LE PARCOURS DE S. BRETON : DERNIÈRES ET PREMIÈRES PAROLES

Le vivant miroir de l’univers Logique d’un travail de philosophie, Préface de Jean Greisch, Editions du Cerf, 2006

 

Dernières paroles

En place de dernières volontés, des paroles, paroles porteuses de leur questionnement, de deux hommes, parvenus à un grand âge, « vivant jusqu’à la mort »[1] : celles de Stanislas Breton qui suivent un ordre logique de présentation[2] et celles fragmentaires, en suspens, de Paul Ricœur évoquant l’écriture endeuillée de Mallarmé[3] après la mort de son fils Anatole. Deux philosophes éminents, deux chrétiens, qui récusent l’appellation de philosophes chrétiens, l’un et l’autre rigoureusement philosophes et délibérément chrétiens. L’un ouvre son testament sur cette question : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? »[4]et déclare dans la conclusion que la famille religieuse définit « une appartenance sans préavis »[5] . L’autre considère son christianisme comme : « un hasard transformé en destin par un choix continu », destin « qui a le statut même d’une conviction : ainsi je me tiens, à cela j’adhère »[6].

Au soir de leur existence, le vieil homme travaillé par la passion de Christ à laquelle il donne un autre tour en la rapprochant de la critique sans pitié du néoplatonisme à l’égard  de toute emprise des savoirs et des pouvoirs sur le divin et l’autre vieil homme , élevé dans la Réforme et l’esprit critique post kantien, s’interrogent l’un et l’autre sur le vivre et le mourir questionnant la théorie sacrificielle de la crucifixion pour mieux entrer avec la Parole crucifiée dans la célébration de sa mémoire et de sa transmission grâce à une poétique de l’écriture.

Je laisse à d’autres de partager leur lecture des pages évoquées de Ricœur.

Dans son ouvrage posthume, Le vivant miroir de l’univers, Breton rend compte de la logique qui sous-tend son itinéraire philosophique et spirituel que le dernier chapitre, consacré au divin, inviterait à regarder comme un itinéraire de l’âme vers Dieu. Il s’agit de déterminer sans l’y réduire les raisons – pas seulement rationnelles ni raisonnables - qui président à un travail de pensée.

Breton commence par exprimer la jubilation éprouvée dans l’expérience de la liberté « qui consiste à se faire soi-même ce qu’on a à être ».[7] Puis, selon un ordre chronologique, il relate non sans humour ses liaisons de captivité, leurs enjeux intellectuels et religieux. Cette période de guerre se trouvait encadrée par deux séjours romains, le premier correspondant aux années de formation canonique, le deuxième est une page d’histoire concernant l’enseignement universitaire et ses avatars dans la Rome catholique de l’époque.

Breton fait un état des lieux, au moment de son entrée en philosophie, de la pensée philosophique et des résistances ecclésiastiques à l’égard de sa recherche, en même temps qu’il reconnaît avec sérénité sa dette envers l’institution qui le recevait. Ne fait- il pas de Rome un lieu auquel il reste attaché comme à une demeure ? Rome gardait pour lui la force attractive attachée à un sol porteur de racines, un « être-dans », un « la » qu’il aimait comme une musique. C’est à Rome que Breton a soutenu un thèse de doctorat sur l’esse in et l’esse ad qui oriente toute son œuvre et le conduit à élaborer, à partir de cette « dyade primitive »[8] une métaphysique de la relation qu’il invente à sa façon à partir des relations trinitaires.

C’est donc dans un cheminement existentiel marqué par « un doute universel relatif à toute vérité se proposant comme telle »[9] que Breton inscrit l’origine d’un travail qu’il remettra sans cesse sur le métier. Fidèlement accompagné par l’éclair de certitude que lui apporta, dans la détresse de ses agonies premières, l’étonnante formule de Bérulle condensant la fonction mariale  qu’il se plait à citer: « elle était toute relative à Dieu »[10], Breton reconnaît  la matrice théologique de sa pensée qui se veut rigoureusement philosophique.

