La thÉrapie du rien : pas ultimes vers l’impossible
manuscrit 1996
Rien ne reste de rien et nous ne sommes rien
Au soleil et au vent quelque peu nous nous arriérons De l'irrespirable ténèbre qui nous grèvera
Cadavres ajournés qui procréent.
Fernando Pessoa, Odes de Ricardo Reiss.
Chacun de nous est plusieurs à soi seul, est nombreux, est une prolifération de soi-même...Il y a des êtres d'espèce bien différente dans la vaste colonie de notre être qui pensent et sentent diversement... Et tout cet univers mien, de gens étrangers les uns aux autres projette, telle une foule bigarrée mais compacte, une ombre unique...Dans un vaste mouvement de dispersion unifiée je m'ubiquise en eux et je crée et je suis, à chaque moment de nos conversations, une multitude d'êtres, conscients et inconscients, analysés et analytiques, qui s'unissent en un éventail large ouvert.
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité, Tome 1.
La vieillesse, ses arrachements, ses infirmités manifestes ou latentes, entraîne une identification au rien, réveillant en chacun de lointaines identifications imaginaires. J'ai montré que la recherche effrénée d'une image de soi comme être utile aux autres, serviable, indispensable, est une manière de se défendre contre les assauts de la pulsion de mort, à l'œuvre dans la mélancolie du vieillard. En quoi consiste cette mélancolie, quel style de thérapie proposer?
1) La mélancolie du vieillard
Quiconque a côtoyé des vieillards dans la vie quotidienne, quiconque les a approchés avec un regard clinique dans les institutions, sait que toutes les formes de dépression fréquentes dans le grand âge ont une connotation mélancolique. Si l'accès mélancolique proprement dit survient souvent à partir d'un événement pathogène (deuil, perte; pour Pierre, son métier, pour Jacotte le changement d'équipe et l'angoisse de devenir vieille comme sa mère), la mélancolie du sujet âgé se présente souvent de façon plus diffuse. Le vieillard se lamente quand apparaît dans le miroir son image : le visage s'efface, creusé sous le pli des rides ou disparaît dans de larges bourrelets; il est défiguré, souvent édenté; son corps est affaissé, déformé. La blessure narcissique fait mal. "Ce que je suis devenu ! J'aime mieux ne plus me regarder dans une glace !", le vieillard se plaint, il y a de quoi : son acuité sensorielle diminue, il a des trous de mémoire, il est lent à comprendre et à penser, malhabile à se déplacer quand il y arrive encore. Autrui se désintéresse de lui, sa susceptibilité est exacerbée; sa peau d'une transparence indiscrète ou d'une épaisseur congestionnée et cramoisie, ne le protège plus contre l'extérieur. Il souffre d'une inhibition à l'action, d'un désinvestissement; il refuse le monde, mais s'impose aux autres de façon intrusive, il affirme le non-sens de la vie. "Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien" tel est le refrain de certains qui n'oublient pas pour autant de prendre leurs médicaments et déploient des tentatives désespérées et désespérantes pour s'accrocher à un appui. Le vieillard se montre porté à incorporer ses objets perdus, se mettant avant l'heure au tombeau avec eux et voulant, dans un mouvement sadique, y entraîner les autres. L'ombre de l'objet est tombé sur le vieillard, mais elle est tombée sur une ombre car il n'est plus que l'ombre de lui-même, il n'est plus rien, il est personne, mais ne sait pas que c'est là, peut-être, la force de sa faiblesse. La dévalorisation de soi, la culpabilité, sont souvent compensées par une bonne conscience surprenante qui double la mauvaise conscience et le ressentiment au sens où l'entend Nietzsche. Même s'il arrive au vieillard de se faire des reproches, il manque souvent un trait spécifique qui est la clé du tableau mélancolique : l'autodépréciation et l'auto- injure, effets de l'identification du moi avec un objet abandonné que le surmoi traite avec la plus féroce cruauté.
J'ai toujours eu des doutes face au diagnostic qui rattache le repli sur soi et le mutisme des vieillards ou encore les paroles délirantes à la psychose. Ces formes de "désêtre" que je rencontrais là ne sont-elles pas plutôt une actualisation de la "potentialité mélancolique" présente en chacun de nous, dans des conditions qui en favorisent la réalisation ?
