres rêves fréquents racontés de manière un peu stéréotypée : le rêveur âgé se trouve seul, totalement abandonné, il a perdu son chemin, sa maison, sa chambre; il n'y a plus personne pour lui indiquer son chemin. Mais ce rêve donne aussi figure à un désir de meurtre d'enfant, de l'enfant que le vieillard croit être redevenu, de son enfant, de son enfant devenu vieux.
Michèle, une femme de soixante ans, enseignante, m'a raconté un superbe rêve d'angoisse d'effondrement. Sur le point d'obtenir une retraite anticipée pour se consacrer à sa vieille mère de quatre-vingt-onze ans atteinte d'une dégénérescence cérébrale et démente elle l'a fait hospitaliser à la suite de comportements qui mettaient sa vie en danger. Dans la salle de séjour, sa mère rejoue une scène du passé, lorsqu'elle était chef dans un entrepôt de vin. Elle exhorte les employés à la rentabilité par des remontrances sévères et même des injures. Michèle me raconte qu'elle a rêvé d'un perroquet bavard et excité perché sur un poteau muni d'un dispositif métallique sur lequel il se balançait; il se jetait en l’air, retombait sur son perchoir, jusqu'au moment où dans une sorte d'immense pirouette il s'est violemment écrasé sur le sol, plumes et sang confondus comme s'il s'était suicidé. Je me garderai d'interpréter ce rêve isolé qui de la part de la rêveuse ne suscite aucune association, l'étonne et la met mal à l'aise. Je ne peux m'empêcher de rapprocher ce rêve de la nouvelle de Maupassant Le Noyé (16). Le perroquet y est le double d'un être malfaisant qui a été emporté dans les flots de la mer, délivrant ainsi sa victime, en l'occurrence sa femme de ses supplices. Alors qu'elle commence tout juste à savourer sa libération, la veuve achète pour lui tenir compagnie un perroquet dressé à proférer des ordres et des injures, celles exactement que lui infligeait le défunt. Pour mettre fin à sa torture, la Mère Patin finit par tuer sauvagement le perroquet dont elle court jeter les restes à la mer avec le sentiment d'avoir commis un crime.
Rêves et anamnèse
Les rêves des vieilles personnes ne sont pas seulement un écran de projection de leurs angoisses de mort mais ils réactualisent aussi le passé; ils redonnent vie à ce qui n'est plus, en particulier les nombreux rêves de métiers ou d'activité valorisante; ils fournissent l'occasion de se ressouvenir et de restituer des fragments d'histoire en vue d'en ébaucher la reconstruction.
Régine me fait entrer dans le secret de sa vie par un rêve insistant, dont un de ses métiers passés est le nœud et dont voici la première version. Elle conduit son taxi, les clients sont nombreux et les courses défilent; elle traverse en tout sens Paris et sa banlieue; pas un instant de répit, elle travaille mais elle n'a pas un sou en poche. A partir de ce rêve Régine est conduite à parler de ce métier qu'elle a entrepris au moment où son fils, qu'elle a élevé seule, quittait la maison. Quand elle était jeune, après le brevet, elle voulait être astrophysicienne, souhait découragé par ses parents artisans en confection dans une ville de province. Ce n'était pas un métier de femme, ni un métier accessible à leur milieu social. Elle présente cependant ses parents comme des gens fins, intelligents, capables d'une certaine originalité; ils avaient fait "un bon mélange des exigences de la gauche républicaine et des convictions chrétiennes dans une composition nouvelle qui avait gagné en tolérance". Elle exprime toujours des regrets de les avoir quittés et surtout déçus. Rebelle à l'apprentissage de la couture, elle a tenu la comptabilité de l'entreprise pendant une dizaine d'années, puis elle venue à Paris pour réaliser une vie indépendante. Elle a occupé divers emplois de comptable. Au cours d'un été, elle a rencontré un homme séduisant, capricieux et riche à propos duquel elle a éprouvé ce que peut-être "l'attrait d'un beau corps". Elle a eu avec lui un fils que son père n'a jamais reconnu. Régine a choisi de faire un jour un métier d'homme, de mouvement et d'aventure. Des trajets imprévus, un terme qu'on ignore, des clients anonymes et surprenant, la découverte d'un monde qu'elle aurait aimé connaître : restaurants, spectacles et aussi ce monde de la nuit où prend place la prostitution. Régine retrouve deux souvenirs. Un jour une femme, une prostituée lui a fait faire une sorte de chasse à l'homme et lui laissant en gage un panier vide, a disparu sans la payer. Il lui revient avec amertume qu'elle a du rembourser à son patron Monsieur Lafortune, qui au demeurant l'estimait beaucoup, une dette qu'elle n'avait pas contractée, situation qui se reproduisait quatre ou cinq fois par an et la mettait en fureur. Dans les premières associations que fait Régine pointent des incertitudes identifications, une certaine curiosité et un certain goût pour les transgressions qui seront reprises dans d'autres rêves. Mais Régine, à propos de ce rêve, ne se contente pas de se rappeler le passé, elle enchaîne sur la situation présente : le carcan de l'hôpital qu'elle oppose à la liberté du chauffeur de taxi; l'indigence à laquelle elle se voit condamnée -ses pensions sont perçues par l'administration- est insupportable pour quelqu'un qui a toujours eu de l'argent frais, renouvelé, augmenté au fil des heures. Pour Régine : pas d'indépendance, pas de vie! Et encore : pas d'argent, pas de vie!
