L’ART DU DANGER

Esprit, 1997

 

Par "l’Art du Danger", Sylvie Le Poulichet désigne un style d’art, dont le ressort est l’attente du danger. C’est sur le fond d’expériences de pure détresse, survenues dans la traversée terrifiante des périls de l’infantile que peut s’élaborer un art du danger, « art de vivre en danger qui ne subsiste qu’en se transformant dans la mise en jeu d’un danger à travers l’acte créateur »[1].

Par des procédures formelles, des gestes audacieux, certains artistes mettent en danger leur œuvre et se mettent eux-mêmes en danger dans leur vie et dans leur création, relançant,  au risque de s’y perdre,  ce qui, sous sa forme extrême,  a déjà eu lieu : le danger, hors représentation, hors temps, hors lieu qu’est l’épreuve de la vie même et qu’ils cherchent inlassablement à figurer et à transposer dans l’objet crée en lequel ils se donnent existence. Dans la mouvance de l’expérience psychanalytique et dans un admirable travail d’écriture, en repensant, en philosophe, les textes de Freud et de Lacan, Sylvie Le Poulichet déploie une réflexion très novatrice sur les liens entre le danger, le temps, le narcissisme et la création, en adressant au lecteur une invitation au voyage dans les pays impossibles qu’esquissent les œuvres plastiques de Bram Van Velde et de Giacometti, les œuvres poétiques de Walser et de Pessoa [2]. Ces créateurs ont en commun de manifester des processus mélancoliques sans jamais  se laisser enfermer dans la catégorie nosographique correspondante ; sans doute ont-ils été douloureusement touchés, dans l’outrance ou le défaut d’amour, par la défaillance de l’Autre Maternel, et l’esquive paternelle. Au lieu de tendre à l’enfant un miroir, l’autre lui offre un cadre vide.   

 

C’est en partant des œuvres, de leur analyse, de leurs effets, et aussi des propos tenus sur ces œuvres par les créateurs eux- mêmes ou par d’autres, écrivains ou poètes,  que l’on peut se trouver saisi par la démesure de leur détresse et faire l’hypothèse que l’objet crée engage des processus d’engendrement de corps étrangers. La référence biographique est  superfétatoire pour approcher ceux dont la biographie ne peut être que « sans faits et sans vie »[3]. Le concept de corps étranger que Sylvie Le Poulichet  a forgé dans le champ clinique de la toxicomanie, est fondamental pour penser l’art du danger[4]. Sa fonction est de rendre compte de cette tentative de devenir le toxique qu’on incorpore et de se donner ainsi un autre corps , apte à résister à l ‘asservissement maternel qui condamne l’enfant , sous prétexte de vouloir son bien, à  être l’instrument de la seule satisfaction  de la mère; un corps apte aussi à tracer, en l’occurrence d’une manière illusoire, des bords pour se protéger contre ce flux destructeur avec lequel l’autre se trouve confondu. Mais, cette tentative est vouée à l’échec puisqu’elle ne fait que reconduire l’aliénation dont elle voulait libérer. Les créateurs du danger, à compter parmi les individus menacés  plus que d’autres par un débordement de jouissance, ravis à eux-mêmes, à jamais meurtris par des effractions précoces, au cours desquelles le moi se brise en mille éclats, s’éclipse avant même de se constituer, semblent accomplir ce que  ratent les toxicomanes. Là  où ont fait défaut l’ancrage dans l’autre et la délimitation d’un bord, condition de toute subjectivation, les uns composent un corps, donnant à la détresse un temps et un lieu, les autres, dans un mouvement de défense analogue, décomposent leur propre corps. Les créateurs ont éprouvé la tristesse d’être né, doublée de celle non moindre  de ne pas arriver à naître, la lassitude impitoyable de la vie qui n’en finit pas, la blessure de l’autre et l’écrasement du monde, une impulsion à la négativité, à la néantisation. L‘acte créateur, sans cesse à reprendre, s’inscrit dans une manière singulière de vivre le danger, sur le mode, aussi fascinant que redoutable, d’une identification au rien. Dans cet acte, certains créateurs découvrent une inclination à s’abolir,  à se prendre pour rien, à coïncider avec le néant de l’être, mais au lieu de s’enfoncer dans l’obscurité abyssale du rien ils la transfigurent, portés par une irrépressible pulsion à se faire autre[5]. Etre rien, mais pour pouvoir, tel le comédien[6], tout devenir, dans ce corps de substitution, dans cette existence métaphorique qu’est l’objet crée qui en tant qu’objet inconnu, tient lieu de surface du corps, de moi, conjurant le danger par la subversion des rapports entre l’intérieur et l’extérieur de façon à éviter une funeste dévastation.