Si c’est le système des relations qui constitue le monde, si les savoirs, les rêves, les arts et toute parole poétique mettent en jeu des rapports, alors la pensée de l’être en tant qu’être exige d’être revisitée. Breton nous invite à penser l’être autrement. En reprenant mais en les déplaçant les variations sur l’être dont il retrace brillamment l’histoire de Parménide à la phénoménologie, Breton fait la synthèse de son ontologie en prenant la responsabilité de la question qu’il pose. Il nous fait découvrir que l’être en tant qu’être, à quelques niveaux qu’on le considère, compose sans jamais les isoler l’être-dans et l’être-vers. L’ontologie n’est rien d’autre qu’une odologie[11]. L’être est être-dans et être-vers. La relation, dans la détermination qu’elle donne à l’être mérite le statut de l’être réel.

 La fonction méta, à l’œuvre dans la métaphysique, obéit à « un impératif de transgression » qui est la condition de la pensée. Elan vital de toute philosophie comme de toute poésie, elle rejoint l’aptitude de l’être-vers à la métastase et la métamorphose pour devenir  métaphore, transport qui peut aller jusqu’à l’extase. Cette puissance d’élargissement et de transformation, présente en tout être, appelle à réécrire le Cantique des cantiques, ce chant de l’amour en puissance d’extase.[12]

La fonction in définit l’exigence vitale d’un lieu. L’habiter d’abord appréhendé à travers le schème de la maison[13] se voit transfiguré quand on le regarde sous l’angle du demeurer. Le demeurer a un sens spirituel : il est le lieu où on trouve son souffle, son inspiration ; il se révèle être la demeure de l’altérité qui, en même temps, l’accueille et en qui il demeure. En perpétuel transit, l’être, dans le demeurer où il reçoit la vie et dont la dilatation est infinie, est en quelque sorte un tout lui-même ouvert à l’universalité du tout  en lien avec le tout et avec le plus infime et le plus imperceptible mouvement dans l’univers. Le titre de l’ouvrage, Vivant miroir de l’univers, fait écho à l’idée de réfraction universelle si fortement soutenue par Leibniz.  

La réflexion sur l’être en tant qu’être se heurte à « la rupture instauratrice »[14] qui définit l’émergence de l’humain. Pour en rendre compte Breton substitue à l’idée de différence ontologique celle de « conversion anthropologique ». Il en trace la figure à partir de deux traits : liberté et générosité. L’humain est comme l’âme intellective des anciens : n’étant rien de ce qui est ni de ce qu’on peut connaître il peut tout devenir. Cette exigence pour l’humain de devenir ce qu’il est en se faisant lui-même, c’est cela la liberté. La générosité renvoie à l’expérience de bonté dont Breton dégageait lui-même le parfum et qu’il savait savourer dans les joies et les amours que lui offraient les autres. Sur la ligne signifiante de la Bonté, le Bien n’est-il pas le nom, au-delà de tout nom, qui revient à Celui qui donne ce qu’il n’a pas, qui n’est rien de ce qui est, le principe, principe de l'être, principe du tout et de la pensée du tout ? De Lui que peut-on dire ? Tout et rien, plus précisément de lui on peut dire ce que Plotin ose dire de l’Un : il est comme s’il était ce qu’il veut être, comme s’il était cause de soi[15]. On peut le dire, mais en implorant le pardon pour le risque de blasphème qu’encourt toute parole sur le Principe. Il est le terme de l’itinéraire dont il précède le commencement.

Le long chapitre sur l’agir reprend dans leur entrelacement les idées de liberté et de générosité. L’agir est une conséquence nécessaire de l’être si tout être déploie son agir, l’exercice de la liberté consiste pour l’humain à se faire, dans et avec la somme de ses déterminations, ce qu’il veut être. Breton convoque trois de ses intertextes favoris : la philosophie comme activité qui ne sert à rien (Aristote, Métaphysique A, 952, 25/30) ; l’Un qui se fait ce qu’il veut, lui-même cause de lui-même, par lui-même (Ennéades VI, 8, 40) ; l’homme libre qui, opposé à l’esclave, agit par lui-même, pour lui-même et est ainsi cause de soi (Thomas d’Aquin, Commentaire de l’évangile de Jean, XV, 15, 15). Victoire sur toute forme d’esclavage, la cause de soi est la forme votive de la liberté qui, en notre humaine condition, se heurte à des servitudes que nous n’avons jamais fini de surmonter. Mais la servitude peut aussi trouver sa sublimation dans le service des autres et dans une soumission volontaire à ce service. C’est là le sens que Breton donne à la position de Luther : « un chrétien est un libre seigneur sur tout et n’est soumis à personne. Un chrétien est un esclave asservi en tout et est soumis à tous. »[16]