A propos d'une réédition de ce rêve -la poche est remplacée par une sacoche- elle m'apprend qu'elle est une habile boursicotière et qu'elle a tout au long de sa vie porté un grand intérêt aux courses de chevaux. Je sens aussi qu'elle aurait aimé une position plus confortable; elle n'a jamais voulu se marier pour ne pas risquer de "dépendre des idées d'un homme", mais en même temps elle trouve que le mariage est une sécurité et elle dénonce la dispersion amoureuse de son fils très aimé et les choix déraisonnables de son petit-fils sur le plan professionnel et affectif.
Elle me raconte cet autre rêve : elle retrouve des amis depuis longtemps perdus de vue : un couple avec qui elle a été très liée. Ils l'invitent au restaurant. Ce récit s'accompagne de vindictes contre l'instabilité de son fils pourtant très aimé et surtout contre son incompréhension et sa désinvolture à son égard : il l'empêche de rentrer chez elle. Le personnage central du rêve est une femme dont son fils lui a récemment parlé; cette femme a réussi à faire reconnaître les deux enfants qu'elle a eues, hors mariage, avec un homme qui n'était pas de son milieu, qui l'a superbement entretenue et dont les enfants ont reçu un héritage appréciable. Elle se rappelle les bons moments passés avec le couple, les liens étroits qu'elle avait avec lui, sa préférence pour l'homme, le plaisir qu'elle avait à donner une certaine apparence et la difficulté d'en assumer le coût. Elle qualifie de peu intéressante la femme dont elle envie la réussite mais qu'elle considère comme une mauvaise mère. Ce rêve lui fait se souvenir que l'amie dont il est question dans le rêve battait sa fille adolescente; elle, n'a jamais battu son fils excepté un soir où elle avait appris qu'il avait fait l'école buissonnière. Elle s'attriste alors du peu de goût de son fils pour les études et la culture.
Régine rêve beaucoup de la mort. J'ai rapporté dans les rêves d'angoisse le rêve du cadavre qu'elle veut dérober au regard des autres. Elle a beaucoup de rêves à l'occasion du décès de sa voisine de table au mois de février. Tantôt elle accompagne son amie en lui tenant la main, tantôt elle rêve de son corps de douleur, des appareils de soin, de sa transformation en pourriture. La Charogne de Baudelaire qui compare le cadavre putride à une femme lubrique -ce genre de femmes a tant intriguée Régine- est son poème préféré. Régine aimerait sans doute, quand elle imagine l'horreur du pourrissement, pouvoir triompher de la vermine parce qu'un poète aurait gardé dans le trésor de la langue "la forme et l'essence divine de ses amours décomposés". Un autre jour Régine me raconte qu'elle est perdue dans un champ de cailloux où elle est condamnée à errer et à mourir de soif puisqu'il n'y a pas la moindre source d'eau. Comme elle ne manque ni d'humour ni de ressources d'imagination elle s'étonne : un désert! moi qui n'ai jamais voyagé. Elle voudrait avant de mourir connaître l'Afrique, changer d'hémisphère, voir "l'autre ciel". Je lui suggère de se procurer des albums, des films, mais elle oppose à cette idée l'absence d'interlocuteur : "sans un interlocuteur ça manquerait de piquant".
