Les passions de la passion, à propos des stigmates
Texte inédit qu’elle travailla pour un groupe de psychanalystes, 2011
Exclusivement tourné vers le seul objet de son désir, le passionné est prêt à tout pour en obtenir la possession. Les philosophes de l’Antiquité, toutes écoles confondues, dénoncent les excès de la passion qui empêchent ceux qui s’y laissent prendre d’être sujet de leur conduite. A leur suite les penseurs chrétiens des premiers siècles dévalorisent les passions. Pourtant ce qui fait l’originalité des chrétiens, c’est de confesser un Dieu fou d’amour pour l’humanité. La Passion désigne aussi les derniers moments de la vie de Jésus, les souffrances qu’il a subies, de son arrestation au supplice de la croix ? Une passion singulière se trouve autorisée, tenue pour désirable, exaltée même : la passion de la Passion. Une mystique de la Passion se développe au Moyen Age et donne naissance à un phénomène inédit : la stigmatisation. Altérations de la peau, localisées en certaines zones du corps (mains, pieds, côté, front), les stigmates reproduisent les blessures du Christ sur le corps d’un dévot dévoré par une passion ravageuse du Christ crucifié. Les stigmates ne sont-ils pas une somatisation, folle peut-être, de la Passion ? Quels autres tours la passion de la Passion peut-elle prendre ?
I. Une forme particulière de folie de la Passion : la stigmatisation
Si François d’Assise (XIIIe siècle), considéré comme le premier stigmatisé, est un homme, l’expérience des stigmates concerne presque exclusivement les femmes. Entre le XIIe et le XIVe siècle, comme par la suite, les stigmatisées sont toutes de grandes jeûneuses et des pénitentes émérites, très inventives en matière de mortifications physiques. Elles ne craignent pas de porter la main sur elles, parfois jusqu’à la mutilation, en mémoire de la Passion du Christ. Marie d’Oignies, morte en 1213, Béatrice d’Ornacieux, morte en 1303, Christine de Spolète, morte en 1458, s’infligeaient régulièrement les plaies de la Passion en se perforant l’un ou l’autre membre. D’autres mettaient en scène la crucifixion dans un véritable théâtre de la cruauté. L’anorexie stigmatisante apparaît à l’époque de la réforme cistercienne (XIIe siècle) et s’inscrit dans l’essor d’une mystique affective féminine qui modifie la manière de penser Dieu. Dieu changea de sexe pour ainsi dire[1]. La piété féminine se déploie au XIIIe chez des tertiaires ou familières des ordres mendiants, telles, en Italie, les mantellata, ou les béguines en Flandre. Les vitae nous dévoilent des femmes au corps marqué, éthéré, et relatent la précocité des choix qu’elles ont posé en faveur de la mortification associée à la passion du Christ et une obsession de virginité ou, à défaut, de totale continence. Ces vies racontent aussi leurs mortifications féroces, leurs jeûnes sans relâche et leur déchaînement passionnel pour recevoir le pain eucharistique. S’invente alors une érotique orale où s’amalgament les goûts mêlés du lait et du sang. On pensait, au Moyen Age, que l'aménorrhée de la grossesse retenait le sang des menstrues, transformé en lait au moment de la naissance de l’enfant. En même temps que se chantent des hymnes sur "le pain des anges", le rituel de la communion se transforme : les laïcs ne communient plus que sous la forme du pain et le culte de l’adoration de l’hostie en dehors de la messe[2] est institué. Les femmes pieuses, mystiques parfois, manifestent une attirance sans mesure pour la viande-chair qu’elles savourent dans l’hostie. Manger Dieu, c’est, pour elles, devenir chair souffrante. La faim qui excite le désir de la nourriture spirituelle donnée dans le pain consacré est entretenu jusqu’à l’inédie, refus total de nourriture sauf l’hostie. Le voir se substitue au manger. Le festin sacré se resserre ; il se réduit à la déposition de l’hostie sur la langue du fidèle. C’est dans ce contexte que, sanglants ou non, extérieurs ou intérieurs, les stigmates concernent une manière féminine d’être au monde et sont une composante de ce que l’historien Bell[3] appelle « l’anorexie sainte ». Loin d’être tenues pour anormales, ces pratiques périlleuses, rattachées à la tradition des anachorètes du désert, suscitent l’admiration et l’enthousiasme.
II. La fable peinte du corps stigmatisé[4]
La stigmatisation va toujours de pair avec un régime de pénitences cruelles, mais l’acte par lequel elle transforme le corps en manifeste la violence : elle le taillade, le perce, le troue, le colorie de façon signifiante. Mais malgré les légendes et les hagiographies qu’en eût-il été des stigmates sans les peintures de Giotto, sans les gravures nombreuses qu’inspire le motif de la stigmatisation ? Et qu’en eût-il été sans elles du désir des stigmates chez Catherine de Sienne, dont la vie illustre de manière exemplaire le rapport entre les stigmates et l’anorexie ?