 

L’art du danger a la particularité de correspondre à une exigence vitale : il ouvre l’accès à une subjectivation, lorsque les failles narcissiques rendent difficile ou impossible l’investissement du moi. L’art du danger, en ce qu’il est « révélateur de la chose dangereuse et de la vie comme mise en danger pour tout individu »[7], concerne tout un chacun. Il amène chacun à rejoindre les expériences d’effraction et d’effacement précoces auxquelles personne n’échappe, en même temps qu’il permet de se déprendre du mirage de l’autre terrifiant auquel la détresse est associée. C’est en ce sens que la question des rapports du créateur à son art et du spectateur à l’œuvre se trouve déplacée. Car les œuvres qui constituent l’art du danger sont des tentatives d’auto-engendrement,  par la création de corps étrangers intimes qui recomposent, pour le créateur et le spectateur les rapports au temps et à l’espace, pour se défendre contre le danger qui menace l’image du moi, si incertain et si fragile. C’est paradoxalement en jouant la présence du danger dans des prises de corps éphémère, à toujours reprendre en d’autres objets créés, que la détresse, hors temps et hors lieu, se trouve déjouée. La détresse  est au nombre de ces « purs devenirs » qui ne cessent pas et font ravage dans la vie du sujet, parce qu’ils font obstacle à sa venue dans le temps. Elle correspond à ce que Sylvie Le Pouliche, dans son ouvrage sur le temps appelle : «  le temps qui ne passe pas »[8]. Les œuvres, objets insolites mis au jour dans un rapport au danger, instaurent pour la détresse un temps de passage, un temps qui passe, le temps de la transposition, grâce auquel le sujet se découvre encore à venir.

 

Sylvie Le Pouliche nous propose d’aller à la rencontre de l’œuvre et de parcourir le trajet de quatre créateurs qu’elle choisit comme figures de l’art du danger. Elle met en relief l’originalité de chacun, sa manière de voir et d’inventer un monde. L’ouvrage, entre théorie et poésie, entre psychanalyse et philosophie, fait de nous, dans un excès qui participe de celui de la création, des affamés d’art et de lecture poétique. Sylvie Le Pouliche interroge aussi les œuvres des créateurs de l’art du danger, en formulant pour chacun des questions nouvelles, qui poussent la psychanalyse à se remettre sur le métier.

 

Entre discours [9] et figurabilité, Sylvie Le Pouliche nous fait circuler dans les tableaux de Bram Van Velde et marcher au devant des sculptures de Giacometti.

Bram Van Velde, que Beckett appelle « le peintre de l’empêchement » peint l’impossible à peindre, le mouvement, le précaire, l’infirme, l’inachevé. « L’œil n’y retient qu’un instant le visible, qui semble aussitôt livré à l’abandon, sans repère. Puis il est soudain renvoyé à d’autres secousses chromatiques, à des formes insistantes qui se dérobent et se métamorphosent encore. Ce n’est jamais un édifice achevé qui se présente ici à l’œil, mais une série des déséquilibres, de chevauchements et de ruptures qui nous font plier le regard...Toute profondeur y est ramenée à la surface tandis que se répète de manière toujours plus insistante des marges, des bordures, et des armatures de triangulation qui forment un labyrinthe » [10]. Toujours poussé à aller de l’avant. Bram Van Velde peint  « l’instant vu »[11], le moment «  où l’on va voir », vers la rencontre de la vision, juste avant la vision. Il fait voir l’invisible : le mouvement de la vie en perpétuel devenir. « Le tableau restera incomplet, privé de ce qu’il permet, tendu vers ce qu’il ne montre pas, puisqu’il va s’accomplir dans un instant. »[12]. Chaque tableau invente un temps pour voir, pour que celui qui s’y engage puisse prendre corps autrement que dans un miroir, dans un devenir toujours à recommencer, multiple donc et imprévu.