Au cours des entretiens, elle m'a révélé son goût pour la poésie et plus largement pour les lectures, les planisphères, les cartes routières, les photographies, le cinéma. Régine m'a fait partager un autre souvenir de rêve dont elle avait sans doute pressenti qu'il me ferait rêver. Elle est dans son petit appartement à loyer modéré, entourée de ses livres, de ses photos, de ses revues d'astrophysique; elle est à son bureau et elle écrit. A ma question concernant ce qu'elle écrit, elle répond qu'il s'agit de correspondances, comme au temps où elle avait des amis et ses parents, mais aussi de poèmes. Quand elle était chez elle, elle écrivait des poèmes. Elle ne le disait pas car elle avait peur qu'on l'a trouve folle. Elle en revient toujours à son désir -impossible- de rentrer chez elle contre l'idée de son fils et de l'équipe soignante dont elle sait cependant fort bien tirer des bénéfices. Là, chez elle, elle retrouverait les libertés perdues, le goût de lire, d'écrire, de vivre un peu. Son fils la tue sans le savoir; on la soigne même à titre préventif pour une maladie qu'elle n'a pas, elle ne veut plus lire ni écrire; elle reste avec ses souvenirs, blasée. Son fils est devenu son père, elle entend lui prouver qu'elle est morte-vivante, elle se refuse à apporter ses livres, sa télévision; elle ne veut pas s'installer à l'hôpital car ce serait signer sa condamnation. Régine imagine alors des stratégies de fugues fortes bien montées, en taxi bien sûr! Elle y croit fermement, alors qu'elle peut à peine se lever seule. Avec mon aide, Régine reconnait un effet de la pensée magique, qui fait obstacle à une sagesse que je lui rappelle et qui est celle de Baudelaire : jouir du moment présent, y recueillir le passé réellement vécu et -je l'ajoute- le passé réellement rêvé.
Régine m'a raconté son histoire à partir de ses rêves. Je n'arrive pas toujours à repérer ce qui dans son récit relève de l'oubli ou du rêve. A-t-elle vraiment fait le taxi jusqu'à soixante-dix-sept ans? Son minuscule deux pièces est-il un écritoire? Sa liberté d'esprit, certes réelle, lui a-t-elle permis de choisir le non-mariage? A-t-elle écrit des poèmes ? Qu'importe. Elle a commencée à faire le récit de son histoire.
Les rêves de métiers fournissent une thématique privilégiée aux rêves des personnes d'un grand âge. Le rêve du taxi a fourni à Régine le fil avec lequel elle tisse la trame de son histoire. Fanny, quatre-vingt-quinze ans, très désorientée et très anxieuse depuis son entrée dans l'institution et qui fait surtout des rêves où elle perd son chemin me raconte qu'elle a rêvé qu'elle se trouvait dans son atelier de couture, les filles étaient alignées à l'ouvrage, taillant, coupant, piquant; elle surveillait, elle, et elle dirigeait; les vêtements prenaient forme, le travail n'arrêtait pas.
Manon, soixante-quinze ans, ancienne employée de maison, rêve qu'elle fait la cuisine pour toutes les personnes de son unité; elle s'active beaucoup, elle fait manger les malades; elle aide les infirmières à donner les médicaments, elle tient compagnie aux mourants, elle rend service et on l'aime. Le métier est le lieu de l'identité sociale définissant un rôle et conférant un pouvoir. C'est aussi le moyen de gagner sa vie. C'est une activité qui donne l'occasion d'être en relation avec les autres et d'en être apprécié.
Si être défunt c'est être démis de sa fonction d'humain, la perte de la profession, du métier signe, en l'anticipant la perte fatale. Les rêves de métier n'auraient ils pas le sens d'une résistance à la mort? Aristote définit le métier d'homme par l'activité de la pensée (17). Pourquoi pas par le rêve? Pourquoi pas par la mise en parole du rêve en un temps de loisir qui dérive trop souvent au désœuvrement et à la langueur.