C’est sur cette toile de fond que Breton développe des propos inédits sur la technique. Il repère, tout au long de son histoire et dans ses inventions mêmes la recherche d’un dépassement et paradoxalement le travail « de la gratuité ornementale d’un inutile »[17]. Avec la technologie n’est-ce pas l’humain lui-même qui se trouve mis en cause. D’être de projet il devient « homme artifice ».[18] De cet artifice Breton fait une des réalisations de l’humain, en la situant dans l’espace de la cause de soi. L’homme artifice peut en effet, si nous le voulons, favoriser « l’ouverture à l’être en tant qu’être par laquelle nous définissions l’humain en tant que tel et le monde comme son nouvel environnement ».[19] La technologie ne sature ni les souffrances ni les injustices. « Qu’est-ce donc l’homme que tu en prennes souci ? » (Psaume 8). La plainte résiste et s’amplifie pour le philosophe qui l’entend. La politique apparaît comme l’autre face de la technique ; comme elle, elle est artifice. Breton renvoie les thèses opposées de la sociabilité naturelle et du pacte social qui met fin à l’état de nature pour ne retenir que l’axiome de Spinoza « l’union fait la force et il vaut mieux s’unir que de s’opposer ».[20]L’humain ne devient cause de lui-même que dans une communauté de besoin et de service. La politique a donc pour tâche d’inventer des espaces habitables et de rendre possible des actions concertées pour le meilleur de chacun et de tous. L’homme artifice est bien humain. Au moment de la mondialisation la politique paraît échouer là où la technique réussit mais l’une et l’autre sont des composantes de l’histoire de la liberté.

  Breton fait alors à la générosité la place qui lui revient et qui, accouplée à la libéralité, est l’expression même de la liberté comme cause de soi. « La générosité souligne le par-soi de l’initiative, la libéralité le pour-soi qui en est le but », c’est-à-dire « l’autre pour la seule joie de son être ».[21] Les largesses de la générosité-libéralité  s’accomplissent dans les œuvres d’art qui n’existent que pour la seule joie de leur création. Comparable à l’activité philosophique dans la Grèce Antique, ne relèvent-t-elles pas de l’étrange catégorie du pour-rien, sans laquelle on ne pourrait ni vivre ni penser ? On saisit l’intérêt que porte Breton dans les derniers temps de sa longue existence à la question du pur amour, se schème de l’impossible qui chez les mystiques va jusqu’à préférer perdre Dieu pour son amour, perdre la jouissance de cet amour pour que tous les autres puissent le goûter.

Breton entreprend un nouveau débat avec la phénoménologie et renouvelle la terminologie de l’être-au-monde, en y incluant sa distinction entre l’être-dans et l’être-vers. Si le mouvement du vivant gravite perpétuellement à partir d’un demeuré ouvert sur un monde, le demeuré se trouve durement affecté  par la rencontre de cette nécessaire extériorité. Le vivant est un patient « jeté-déjeté-rejeté »[22] et le vivre comporte nécessairement l’épreuve du souffrir. Cette dimension de l’être au monde situe l’humain dans une éthique de la responsabilité. Breton traduit le respondeo qui inaugure le troisième moment de toute question disputée de la Somme Théologique par « je prends la responsabilité de dire ». A cette responsabilité il joint celle de transformer en la respectant la terre-mère, demeure des vivants. Le souci de soi et le souci écologique sont indissociables. Cette belle réflexion s’achève en un commentaire cordial inédit de l’Évangile de Jean qui oppose l’être du monde et l’être dans le monde.

L’être au monde oblige à ne pas être du monde mais à être dans le monde c'est-à-dire dans l’histoire, là où, dans sa fragilité et dans sa dignité, s’élève l’humaine condition.