Les toiles de Bram Van Velde, en faisant éclater la joie qu’elles étalent, nous bousculent et nous bouleversent. Détruisant toute sécurité, elles nous emportent, pures surfaces sans relief, et nous font passer dans les couleurs et dans les traits qui suggèrent parfois, à la limite de l’informe, des visages esquissés, réactualisant la scabreuse entreprise de Bram Van Velde, qui après avoir imprimé sur ses tableaux le double V de ses initiales, arrête de les signer, comme pour « passer tout entier dedans ».

 

Rompant avec une pensée aristotélicienne du vide, l’œuvre de Giacometti donne au vide un pouvoir constituant : il rend indéfinissable  les dimensions des êtres et des choses. « C’est sans doute ce vide pénétrant et déformant qui transforme une chose en un objet inconnu »[13]. Les sculptures de Giacometti nous concernent en tant qu’être affecté, puisque Giacometti prévoit le spectateur ou plus précisément le promeneur comme un corps qui va à leur rencontre et « virtuellement contenu dans le vide que suscite l’objet »[14]. Loin d’être une substance, la sculpture n’existe que dans la relation indéfinissable à ce lui qui s’avance vers elle. « Sur les pas de Giacometti, le promeneur devient proche de ce loin, le dedans de ce dehors, ou le minuscule de ce géant qu’est la sculpture. »[15]. Tout l’art de Giacometti consiste à « faire éclore un objet dans le vide et devenir cet objet qui mort la réalité »[16]. Un tel art reconduit une expérience de créativité très ancienne, lorsque Giacometti, enfant, découvre, à travers un monolithe que le vide se construit pour pouvoir s’y loger, pour y devenir minuscule et géant, qu’il libère les dimensions de l’objet, en lui et hors de lui, pour en faire un objet de plaisir. Le geste créateur de Giacometti donne à l’oralité, à la faveur du vide, une dimension cosmique, contenante et nourricière, offrant au corps un espace de transformation. Le monde serait une bouche savoureuse et chaleureuse, non une gueule dévorante.

 Mais la perte des dimensions comporte une autre face, dont Giacometti fait simultanément la tragique expérience à travers une pierre noire, énorme, hostile, figure de mort, de mort et de mère enlacées peut-être, si l’on se souvient que Giacometti portait le lourd privilège d’être pour sa mère "plus" que les autres. Cette funeste épreuve que Sylvie Le Poulichet interprète en termes de "crise des objets", fait régulièrement retour dans la vie de Giacometti. Il lui arrive de manière insistante de regarder, sidéré, tout objet comme mort et vif à la fois[17].  «  Les objets sont séparés par d’incommensurables gouffres de vide »[18]. Giacometti retrouve là le paradoxe de la multiplicité pure qui s’évanouit dans la déliaison, formulé dans le Parménide[19]. Si le mort entraîne ainsi le vivant dans son immobilité envahissante et dans sa nullité illimitée, si tout est pure multiplicité, alors la différence se trouve compromise. L’autre, faute d’être aussi un semblable, renvoie au moi une image éclatée.  Pour survivre à une si douloureuse déchirure Giacometti part à la quête de la ressemblance «  qui serait la déformation nécessaire à toute apparition, mais aussi l’élaboration d’un temps qui recompose les conditions de la présence »[20]. La ressemblance, Giacometti la recrée donc à l’aide de l’altération qu’il trouve dans                la petitesse, la minceur, la longueur, tandis qu’avec son célèbre disque sur lequel des panneaux sont séparés par des vides, il invente un espace pour donner lieu aux événements. En cet objet, Giacometti recompose le temps qui a alors le statut d’un « temps identifiant », constitué de la rencontre d’instants séparés qui se superposent et se rassemblent dans la discontinuité même de leurs passages[21]. Surface plate, mais ondulante, le disque fait la synthèse entre le monde et le soi. Giacometti s’y promène en associant librement les événements, commençant par où il veut, les déplaçant à sa guise. L’ordre des successions se trouve « continuellement ouvert et déplié en des simultanéités »[22].