L'écoute analytique de leurs rêves et de leur histoire constitue pour les personnes âgées un "objet transitionnel" qui mérite d'exister pour lui-même (18). L'attente d'un autre redonne au présent consistance et mobilise l'avenir. Dans la relation sans contrat, à durée limitée, que j'ai engagée dans mon stage, je me suis tenue à l'écart d'un travail d'analyse et d'interprétation; je me suis contentée de formuler à mes vieux rêveurs quelques questions dans le sens des voies ouvertes par leurs rêves auxquelles ils pourraient donner une destination et un trajet à ce jour inconnus. Quels tour et quel sens pourraient prendre pour eux et pour ceux qui, plus jeunes, ont derrière eux un long passé mais encore probablement des années à vivre, marquées par l'épreuve de la vieillesse une expérience analytique? A quelles conditions passer à une "alliance de travail" (19) qui, dans la stricte ligne de la psychanalyse, s'attacherait à l'analyse des rêves, au travail du souvenir que les rêves portent et déportent; "alliance de travail" dans laquelle l'autre, qui écoute, interpelle et aide à comprendre. Les observations consignées dans ces quelques pages ne suffisent peut-être pas à me donner raison mais elles prouvent que je n'ai pas tort de rêver une expérience psychanalytique jusqu'à un âge fort avancé.
ANALYSE DES REVES ET METIERS "D'APPRENTI-HISTORIEN"
Le corps de vieillesse ne suscite plus guère le désir d'un autre et l'exigence d'amour se fait sentir débordante à travers des demandes et des offres trop souvent déplacées. Le vieillard mendie l'amour et il est prêt à tout pour l'obtenir car les pertes dont il est victime concernent son être même. L'élaboration de telles pertes est à limite de l'impossible : comment pourrait-on se déprendre de soi? Mises à part quelques exceptions, les vieillards n'ont qu'un refuge : la rumination du passé. Il m'est arrivé plus d'une fois de surprendre une personne âgée si absorbée dans un souvenir qu'elle était étrangère au présent, accablée par la tristesse et le regret, regret que Spinoza compte au nombre des passions tristes et morbides (20). La vie du vieillard est au passé et le regret ne porte pas seulement sur ce qui n'est plus mais aussi sur ce qui n'a pas été. Aucun avenir, aucun projet, aucun horizon de changement et trop souvent "personne pour qui vivre".
Mettre fin au regret par l'analyse des rêves
Si seulement ces vieilles personnes pouvaient se surprendre à rêver "si je rêvais, dit Hamm, le vieux paralytique de Fin de partie je ferais peut-être l'amour, j'irais dans les bois, je verrais le ciel, la terre, je courrais"(21). Dans le rêve l'impossible prend figure, le paralysé marche, le vieillard fait l'amour, le pauvre devient riche, les morts ressuscitent, les étrangers, les prisonniers sont visités par des amis. Les rêves des vieillards sont souvent comme des rêves d'enfant (22). Ils donnent au rêveur ce qu'il n'a pas, le laissent être ce qu'il n'est plus, tel le rêve de Manon qui s'active à l'hôpital ou celui de Fanny qui retrouve son atelier de couture. Le rêve d'Hélène nous renvoie au tournant du siècle et, abolissant le temps et les contraintes il restitue la fraîcheur du commencement et une très vieille histoire d'amour? Hélène est une petite fille, elle a quatre ans et son père, horticulteur de son métier, lui donne à choisir des fruits de sa récolte. C'est au printemps, les arbres sont en fleur en même temps qu'ils donnent des fruits délicieux. Son père lui présente des poires, des pommes, d'espèces différentes dont la peau jaune, verte, dorée parfois laisse pressentir la saveur. Il lui offre aussi des fraises allongées, rouges et juteuses, des pèches veloutées qu'il tient dans ses mains tandis que s'étalent des abricots. Elle ajoute : "c'était si beau à regarder, si bon à manger, mon papa était un si bon père". En quelques instants elle raconte les grandes lignes de sa vie apparemment facile, soutenue d'amours assez forts qu'elle rattache à l'amour de ce père qui lui a appris à regarder ailleurs, pour triompher des morts et des deuils. Le rêve dans la générosité de ses images évanescentes ne restitue pas seulement le passé perdu, il trace pour ce passé d'autres possibles et surtout d'autres impossibles. Les désirs illicites, les transgressions sans lesquelles les interdits sont impensables, la fascination de l'infâme, les attraits et l'effroi de la mort au cœur de la vie, les plaisir de l'incongru, les souhaits inavouables, "conspirent dans les rêves" (23).
