LE JOUET OUTIL DE DEVELOPPEMENT OU ESPACE D'UNE JOUISSANCE?
Cahiers universitaires catholiques, N°2, 1980
A partir de l'âge classique, l'histoire du jouet s'inscrit dans l'histoire de l'enfant, alors que dans des temps plus anciens en Occident, et par ailleurs dans d'autres civilisations, le jouet n'est pas réservé aux enfants. Le jouet est devenu l'objet approprié à l'enfant. Depuis que l'enfant est considéré comme un être à part, il faut bien lui trouver des occupations particulières, et le jouet est le support de celles-ci. Le jouet est d'autant plus indispensable que, dans notre société industrielle et urbaine, la famille devient plus intime, la maison est coupée de la rue. Malgré la scolarisation précoce, l'enfant évolue, souvent unique ou avec un seul frère ou sœur, dans un monde d'adultes. La prolifération des jouets ne vient-elle pas compenser la difficulté du jeu dont les bandes d'enfants avaient jadis le secret ? Cette question est facile à recevoir dans un contexte où il est admis que le jouet serait l'invention maléfique du capital. Mais le jouet, présent dès la Préhistoire, sous forme de figurines[1], n'a-t-il pas une fonction autre que de compensation, ne joue-t-il pas un rôle dans le développement de l'enfant et, plus largement, quel est le rapport entre le jouet et le désir, s'il est vrai que le jouet est coextensif à la culture ?
Jouet et développement sensorimoteur.
L'enfant a besoin de sentir, de manipuler, de posséder. Certains jouets l'aident à explorer toutes les ressources de son corps, à éprouver sa puissance. Selon l’âge, le jouet est un moyen de satisfaire une zone de plaisir de son corps particulièrement investie. Je pense ici à un jouet fort ancien : le hochet, que l'enfant mordille ou dont il agite le grelot. Dans cette ligne, on peut placer bon nombre de jouets dits de premier âge : boîte à musique, surtout celles qu'on tire avec un cordon, pantins, boîte à formes, jeux d'anneaux. On voit l'importance de ces jouets pour le développement des mains et de l’ouïe. Je regrette d'ailleurs que si peu de jouets, pour ne pas dire aucun, favorise les activités olfactives. Notre culture ne nous sanctionnerait-t-elle pas sur le plan des odeurs ?
A ces jouets, j'ajouterai les jouets dits éducatifs, tels que puzzle, loto et un certain nombre de jeux de société. Ces jouets-là me paraissent composer une catégorie que j'appellerai jouet de plaisir[1]. Les anciens avaient repéré déjà, à la suite d'Aristote, qu'aucune activité manuelle ni intellectuelle ne pouvait être poursuivie sans plaisir. Le plaisir, c'est ce qui contente, qui donne de l’euphorie, qui offre une prime incomparable à la dureté de l'effort. Les jouets à construire sont à la frontière entre les jouets de plaisir et les jouets de jouissance. J'appelle jouet de jouissance celui qui offre l'expérience simultanée et contradictoire de la production et de la destruction. La jouissance est à la limite du tenable, du possible. Le jouet de jouissance, sous un air innocent, surgit à la façon d'un scandale, la figurine par exemple n'a pas alors de main ni de pied. Ou bien elle est ovoïde et s'apparente à la sculpture ; ou bien elle tend vers la plénitude, à la manière de la peinture sans relief et tient debout sur la tranche ; elle s'empile ou se combine.
De quoi suis-je en train de parler : d'un jouet existant ou d'un jouet idéal. Je parle d'un(de) jouet(s) existant (s).
Jouets de jouissance, miniatures, « mimésis »[2].
À la différence du pur élément (briques femelles- mâles, ou morceaux à relier par des vis et écrous), le jouet de jouissance emprunte des formes primordiales comme le rond, la sphère, le cylindre, emboîtages à l'infini, selon un système non moins primordial de trous et de pleins. Les maisons n’ont que le gros œuvre, sols, murs, toits, plus ou moins mobiles ; ce sont des carrés, des rectangles, des cylindres. Ainsi les jouets présentent-ils plus qu'ils ne représentent.
En dehors du cheval, du chariot ou du bolide, porteur ou à tirer, qui doivent être proportionnés à la taille de l'enfant et qui sont de véritables jouets de jouissance[3], le jouet de jouissance ne peut être que miniature. La miniature offre la possession d'un monde imaginaire, elle permet le jeu des pouvoirs. Un monde miniature se joue, il ne se représente pas. On peut l'organiser, le désorganiser comme on veut, selon une logique qui n'est pas celle de la réalité mais de l'inconscient. Il est soumis au principe de plaisir, libre de toute contradiction, de toute succession dans le temps. Il est, ce faisant, doté d'une mobilité indéfinie[4].
Jouet de jouissance et rêve
Le désir n'est pas la relation duel d'un désirant à un désiré, d'un mime à un modèle, qui s'intervertissent parfois subrepticement. Le désir porte sur les possessions de l'autre[5]. Le désir d'être comme l'autre et le désir d'avoir comme l'autre. En cela il est mimétique. La miniature se laisse entièrement posséder. C'est pourquoi les enfants aiment à entasser des objets miniatures, ces polichinelles à quatre sous dont Baudelaire[6] avait les poches remplies pour les offrir aux enfants pauvres. Car tout enfant a quasiment besoin, pour être, de la médiation de l'avoir.