 

Des artistes du danger, Robert Walser est celui qui peut-être a figuré au plus près, à travers ce que Sylvie le Poulichet qualifie "d’équivalent d’une scène originaire", la détresse et l’effroi d’une mise en danger précoce. Dans une de ces petites proses[23], Walser fait entendre la voix d’une mère féroce qui donne à son enfant encore tout petit, juste avant de le laisser là, l’ordre de s’éloigner d’elle, pour gagner durement sa vie en se faisant serviteur pour plaire, comme si le lien à l’autre, loin d’être un point d’ancrage ne pouvait être que rapport de domination et de servitude, comme si son avenir, sa chance et sa gratitude tenaient à son seul anéantissement. De telles paroles ont le pouvoir de porter le narcissisme au degré zéro. Walser dans son œuvre comme dans sa vie, incarne l’injonction de petitesse exprimée, sans appel, dans ce texte. Ses non-hèros sont hommes à tout faire, des bons à rien. Comme eux, Walser a joué sa vie sur le mode de l’échec. Jusque dans son œuvre littéraire, il a matériellement déployé sous la forme d’une miniaturisation de l’écriture  son identification à la petitesse. Après avoir écrit d’un seul jet ses romans, il s’est mis à écrire sur de tout petits formats, sur des supports de rien, déjà marqué par une adresse à l’autre, d’une écriture minuscule, sophistiquée et illisible. Cette passion de l’effacement, il l’exprime de façon éclatante : « c’est exactement aussi beau de n’être rien et la chose implique plus de ferveur que d’être quelque chose »[24].

Walser assimile son œuvre à « un roman qu’il ne cesse d’écrire, qui reste toujours le même et devrait pouvoir être appelé un livre du moi abondamment découpé et déchiré »[25]. Cet « homme sans intention » réduit à rien, « braise », s’identifie à tout fragment aperçu qui, dans un excès d’amour, le ravit. Walser devient tout ce qu’il rencontre sur son chemin, autre, sans cesse autre, comme si, dans son instabilité même, le moi quasi inexistant était capable de « s’extasier », de prendre toutes les formes. Toute rencontre est rêvée comme bonne rencontre, composition des forces, voie de guérison. Sylvie le Poulichet décèle là le jeu inouï d'un "principe de contingence" qui guide l'écriture de Walser, lui permettant de se dérouler au hasard, à la manière d’une promenade[26], dont seul le trajet relie les éléments épars. A Chaque pas, à chaque regard, se produit dans l’instant un événement aussitôt oublié au profit d’un autre, offrant au « je » qui, en passant, y advient dans l’insignifiance et la futilité, l’occasion d’une jubilation.

 

C’est d’une autre manière encore que Pessoa, marqué par la négativité de son nom qui signifie personne, traite le rien. N’éprouvant que dégoût pour l’étroitesse du moi, il crée de multiples devenirs autres. Dès l’âge de cinq ans, avec le "chevalier de Pas", il cultive la négation. N’être pas, être personne, perdre son nom dans l’effacement de toute détermination, n’est-ce pas là ce qui permet d’emprunter tous les masques, de se métamorphoser ? Pessoa, modeste employé qui n’arrive pas à réussir dans ses entreprises littéraires, se déroule en fragments et en paragraphes dans les mots où il s’incarne. Sylvie Le Poulichet montre la convergence de la théorie, implicite chez Pessoa, du sujet comme être intervallaire, et celle de la "division subjective" de Lacan. Elle analyse le sentiment qu’a Pessoa  de n’être rien à partir de la problématique lacanienne du miroir, introduite avant l’heure par Pessoa lui-même, lorsqu’il s’assimile à un miroir tombé au hasard[27]. Mais la tentation du rien qui marque ses écrits d’une connotation mélancolique, est contrebalancée par une étrange propension à se faire différent.