C'est l'impossible en tant que contradictoire, qui surgit dans le champ du rêve et dont le rêveur se trouve surpris, lorsqu'il fait le récit du souvenir qu'il en garde. Certes on peut regrouper les rêves du sujet âgé autour de thèmes que la vieillesse favorise, mais je veux insister sur la fonction du rêve mis en récit, écouté et analysé au profit du vieillissement. Grâce à l'écoute du rêve, au travail de souvenir et de reconstruction qu'elle guide et encourage, grâce aux potentialités de la relation transférentielle, celui qui est invité à parler de ses rêves s'éprouve digne d'intérêt dans l'attention que lui porte l'autre et se trouve revalorisé à ses propres yeux. Le voici amené à se découvrir autre. La tâche de l’écoutant ne sera pas seulement de sensibiliser le vieux rêveur à ce que peut le rêve. Nous ne savons pas tout ce que peut le corps (24) et la vieillesse est bien placée pour le savoir, mais nous ne savons pas tout ce que peut le rêve et le soupçonner avant de mourir donne sens à la vie jusqu'au dernier jour. Le rêve provoque ce qui n'avait pas eu lieu et fait advenir chaque nuit "le corps pulsionnel" (25). Par ce qui passe dans le rêve, par ce qui s'y passe, nul n'est réduit à son passé, à ce qui a vraiment été vécu. Le rêveur, réfléchissant sur ses rêves, se rend compte qu'au moment de se laisse envelopper par le sommeil de la nuit, il ne dépose pas seulement ses vêtements et ses prothèses (26) mais aussi son identité sociale. "Ne lui demandez pas qui il est et ne lui dites pas de rester le même, c'est une morale d'état civil, elle régit nos papiers. Qu'elle nous laisse libre quand il s'agit de rêver" (27). Le rêveur n'est pas celui qu'il croyait être ni celui que les autres imaginent. Il n'a jamais fini d'advenir, de se faire ce qu'il sera. Bienfaisante pensée à la fin d'une vie!
Le rêve ouvre en celui qui rêve un "champ de regard anonyme" (28) dans lequel le sujet se trouve dispersé à travers les corps, les objets présentés dans le rêve, leurs liens, et les places mobiles qu'ils occupent. Le rêveur, en travaillant ses rêves, saisit qu'il est tout ce qu'il rêve. Il se confond avec le regard du rêve qui n'est pas le sien et s'y perd, non pour se retrouver, mais pour s'y inventer.
Ce n'est pas seulement "la personne même du rêveur qui apparaît dans son rêve"(29). Le rêveur est son rêve, "tout dans le rêve est rêvé y compris le "je" qui devient tout ce qu'il rêve". Le paradoxe du rêveur rejoint le paradoxe du comédien (30). C'est parce qu'il n'est rien que le comédien peut jouer tous les rôles. Le jeu du comédien requiert un vide préalable qui est la condition de son aptitude à devenir tout ce qu'on voudra. Il consiste à se faire autre dans la pluralité jamais close de ses représentations. Le rêveur comme le comédien peut faire sienne la fameuse parole d'Ulysse "je m'appelle personne". Pour déjouer le danger dont il est menacé, Ulysse renonce à son nom et, perdant l'emblème de son identité qui condense les déterminations de l'être, il échappe à l'inexorable. Dans cette indétermination absolue qui le soustrait aux manœuvres de l'être et de l'avoir, il peut affronter l'inconnu du devenir. L'homme aux mille ruses n'a plus de nom sur lequel on ait prise et il peut s'affirmer d'un au delà de l'être où s'annonce l'improbable nouveauté de ce qu'il se fera. Le rêve porte pour le rêveur la promesse jamais accomplie de devenir autre et aussi de se faire qui il voudra, de devenir ce qu'il rêve d'être, et aussi
-pourquoi pas?- de ne pas être.