Le philosophe est celui qui porte le souci du tout qui ne sépare pas de la pensée de l’être en tant qu’être l’être dans le monde. C’est dans ce souci que Breton élabore un questionnement intrépide sur le réel et le rationnel. Avec la contingence se voit réhabilité le jeu des possibles qui « récuse l’idée d’une nécessité sans contingence et admet une contingence sans nécessité ».[23] Il a donc une fonction régulatrice. Par l’écart entre sa singularité et les raisons dont il serait le produit, le possible autorise la nouveauté, dans la fraîcheur de son émergence.

La question de l’un et de l’unique est traitée avec celle de Dieu et du Divin. Breton s’y confronte en élargissant à toutes les traditions religieuses le désir d’un œcuménisme né de la rencontre avec l’orthodoxie au temps de sa captivité. Breton nous fait rentrer dans un champ qu’il n’a jamais cessé d’interroger, celui que surplombe la croix, plus exactement peut être le Verbe de la croix.

Rejoignant les errants célèbres ou anonymes de la fable mystique, Breton pense le Dieu qui meurt du verdict prononcé lors du procès de sa parole –telle est la croix du verbe –en termes de néant incréé, néant d’excellence. Instance critique de toutes les pratiques, fussent-elles ecclésiales, la croix exige le deuil des représentations et des formulations dogmatiques. Le verbe de la croix en lequel le Divin prend sur lui la faiblesse et la folie « ne se dit ni dans les termes d’une théologie négative ni dans un langage conceptuel ».[24] C’est dans une poétique que s’écrivent l’Évangile et les pratiques dont il est la source et qui n’ont jamais fini de s’inventer. Une singulière dévotion émerge du chapitre XXV de Mathieu qui fait de l’autre en manque de son nécessaire, le lieu même du Divin. Dieu disparaît dans les autres, mieux le fils de l’humain, « celui qui était venu de Dieu et s’en allait près du Dieu »[25], Jésus, dépose dans les crucifiés du monde son  propre Je : c’est à moi que vous le faites… « La présence d’un énigmatique je à l’intime des plus déshérités transfigure tout geste d’humaine compassion en service divin du verbe en croix. »[26] Breton  dans une audace inespérée propose la grandiose fiction d’un Dieu comédien. Il ouvre une voie pour orienter dans un sens nouveau la foi en la résurrection. Faisant du service de l’autre l’exigence vitale de la communauté qu’il engendre par le geste du lavement des pieds, il porte à l’extrême le détachement qui va jusqu’à l’acceptation de se perdre et de perdre Dieu en renonçant à tout souci concernant sa propre survie pour transférer sur les autres le don de sa vie.

Désormais le régime de notre pensée et de notre existence comme celui de la foi est celui de la question et le point d’interrogation, icône de la vie de l’esprit, est le graphe auquel s’identifie non seulement le philosophe mais tout humain travaillé par une exigence de lucidité. Breton ne se demande-t-il pas dans les derniers mois de sa vie si son corps ressuscité ne prendrait pas la forme d’un point d’interrogation


[1] P. Ricœur, Vivant jusqu’à la mort suivi de fragments, Paris, Seuil, 2007 

[2] S. Breton, Le vivant miroir de l’univers, logique d’un travail philosophique, Paris, Le Cerf, 2006

[3] S. Mallarmé, Pour un tombeau d’Anatole, Paris, Seuil, 1961.

[4] S. Breton op. cit. p. 14

[5] S. Breton op. cit. p. 122

[6] P. Ricœur op. cit. pp. 99-101

[7] S. Breton op. cit. p. 17

[8] S. Breton op. cit. p. 33 et sq.

[9] Ibid. p. 33

[10] Ibid. p.39

[11] Ibid. p. 52 ; p. 59

[12] Ibid. p. 40

[13] Ibid. p. 42

[14] Ibid. p. 64

[15] Plotin, Ennéades VI, 8.

[16] S. Breton, op.cit. p. 73.

[17] Ibid. p. 4

[18] Ibid. p. 76

[19] Ibid. p. 79

[20] Ibid. p. 80

[21] Ibid. p. 83

[22] Ibid. p. 94

[23] Ibid. p. 114

[24] Ibid. p. 124

[25] Jean Evangile, 13, 3. Traduction de Bernard Pautrat, Rivages poche, 2000. C’est cette traduction que méditait et priait Breton dans ses derniers temps.

[26] Ibid. p. 124