Parallèlement j'ai pu observer dans le groupe poésie que j'ai co-animé au forum Jean Vignalou, et dont la règle était l'association libre, que la lecture d'un poème réveille le souvenir, provoque à sentir, pousse à imaginer et à oser penser (jusqu'à avoir des pensées osées), porte à se rêver autre. Je me suis aussi intéressée aux archives d'un atelier d'écriture mené avec des patients en long séjour et dont le but était de faire produire des écrits ou de conserver des paroles présentées en forme d'écrits de personnes très âgées. Ce travail d'écriture s'est élaboré dans une relation individuelle, régulière, entre un éducateur, un thérapeute, et la personne âgée. L'expérience de l'écriture, convoquant la mémoire et l'imagination, s'est révélée une joie très bénéfique pour le moi. S'il est une espérance qui habite à l'heure du déclin la mélancolie, ce serait d'inventer une poétique de l'existence. Et qu'est-ce qu’une poétique de l'existence si ce n'est une existence qui compose avec une pluralité de points de vue? La pluralité des points de vue se découvre, se construit, dans un travail de mémoire et d'oubli, de réécriture de l'histoire. Le psychodrame, grâce à l'étayage offert par le groupe, semble propice dans la vieillesse à un tel travail. Le jeu qu'il comporte est sans doute une médiation privilégiée pour parvenir à la figuration des autres. Il n'en reste pas moins que la cure analytique est à mes yeux le lieu de transfert par excellence et favorise la figuration de ce qui n'existe pas et agit pourtant en nous. C'est aussi le lieu privilégié pour la mise en récit des rêves, qui est une forme de travail d'écriture.
La mélancolie du vieillard, au-delà d'une psychopathologie savante, s'appréhende dans une psychopathologie de la vie quotidienne à considérer dans l'esprit du problème XXX, attribué à Aristote : L'homme de génie et la mélancolie. Aristote ne pense pas la mélancolie en référence à une norme, mais à une moyenne résultant du mélange entre une dominante de bile noire, substance composée et instable, et d'autres humeurs. La mélancolie, constance de l'inconstance, loin de définir une maladie, donne lieu à une forme de santé. La mélancolie est en effet une manière de se sentir soi-même, dans l'instabilité et l'effondrement qui ne sont que la retombée d'un excès poussant l'individu à la sortie de soi, sortie de soi dont la folie n'est pas la forme exclusive puisque la création est, elle aussi, une sortie de soi. L'inconstance du mélancolique est la condition de sa capacité à créer dans une incitation irrépressible à être différent, à devenir autre, tous les autres. On pourrait peut-être, sans confondre tous les styles de création artistique étendre à toute création ce que Sylvie Le Poulichet dit de l'objet créé dans L'art du danger : "il prend la fonction d'un corps intime et étranger, enfin investissable". Celui qui a touché la vieillesse et a éprouvé la vie comme un danger ne doit-il pas, pour survivre, engendrer un tel corps?
La mélancolie du vieillard ne sonne-t-elle pas l'heure de l'accomplissement des rêves par l'engendrement de ces autres? Je me demande si conjointement ou non à l'analyse, autre que l'analyse, autre aussi que le psychodrame analytique, le "poétodrame" inspiré de l'œuvre de Fernando Pessoa, n'ouvre pas une voie nouvelle.
2) La sublimation du rien
Le rôle du thérapeute, dans la logique de la psychanalyse sera d'aider le patient à jouer avec le rien. Au lieu d'un renoncement volontariste à "être utile", qui serait morbide comme une abnégation, l'acceptation de soi, inutile, se cueillera dans la mouvance d'une sublimation du rien, lorsque l'accrochage au moi-serviteur aura cédé le passage à l'investissement de ces surfaces du moi que sont les autres multiples auxquels la poésie, la fiction, peuvent donner quelque consistance.