Le sujet âgé qui fait à un autre et pour un autre le récit de ses rêves est ainsi reconnu et se reconnait pour la première fois peut-être; quelqu'un le laisse être en deçà et au delà de ce qu'il est. Le passé capturé par le vécu s'ouvre, passe et devient. Le rêve de Régine qui se rêve écrivant dans un espace de liberté, poète de surcroît, en fournit un bel exemple. "C'est dans l'avenir du rêve que se recompose le passé" (31). Le rêve dans son avenir mouvant arrache le rêveur au regret l'entraînant à ne pas demeurer le même, à se faire autre à partir de son propre passé. C'est un travail de subjectivation qui se trouve entrepris et qui réclame de se poursuivre dans une œuvre d'historicisation du passé dans le présent, une reprise du passé dans le présent. L'histoire se fait au présent.
Le rêve écouté par un autre, analysé avec lui, devient lui-même un projet. Le rêve appelle le rêve pour "donner à voir encore ce qui ne s'est jamais vu" (32) pour faire dire à chaque fois une parole inaugurale. "Il présente ce qui est encore à venir, ce qui n'est pas encore réalisé (33). Le rêve toujours enrichi, dans le récit qui en est fait, du souvenir des restes diurnes et des associations imprévisibles qu'il suscite ouvre des voies nouvelles à la mémoire. Le rêve offre des matériaux pour réécrire les pages restées blanches de son histoire. Une nouvelle version différente de celle dont le sujet est seul à posséder la mémoire reste à composer (34). Le rêve ne donne pas seulement un avenir, il est la condition de l'avenir du passé.
Le conteur de rêves est convié à se faire l'historien de son histoire, accompagné par un autre historien plus expérimenté sans doute mais toujours apprenti, amateur, face au "maître sorcier" qui "répète une histoire sans parole que nul discours ne pourrait modifier (35). Le rêve vient exorciser les incessantes et obscures poussées de ce maître sorcier qui font écran aux souvenirs. Un tel travail constitutif de toute analyse est pour le sujet âgé, qui a suffisamment d'éclairement pour l'entreprendre, une chance exceptionnelle. Pratiquer dans le temps de la retraite un travail historien jamais achevé, voilà pour ceux qui sont en quête d'activité mais aussi en "quête de sens" une occupation qui, pour être passionnante, est bien autre chose qu'un "divertissement". Il s'agit d'élaborer son propre vieillissement en reconstruisant son passé dans la conjonction du rêve et du souvenir et de pouvoir peut-être, juste avant de mourir, dire : "non rien de rien, je ne regrette rien". Il n'y a pas de moment opportun pour l'expérience analytique, mais s'il y en avait un, à supposer que celle-ci n'ait pas été menée plus tôt, je dirais à l'encontre des idées reçues que c'est la vieillesse.
Faire un autre récit de son histoire
Ce qui risque de faire obstacle à un travail d'histoire c'est précisément ce qui le nécessite et que le rêve vient battre en brèche : le regret. C'est dans le rapport au temps que s'inscrit le malaise le plus caractéristique peut-être de la vieillesse et qu'oblitèrent les pathologies et les infirmités plus dangereuses et plus inquiétantes pour la vie.
Les vieilles personnes sont souvent malades du temps, le temps qui nous constitue comme sujet et comme être historique, mortel donc. Le vieillard, convaincu qu'il a plus fait qu'à faire ne se situe plus dans un horizon de projet ni même d'attente. Au plus il attend passivement quelqu'un qui jamais ne vient ou qui vient en passant; miné par les douleurs ou par trop de fatigue il se met à son insu dans une attitude où plus rien, personne, ne peut venir le visiter. Le passé en revanche est comme dans la mélancolie surinvesti; le vieillard se confine dans le souvenir d'un passé clos, fatal, désespérant. Trop souvent il se souvient dans un excès de mémoire des offenses, des blessures, des échecs, des injustices, de tout ce qui l'a mis dans une situation victimaire, dont il souffre encore aujourd'hui et qui entretient la rancœur, occultant les joies, les amours que beaucoup ont connu; ou encore il ne veut plus rien savoir de ce passé dont il se détourne en l'oubliant jusqu'à perdre la mémoire.