 

Pessoa a décrit ses inhibitions, son refus du monde et de lui-même, mais il n’a pas manifesté de tendance suicidaire et ne s’accable pas d’auto-reproches. L’ombre des objets haïs, aimés, ne semble pas tomber sur celui qui « à lui seul est plusieurs et nombreux ». Cependant il existe en lui une ombre intime, « à l’extérieur du dedans de son âme »[28] qui le torture et qu’il dit avoir réussi à vendre, en se plaçant à l’extérieur de lui-même pour pouvoir devenir centre de sensations, non pas en développant dans le vécu les sensations, mais au contraire en les abolissant « pour rendre purement littéraire la réceptivité de nos sens »[29].  « Tout sentir de toutes les manières »[30], et créer ainsi des spirales de réalité, réalité que Pessoa ne cesse d’opposer à la vie et qui est d’ordre psychique et symbolique, met en jeu le pouvoir insoupçonné du rêve. Il s’agit de multiplier ses sensations, en donnant une extériorité, une figurabilité, à ce qui est intérieur et n’est pas encore advenu. Dans la logique du rêve c’est l’impossible du contradictoire qui prend forme dans la matière spirituelle de la négation. « Des pans entiers de l’être sont abolis, supprimés, transfigurant le rêveur en sa réalité »[31]. Poussant à l’extrême la possibilité d’une existence métaphorique, Pessoa se donne, à travers ses hétéronymes, qui ont chacun un état civil, un portrait physique précis, mais surtout un style et une œuvre poétique ou philosophique propre, une filiation intellectuelle totalement mythique

(un maître et père, Alberto Caeiro, et des disciples tous différents qui sont en cela même ses semblables) [32]. Chaque auteur se trouve constitué par « un groupe de sensations rapprochées et durables », dessinant autant de points de vue contradictoires qui s’expriment dans la discussion. C’est en étant rien qu’on peut devenir "être dans", "être vers", "être avec", accédant à « la nouvelle dimension de l’autre ». Le pouvoir du rien fait passer d’une problématique de l’être à une problématique de la coexistence et donc de la relation. Dans ce mouvement, le moi postiche  cède la place à l’avènement du je dans le retour à « soi seul », marqué par la mise en œuvre d’un style propre qui le différencie absolument des autres. Comme « une chambre aux nombreux miroirs fantastiques qui renvoie vers des reflets faux une seule réalité autre, qui n’est dans aucun d’eux mais se rencontrent dans tous » [33], le sujet accède après coup à ce qu’il était sans l’être, en devenant ce qu’il n’était pas dans une unité plurielle conquise contre le moi rabougri sur lequel il ne pouvait que se lamenter.

 

Ce passage par ces œuvres originales montre que l’art du danger recouvre des parcours singuliers et définit un style d’art sans aucunement fournir une théorie de la création valable pour toutes les pratiques artistiques. Loin de détenir un savoir sur l’art qui s’appliquerait aux œuvres, la psychanalyse aurait pour tâche de dégager et d’expliciter, les théories présupposées ou impliquées par les œuvres et les parcours des artistes, fins connaisseurs en matière de processus psychiques et souvent en avance sur la clinique. Si les œuvres, comme chaque cure, obligent à inventer une nouvelle fiction métapsychologique, comment soutenir qu’une seule théorie puisse rendre compte des origines de la création ? Les expériences de création, aux prises avec la détresse et  le danger, échappent à la théorie de Winnicott. L’élaboration d’un espace transitionnel, aire d’illusion en laquelle, grâce à une mère suffisamment bonne, une différentiation entre un dedans et un dehors, une séparation de l’enfant et de sa mère peut s’opérer[34], n’est pas dans l’art du danger la condition de la création. Celui-ci, au contraire, s’il sauve le "je" de l’effondrement qui le guette, se fonde sur l’échec d’un espace transitionnel. C’est sur une faille qu’il s’articule et, dans un saut forcément périlleux, s’empare du surgissement d’un "quelque chose" à quoi le sujet s’identifie et en quoi il se reconnaît, pouvant ainsi de façon chaotique, reprendre vie.