L'œuvre du poète portugais, Fernando Pessoa, et à travers cette œuvre l'approche d'un destin singulier, d'un devenir psychique traversé par la mélancolie seront mon fil d'Ariane. Par la lecture en groupe, ou à deux (thérapeute/sujet âgé), d'œuvres du poète, je proposerai au vieux lecteur, sur un mode ludique, une identification au poète, à son moi blessé, à son nom "Personne", et je ferai de sa méthode un moyen de rétablissement par l'écriture, ou par un tenant-lieu d'écriture, du fil "du sujet en mal d'ego". Je donnerai à la lecture de l'œuvre de Pessoa un privilège car, non seulement il a recouru de la façon la plus originale à l'engendrement de corps étrangers en créant pour chacun de ces autres une œuvre littéraire propre, mais il a inventé une méthode pour se faire "centre de sensations". Je ferai découvrir d'autre poètes du rien ou du futile, comme Samuel Beckett ou Robert Walser. La lecture fonctionnera à l'aide de la règle d'association. Je sais d'expérience que des personnes peu cultivées peuvent se laisser captiver par une poésie ou par un jeu théâtral déroutant et que la pensée associative est celle de l'espèce humaine. Pour les moins vieux, ou ceux qui ont encore beaucoup de curiosité intellectuelle, je donnerai un tour plus littéraire à ce travail. Je ferai également lire des philosophes de la négation, tels Plotin, Proclus, Damascius, Denys l'Aréopagite, des mystiques comme Maître Eckart. Je pense aussi à certains textes qui ne sont pas encore très connus, comme ceux, entre philosophie et poésie, de Stanislas Breton), dont l'œuvre originale, parcourue par la mélancolie, est aussi une stratégie de survie.
Le sujet âgé, aux prises avec la mélancolie, sera sollicité à aller au bout de l'identification au rien pour pouvoir tout sentir. "Je n'appartiens à rien, ne désire rien, ne suis rien - centre abstrait de sensations impersonnelles, miroir sensible tombé au hasard et tourné vers la diversité du monde". Il découvrira que, pour lui aussi, le cadre du miroir est bien vide, évidé de l'image de soi et d'autrui, car c'est un miroir brisé que celui qui reflète la vieillesse, répétant sans doute, mais tout autrement, ces épreuves infantiles, si terriblement périlleuses où l'autre a laissé choir. Le rien, alors, ne sera pas un gouffre où le moi s'abîme. Le moi se dépouille de ses “ oripeaux ” et se revêt de masques inconnus en se donnant une existence métaphorique dans le corps même que constitue l’écriture poétique. Le négatif se trouve alors doté d'un pouvoir positif. C'est parce qu'on est rien qu'on peut tout devenir. Dans la saisie de l'écart entre le moi et l'être, l'être et le non-être, le vécu et le dit, le sujet découvre son statut d’être “ intervallaire ”. C'est en effet l'écriture poétique, la fiction, qui se substituent au moi éclaté. Celui qui se trouve si empêché de sentir (comme les vieux parents moribonds de Fin de partie, dont la vue et l'ouïe baissent, et qui sont si engourdis qu'ils ne peuvent plus se gratter ni s'embrasser, ni se rapprocher pour la bagatelle) peut, par l'analyse perpétuelle de ses sensations, créer une nouvelle façon de sentir, en se plaçant à l'extérieur de lui-même. Se faire centre de sensations comme le montre José Gil, ne consiste pas à développer dans le vécu les sensations mais au contraire à les abolir "pour rendre purement littéraire la réceptivité de nos sens". "Tout sentir, de toutes les manières", et créer ainsi des spirales de réalité que Pessoa ne cesse d’opposer à la vie et qui est d’ordre psychique et symbolique, met en jeu le pouvoir insoupçonné du rêve. "Si je prends une sensation quelconque et la déroule jusqu'au moment où je peux, grâce à elle, lui tisser cette réalité que je nomme la forêt du songe ou le voyage inaccompli, c'est bien pour que cette prise donne une complète extériorité à ce qui est intérieur, pour qu'elle réalise ainsi l'irréalisable, conjugue les pôles contradictoires et, rendant le rêve extérieur lui confère son pouvoir maximal de rêve à l'état pur".