La relation au passé ainsi laissée à son incompréhension favorise le regret et conduit à le cultiver; regret dont peut se demander s'il n'a pas quelqu'analogie avec ce que Freud désigne dans un texte de 1914 : Remémoration, répétition, élaboration (36), qu'il serait plus juste de traduire par : se souvenir, répéter, élaborer sous le concept de compulsion de répétition. Le sujet répète le passé au lieu de se souvenir; le sujet âgé ressasse ce passé. Le repliement sur le passé que boucle le regret fait obstacle à toute transformation et constitue une résistance au travail du souvenir. Celui, celle, qui se met à l'écoute des rêves des personnes âgées est alors amené à intervenir davantage et tout en acceptant dans la patience et la bienveillance leurs plaintes et leurs pleurs, à proposer, en suivant les traces de Freud (37), d'arrêter de gémir pour regarder en face ce qui fait si mal dans le passé, dans le présent, au moins pour ce qui dépend de nous. Le vieillard, comme tout analysant, sera invité à se souvenir. A partir des récits de rêves il pourra -c'est ce qui m'a été permis d'observer- non seulement se remémorer le passé mais en construire le récit (38). Le récit relève de cette aptitude universelle, de cet art proprement humain qui consiste à raconter et qui est peut-être du monde la chose la mieux partagée. C'est dans le récit que le travail du souvenir s'accomplit en tant qu'exercice critique de la mémoire. Le sujet s'appliquera alors à raconter son histoire autrement en tenant compte du point de vue de l'autre : l'écoutant, l'analyste, mais aussi de tous les autres qui ont traversés sa vie en y déployant des forces de vie ou de mort, et que le rêveur devient par milliers ans son rêve. Le passé peut-être remanié, recomposé, repris dans le miroir offert par l'écoutant -l'analyste- qui est pour celui qui l'écoute, à l'instar du rêveur, personne, capable de devenir tous les autres et cependant nul autre, à nul autre pareil.
Le remaniement du passé suppose d'en convertir le sens. On ne peut pas gommer ce qui est arrivé mais on peut donner sens à ce qui est arrivé et ce sens n'est pas fixé d'avance. La "perlaboration" condition de la mise en histoire se fait contre le préjugé qui laisse croire que le passé est fermé , déterminé, et que seul le futur est indéterminé, ouvert. Le passé est ouvert à des interprétations, à des recompositions incessantes : faire son histoire, c'est refaire sa vie, au moins en rêve, à partir de ses rêves qui figurent des avenirs restés inaccomplis. Le rêve déchire la linéarité du temps et dans l'éclair de son passage fait coïncider des événements séparés. Le rêve rend de nouveau contemporain du passé pour en faire surgir le futur non advenu. Le passé n'épuise donc pas le possible. Pourquoi alors regretter le passé plutôt que de se laisser fasciné par l'impossible et emporté dans son mouvement, se rêver, se désirer autre et autrement? Le buissonnement du rêve nous invite et nous aide à faire le deuil du passé dans un oubli actif, qui permet de le repenser en le déchargeant de son poids. Le rêve change donc le passé.
Ce qui peut être changé du passé c'est la charge des promesses non tenues, le poids des dettes impayées, qui écrasent le sujet; qu'il en soit l'auteur ou la victime. C'est dans un travail de pensée et de langage donc -mise en récit du rêve et du souvenir- que se restaure la relation à soi-même et à l'autre qui met sur la voie de la réconciliation avec soi-même et avec l'autre. L'écoute du rêve a un enjeu éthique : en finir avec les dettes pour laisser place à la gratitude, se rendre capable de demander et de donner le pardon et instaurer une poétique de l'existence. Celui qui a bénéficié d'une écoute analytique sait bien que la manière d'élégance n'a pas de prix, que le don ne tient pas en dette, et cela le libère. La poétique de l'existence pourrait consister aussi en une réappropriation de la langue et de la culture par le sujet âgé et même en un travail d'écriture ou d'art accompagné (39).
L'écoute des rêves, la mise en histoire, qui rejoignent les pratiques antiques du souci de soi, relance la question de l'analyse sans fin (40). L'entreprise ne s'achèvera peut-être pas faute de temps, peut-être parce qu'elle est toujours inachevée. Si une espérance peut habiter à l'heure du déclin la mélancolie du vieillard ce serait de raconter ses rêves dans un "un entretien infini" qui "aide de la bienveillance qui lui est propre" (41), de raconter toujours autrement dans la générosité du rêve jusqu'à ce que vienne la nuit sans sommeil et sans rêve, et s'y perdre dans son dernier rêve. Donner un style de vie à la fin de partie, donner à sa mort un style, telle est la promesse que porte le rêve pour ceux qui ont "surpris la nature tragique, intervallaire, saccageuse, comme en suspens des humains" (42).