 

Usant d’un terme dont on reconnaît la résonance  deleuzienne, Sylvie Le Pouclichet considère comme un pli encore bien tenace de la pensée psychanalytique l’idée de normativité et celle, corrélative, de stades de développement, dont la conséquence est de réduire toute organisation psychique formée dans la relation à un danger originel, à des déviations ou à des régressions. En donnant aux défaillances et aux éclipses, d’autres sens et d’autres destins, elle défait ce pli. Prouver que les défaillances peuvent, dans leur précarité même, être causes et conditions de processus psychiques originaux, qui instaurent des événements et trace des trajets pour la détresse et le danger qu’elle révèle, c’est subvertir le sens du concept de sublimation, à écrire désormais au pluriel. Dans l’art du danger la sublimation ne consiste pas seulement en un changement de but et d’objet, « elle produit plutôt un nouveau lieu psychique qui déplace le rapport au danger »[35].

 

Sylvie Le Poulichet fait l’hypothèse de formes premières de sublimation, seul mode de défenses possible pour résister à la détresse. Alors même que le corps risque de coïncider avec l’effraction et de s’y abîmer, surgit la rencontre d’un « quelque chose », d’un presque rien, agacement de bruits, de lumières, ou d’odeurs. La pulsion investirait ces éléments fragmentaires, comme tels insignifiants, et le corps, frappé par la rencontre du «  il y a », dans un mouvement d’ouverture au temps de la chose, en ferait comme une partie de lui-même au dehors de lui.

 

La rencontre avec le « quelque chose » donne lieu à ce que Heidegger appelle un « trait générateur »[36], trait à partir duquel le sujet s’auto-engendre, dans une auto-extase. Par ce trait, le corps s’ouvre sur un autre, « dont le représentant réel n’a pu que laisser tomber ou se déprendre »[37]. Par et dans ce trait, le corps s’ébauche dans la découverte joyeuse de pouvoir être, au moins partiellement, ponctuellement désirable. Le "quelque chose" serait, dans la fulgurance d’un éclair, « le plaisir que la chose soit », l’ouverte « d’une place vacante », pour que « fasse éclat la singularité que la chose soit »[38]. La rencontre se passe donc au-delà de toute relation imaginaire entre le moi et l’autre, au delà de la relation narcissique à l’objet. L’objet, dérivation d’une partie du corps serait « élevée à la dignité de la chose »[39]. La sublimation revient à la constitution d’un bord à  édifier chaque jour, et de ce fait, n’apporte jamais une satisfaction  totale. Le sujet, trop incertain de ses repères, de sa place, de sa valeur pour entrer dans la structuration œdipienne, se ré-identifie sans cesse dans la rencontre avec un trait générateur qui instaure un "temps identifiant". Dans l’art du danger, le rapport à une « métaphore paternelle » ne consiste pas seulement à substituer, comme dans la logique du refoulement, le nom du père au désir de la mère. Il s’agit de fabriquer, d’instant en instant des noms du père, à travers la bonne rencontre, toujours à reprendre, d’un trait générateur. Ces traits, tenant-lieu du nom du père, composent des bords qui balisent le désir et préservent le sujet d’une réduction au rang de pur et simple objet pour la mère. La sublimation première est une forme mouvante d’identification qui se joue dans une dérivation, un détachement du corps, que la pulsion investit en changeant de but et d’objet. Dans cette prise du "quelque chose", la pulsion de vie l’emporte sur le flot des forces destructrices.