J'appelle jouets de jouissance un jouet qui permet à l'enfant de réaliser, dans l'illusion du rêve, ses désirs. Un tel jouet entretient avec la réalité les mêmes rapports que le rêve. Lorsqu'une maison, un village, un garage, un entrepôt, un hôpital, une poupée toute simple, un bateau, un château, une cuisine, une dînette permet à l'enfant d'exprimer ses désirs et ses peurs, d'être et d'avoir comme les siens, mais encore autrement, sans aucune des contraintes de la réalité, dans un monde à échelle réduite, dont il est le démiurge et le démon, je dis que c'est un jouet de jouissance. Car l'enfant y expérimente sa souveraineté, mais le pouvoir qu'il déploie est ludique et poétique. C'est ce qui sans doute le fait basculer dans la catégorie des jouets de jouissance.
Le jouet de jouissance accomplit spontanément une exigence que la culture honore par le détour du sacrifice et de l'interdit : rendre la mimésis possible en la limitant, afin de canaliser la violence nécessairement inscrite dans la mimésis. Dans son monde miniature, primordial et grotesque, l'enfant peut être et avoir comme ses modèles, mais il peut les faire disparaître et les conserver. Avec le jouet de jouissance aucun ordre ne vient imposer de lever les contradictions. En cela réside la jouissance, toujours en delà ou au-delà de tout ordre.
Le jouet démystifie ce qu'il rend abordable par et dans le jeu. En mettant à la portée des enfants, mais sous forme fantoche, ce qui a trait à la réalité comme un hôpital une école etc., le jouet aide à maintenir la peur ou à la rendre jouissive. Dans un renversement de valeur, une imitation outrée et surtout burlesque, finit par s'écarter de ce qu'elle imite. À la limite de la forme réelle et de la forme fantastique, voici que ce/ceux qui étai(en)t redouté(s) et surévalué(s) sont rendu(s) dérisoire(s). On peut brouiller les rôles, les inverser, les réorganiser autrement, le pouvoir et le savoir sont arrachés à la catégorie du sérieux. Ne seraient-ils pas jeu ?
Dommage, vraiment dommage que les politiques, les savants, les clercs, les médecins, s'appuient sur les règles de l'Occident récent pour s'interdire la jouissance, le jeu, les jouets et se rattraper sur des plaisirs soumis à l'amour et à la juridiction du sérieux. La jouissance, elle, est sœur ou amante de l'humour.
Jouet de jouissance et dépassement de la « mimésis ».
Le jouet de jouissance n'est donc jamais purement et simplement un jouet d'imitation. Car s'il sert la mimésis d'appropriation, il rompt avec la représentation autant qu'avec la reproduction. C'est que le jouet de jouissance consomme la rupture avec la réalité, là où précisément il déborde le rêve et rejoint le fantasme.
L'esthétique dont il relève n'est pas celle du beau, mais du grotesque. Il n'est pas fait pour être contemplé ni possédé : en cela, il se détache du bibelot. Sa fonction est de faire jouer, c'est-à-dire de faire être, avoir et « faire en faux ». L'interdit lui-même peut donc être transgressé, mais sur le registre de l'illusion, comme dans les fêtes de courtoisie amoureuse du mois de mai. À la manière encore du masque de la fête archaïque, le jouet de jouissance offre aux joueurs l'épreuve de la différence. L'identité chancelle, s'effondre. Voici le joueur autre sans qu'il sache au juste qui il est. Autre chose, toute autre chose que le déguisement de l'âge classique.
En effet, le jouet de jouissance inaugure le signe de l'illusion acceptée, affirmée, voulue. L'enfant qui joue ne fait rien. Il joue et jouit. Ce jouet est l'instrument de l'affirmation. Loin d'identifier son jouet, loin de s'identifier à son jouet, l'enfant qui joue se découvre autre en jouant avec un tel jouet. À la manière de l'œuvre d'art, d'une œuvre d'art que l'Occident a produite en des brèches qui brisent sa ligne mimétique, la roman surtout et quelques tentatives contemporaines[7], le jouet de jouissance inscrit dans la réalité sociale une illusion sans honte.
Nous qui achetons tant de jouets pensons-nous à ce qui est en jeu ? À défaut d'être sérieux l'enjeu est grave. Il y va des enfants que nous croyons aimer. Il y va aussi plus que du développement de l'enfant, de la jouissance ; ce qui élargit la question du jouet et du ludique au-delà de l'enfant.
[1] Voir la distinction faite par Roland Barthes, dans Le plaisir du texte, Seuil, entre texte de plaisir et texte de jouissance
[2] Imitation de l’autre dans ses possessions et son être et, plus largement amour du même.
[3] Ce genre de jouet qu’on enfourche ou sur lequel on se fait traîner peut devenir indéfiniment autre, l’enfant grâce à lui éprouve une puissance inépuisable.
[4] Freud, Métapsychologie
[5] R. Girard, La violence et le sacré, Grasset. Des choses cachées depuis le commencement du monde, Grasset
[6] Baudelaire, Petits poèmes en prose, XIX, Le joujou du pauvre
[7] A. Malraux, Préface à Sumer, Paris, Gallimard