Il s'agit de multiplier ses sensations en donnant une extériorité, une figurabilité, à ce qui est intérieur, le faisant advenir. Mon désir est de rendre à ceux qui vieillissent leur existence de rêveur, leur donnant ce que je n'ai pas, ce qui n'appartient à personne. Tâche de psychanalyste ! Quand on ne peut plus rien d'autre, on peut toujours rêver " si je dormais, dit Ham le vieux paralytique de Fin de partie, je ferais peut-être l'amour, j'irais dans les bois, je verrais le ciel, la terre, je courrais».
Ce n'est pas seulement le rêve que Pessoa exalte mais aussi le sommeil. Seul l'impossible du rêve est le gardien du sommeil "je dors quand je rêve ce qui n'existe pas; je suis sur le point de m'éveiller quand je rêve ce qui peut exister". Dans la logique du rêve, c'est l'impossible du contradictoire qui prend forme dans la matière spirituelle de la négation "des pans entiers de l'être sont abolis, supprimés, transfigurant le rêveur en sa réalité". L'empêchement même fait l'objet de sa propre métamorphose lorsque le sujet dans un destin grandiose du désir, pour celui qui touche de très près ou de plus loin sa fin, arrive "à dormir la vie". Le rien ne se trouve-t-il pas élevé à la dignité de la chose tandis que le pas se fait marche en pensée permettant au vieillard d'être le passant de ses multiples devenir, "je peux imaginer être tout parce que je ne suis rien, si j'étais quoique ce soit je ne pourrais plus rien imaginer". Le paradoxe du rêveur rejoint celui du comédien. Mais comment donner à tous ces autres visages, corps et pensée? Poussant à l'extrême la possibilité d'une existence métaphorique Pessoa se donne, à travers des hétéronymes qui ont chacun un état civil, un portrait physique précis, mais surtout un style et une œuvre poétique ou philosophique propre, une filiation intellectuelle totalement mythique (un maître et père, Alberto Caeiro, et des disciples tous différents qui sont en cela ses semblables). Chaque auteur se trouve constitué par "un groupe de sensations rapprochées et durables", dessinant autant de points de vue contradictoires qui s'expriment dans la discussion. C'est en étant rien qu'on peut devenir "être-dans", "être-vers", "être-avec", accédant à "la nouvelle dimension de l'autre". Le pouvoir du rien est de faire passer d'une problématique de l'être à une problématique de la coexistence et donc de la relation. Dans ce mouvement le "je", masque, postiche, peut connaître son avènement dans le retour à "soi seul", marqué, pour ce qui est de Fernando Pessoa, par la mise en œuvre d'un style propre qui le différentie absolument des autres. Les autres sont des traits jusqu'alors méconnus de celui qui les dessine et expriment ses tendances pulsionnelles.
Une fois devenu "la chambre aux nombreux miroirs fantastiques qui renvoie vers des reflets faux un seule réalité autre qui n'est dans aucun d'eux, mais se rencontre dans tous", le sujet devient après coup ce qu'il était sans l’être en devenant ce qu’il n’était pas dans une unité plurielle conquise contre le moi rabougri sur lequel il ne pouvait que se lamenter.
Cette aventure consistant "en un drame en personnes, non en acte", je me demande si, pour les vieux patients qui n'auraient pas spontanément le goût de l'écriture, le "drame en personnes" ne pourrait pas se mener dans l'esprit du psychodrame. Chacun présenterait, à partir de ses rêves et de ses souvenirs, ce que sont ses autres oubliés ou jamais nés, les mettant en relation les uns avec les autres. Les autres membres du groupe pourrait jouer tel ou tel autre. Ce singulier psychodrame serait repris dans un travail d'écriture ou du moins de mise en récit, en inventant différents styles.
L'impossible du contradictoire constitue une thérapeutique libératrice. Condition de la capacité à créer, le rien dans sa négativité constituante se trouve sublimé dans un geste capable de déjouer la mélancolie dans laquelle il puise ses ressources. Illusion déclarée, le geste créateur détruit l'illusion d'être utile et apporte la joie de dormir et de rêver.
A la question de René Char mise en exergue de mon mémoire de maîtrise : « Par où et comment rendre la nuit du rêve aux hommes? Et pour tromper l’horreur dont ils sont visités : à l'aide de quelle matière surnaturelle, de quel futur et millénaire amour », je n'ai pas trouvé de réponse, je n'ai fait que la poser et la poserai sans cesse.