 

Les formes premières de sublimation engagent une sublimation du rien, constante dans l’art du danger Le rien, à rapprocher du nul, du vide, du zéro, revêt une étonnante densité. Dans l’excès de son indétermination, il est doté d’un pouvoir constituant : c’est en lui que l’être apparaît. Il est la condition de l’être en ses devenirs multiples et porte la promesse d’un avenir. Il est la condition de l’imagination et celle de la métamorphose. Le rien devient générateur de tous ces êtres impossibles que nous ne sommes pas, n’avons jamais été et ne seront jamais, mais qui prennent existence dans la fiction ou dans l’œuvre d’art. Le rien donc préside le mouvement indéterminé d’une négativité essentielle en laquelle chacun peut se faire différent. Pessoa, en particulier, dans la droite ligne du néoplatonisme, « donne à la psychanalyse une théorie de la sublimation du rien »[40].

 

Cette attirance pour le rien va de pair avec la construction d’un vide que ne peut envahir aucune demande de l’autre, en lequel peuvent prendre figure ces autres intrépides, insolents, espiègles qui ne collent jamais à l’image narcissique d’un moi adéquat. Le narcissisme n’est pas un état, normal ou pathologique. Il s’inscrit dans le procès de la subjectivation et, par conséquent, dans les temps des transferts et des métamorphoses. Figé en un état, le narcissisme entraîne, sous l’emprise maternelle, le moi à sa perte. Le moi y est l’objet de l’autre, condamné à la petitesse, à la nullité, à la déchéance. Mais le narcissisme peut prendre un autre tour. Le moi, à partir du rien et du vide, peut investir une image de lui-même en tant que « surface événementielle », fluctuante, sur laquelle il devient ce qu’il n’est pas, capable d’entrer en relation avec le monde et les objets.

 

L’art du danger est ainsi un art de surface dans la logique de la philosophie stoïcienne, pour qui ce qui arrive au sujet dans l’instant et s’exprime dans le langage, le fait surgir dans sa singularité. Le monde est constitué de faits fugitifs, juxtaposés, « liés dans des énoncés déployés sur une surface événementielle »[41]. Comme le stoïcisme, l’art du danger cultive les paradoxes, avec un humour libérateur pour le moi, puisqu’il fait exister, de façon ludique, un monde autre que celui qui nous écrase.

 

L’art du danger, mis au jour dans le mouvement de transfert d’une analyste sur les œuvres qui en relèvent, n’est pas sans incidence sur la clinique psychanalytique. L’œuvre d’art, et ce n’est pas là la moindre nouveauté, est le lieu d’une écoute clinique, qui permet de saisir ce qui se joue dans certains devenirs psychiques.

 

Modifiée par la rencontre de telles compositions et par les interprétations qu’en donnent les créateurs, la clinique analytique est appelée à reconnaître et à favoriser le style d’identification qu’improvise l’art du danger, et ainsi à congédier la logique de la normativité. L’expérience analytique, dans les rapports spécifiques qu’elle entretient avec l’écriture, et qui sont plus vastes que la création littéraire proprement dite, engage un travail de réécriture de l’histoire, et un mouvement de subjectivation. Pour les artistes du danger, pour ceux qui partagent une même épreuve de l’étranger, elle est le lieu privilégié, par la remémoration et par le rêve, d’une recomposition de la trame des traits générateurs, d’une figuration de ce qui n’est pas encore entré dans l’histoire. Mais à condition et seulement à condition, de ne pas chercher à vouloir exorciser le rapport au temps qui garantit une mise à distance du sujet. A condition aussi de conduire l’expérience sous le signe de l’humour et de la poésie.

 

L’art du danger ne se limite pas aux créateurs que nous fait apprécier Sylvie Le Poulichet. Sans entrer dans une étude précise, on peut avancer que Bacon, Beckett, et le philosophe  Stanislas Breton, qui développe une pensée du rien, pour ne citer que quelques autres exemples, participent de cette aventure. Mais je me demande si l’art du danger ne déborde pas la configuration historique dans laquelle il est approché. Les philosophes et les mystiques de la négativité, tels Plotin, Proclus, Damacius, Jean Scot Erigène, et plus tard Maître Eckart, dans un domaine qui n’est pas celui de l’art mais celui de la pensée, et donc de la création, ne sont-ils pas à leur manière des créateurs du danger ? Leurs œuvres en tout cas réalisent des sublimations du rien.

 


[1] ibid. p. VI.

[2] Le peintre Bram Van Velde, né en 1895 en Hollande, a vécu à Paris à partir de 1924, puis à l’étranger et dans le sud de la France où il est mort en 1981. Alberto Giacometti est né en 1901 en Suisse. Il voyage en Italie, avant de se fixer à Paris en 1922.  Hésitant  entre peinture et sculpture, il crée surtout de nombreuses sculptures. Il meurt en 1960. Robert Walser, né à Bienne (Suisse) en 1878, vit de petits emplois, valet ou employé, changeant souvent de domicile. Après avoir écrit d’un seul trait ses romans, Les enfants Tanner, Le commis, L’institut Benjamenta, il compose de nombreux textes et essais. Interné à Waldau, puis à Hérisau, il reste de 1933 à 1956, date de sa mort, sans écrire. Fernando Pessoa né à Lisbonne en 1888, élevé en Afrique du Sud, revient à Lisbonne en 1906. Il vit d’un travail de traduction et échoue dans ses entreprises littéraires, mais écrit une œuvre poétique immense. Il meurt en 1935.

[3] F. Pessoa, Le livre de l’intanquillité, tome I, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 31.

[4] S. Le Poulichet, Psychanalyse et toxicomanies, les narcoses du désir, Paris, PUF, 1987.

[5] Aristote, L’homme de génie et la mélancolie, traduction, présentation et notes de J.Pigeaud, Paris, Rivages, 1988.

[6] Diderot, Paradoxe sur le comédien, dans Oeuvres esthétiques, Paris, Garnier, 1959.

[7] Sylvie Le Poulichet, ibid. p. VI.

[8] S. Le Poulichet, L’œuvre du temps en psychanalyse, Paris, Rivages, 1994, p.41 et sq.

[9] S. Beckett, Le monde et le pantalon, Paris, Minuit, 1990.

C.  Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, Montpellier, Fata Morgana, 1978.

A. Giacometti, Ecrits, Paris, Hermann, Editeurs des sciences et des arts, 1990.

  Y.Bonnefoy, Giacometti, Paris, Flammarion , 1991.

[10] L’art du danger, op.cit. p. 12.

[11] C. Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, op. cit., p. 63.

[12] L’A.D., p. 14.

[13] ibid., p. 32.

[14] ibid ., p 34.

[15] ibid., p. 35.

[16] ibid., p. 36.

[17] Giacometti, Ecrits, le rêve, le sphinx et la mort de T,  dans Ecrits, op.cit. p. 30-31.

[18] ibid., p. 31.

[19] Platon, Parménide, 164c-166a.

[20] L’A.D., p. 41.

[21] S. Le Poulichet, L’œuvre du temps en psychanalyse, op. cit., p. 15 et sq.

[22] ibid., p. 15.

[23] R . Walser, L’âge d’homme, 1987, p. 62-63.

[24] ibid., p. 13.

[25] ibid. p. 44.

[26] A.D. p.54.

[27] A.D. p. 85.

[28] F. Pessoa, Le livre de l’intranquillité, T.I, op.cit., p. 168.

[29] S. Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Tome II, Paris, Christian Bourgois, p. 186.

[30] ibid. p. 18.

[31] ibid., Tome I, p. 193.

[32] F. Pessoa, Sur les hétéronymes, Le Muy, Editions Unes, 1993.

[33] Cité par J.A. Saebra, Fernando Pessoa ou le poètodrame, paris, José Corti, 1988, p. 37.

[34] D.W Winnicott, Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, dans L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971, p. 21.

[35] A.D., p. V.

[36]  M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1980, p. 79.

[37]  A.D. p. 20.

[38] J. Lacan, Le séminaire, livre 7, op. cit., p. 133.

[39] Ibid., p. 133.

[40] A.D., p. 98.

[41] A.D., p. 71.