François d’Assise, sans titre de noblesse, ni moine ni prêtre, inaugure une manière inédite d’être saint. Il veut « voir, entendre, toucher le Verbe de Dieu » (Épitre de Jean 1, 1). Sur la fin de sa vie il se retire sur le mont Alverne, où il devait recevoir, outre la vision d’un être angélique, les stigmates. Les stigmates de François sont l’image des blessures du Christ imprimées sur son corps. C’est la thèse imposée par la biographie de saint Bonaventure et que raconte, en ses fables peintes, Giotto. François est un autre Christ parce qu’il garde en son corps les signes que le Christ a reçus sur la croix[5]. Le premier biographe de François, Thomas de Celano, donne un sens spirituel aux souffrances de François et se réfère au Christ souffrant du Mont des Oliviers et non comme Bonaventure au Christ du calvaire. Thomas décrit, sans mentionner la vision de l’ange, les blessures de François comme des clous de chair semblables aux clous qui avaient transpercé la chair du Christ. Les blessures viendraient du corps de François, « comme si » il avait été crucifié avec le Fils de Dieu. Thomas a l’intuition d’une interprétation psychosomatique des stigmates.
La souffrance de François telle que la traduit la tradition iconographique avant Giotto est une souffrance spirituelle. François est représenté priant, avec ou sans les stigmates, mais jamais avec la blessure sur la poitrine. Le dialogue entre le saint et l’ange est symbolisé par trois rayons d’or qui vont de l’ange à François : c‘est ce que donne à voir par exemple l’image des stigmates de Bonaventure Berlinghieri (1235) qui se trouve dans l’église Saint-François à Pescia. Giotto commence par peindre des lignes pour relier François, représenté l’habit ouvert sur la poitrine, au séraphin. François a le visage et le corps du Christ, les lignes ne se croisent pas, le Christ est pour François comme un miroir, la vision est le reflet de l’image du saint. Mais à partir de la fresque de la chapelle Bardi, en l’église de Santa Croce de Florence, les lignes qui unissent les plaies du Christ à celles de François se croisent et pénètrent, telles des flèches, le corps du saint en diagonale. Les rayons proviennent directement du Christ, ce que dissimule la posture de François, qui reçoit l’apparition légèrement de dos.
Dans les variations chromatiques ultérieures, les stigmates proviennent toujours du Christ et les rayons comme des flèches qui blessent François ont la couleur du sang. La blessure de la poitrine est visible à partir d’une déchirure de l’habit. François est blessé à droite, du côté où a été transpercé le Christ déjà mort. Saint Bonaventure insiste sur ce détail important dans la description des stigmates de François, mais Giotto exhibe ce que François, d’après les biographes, avait voulu cacher. Les stigmates sont ainsi représentés dans la tradition du Christ en croix et confirment l’identification de François au Christ crucifié. Mais le Christ a été crucifié, il n’a pas été stigmatisé. Les marques de la passion d’abord présentées chez François comme des clous de chair sont finalement représentées dans la conformité aux représentations du Christ sur la croix, ce qui tendrait à faire de la stigmatisation une répétition de la crucifixion. La stigmatisation devient le modèle de la ressemblance avec le christ.
Catherine de Sienne, qui ne savait pas écrire, a dicté à son confesseur, Raymond de Capoue, le récit d’une vision de Jésus crucifié, dite vision de Pise, au cours de laquelle elle reçoit les cinq stigmates, le 1er avril 1375. Alors que Catherine suppliait Dieu de rendre invisibles les cinq blessures produites par des rayons rouges, venus des cicatrices de Jésus crucifié, les cinq rayons devinrent de pures lumières. A Raymond de Capoue qui l’interroge sur la ligne venue du côté droit, elle assure qu’elle frappa en ligne droite et non en diagonale. La douleur insoutenable qu’elle éprouva alors entraîna une syncope dont elle se remit rapidement. Le spasme disparait ; elle en retire une force inespérée et reçoit le don de conformité au Christ. Raymond et Catherine elle-même ont en tête les peintures de l’époque et les messages qu’elles portent en relation avec les textes franciscains. Dans le dialogue entre Catherine et Raymond l’image, source de prière, inspire le langage par lequel la mystique parle de ses expériences ineffables. La description qu’en fait Catherine mobilise les variantes de la représentation des stigmates de François, celle de Pietro Lorenzetti dans la chapelle inférieure de la basilique d’Assise et celle de Giotto dans la chapelle supérieure. Ce sont des rayons croisés couleur de sang qui blessent la chair de François et y impriment les stigmates. Ce sont des rayons d’or en trajectoire rectilignes qui relient François au Christ-séraphin et expriment la souffrance toute spirituelle de François. Catherine choisit de se rattacher à cette seconde version des stigmates, poussant jusqu’au bout l’interprétation spirituelle. Les stigmates sont invisibles et la souffrance se ressent dans le cœur. La rivalité avec François est évitée. Les peintres feront désormais écho au récit transcrit de Catherine concernant la vision de Pise. Demandant le don des stigmates elle tend ses mains et ses pieds comme on a coutume de peindre François recevant les stigmates, mais ses stigmates à elle ne se voient pas.
Beaucoup d’œuvres sur les stigmates de Catherine mettent en relief l’adhésion spirituelle à la Passion du Christ. Les variations sont généreuses, tantôt le crucifix propage ses rayons d’or vers la sainte, tantôt c’est de son cœur que sort un faisceau de rayons lumineux ; ce peut être aussi le regard porté sur le crucifix qui expose les mains de Catherine à la stigmatisation. L’iconographie des stigmates est hésitante et diversifiée, mais c’est elle qui fait des stigmates le signe le plus spectaculaire de la passion de la Passion ; c’est elle qui institue le corps stigmatisé en image et en mémorial du crucifié. La peau, frontière mobile entre le dedans et le dehors, offre, dans sa plasticité, une surface où s’impriment, entre sang et sens, les traces de la rencontre de l’image et de l’affect qu’elle produit. Cette rencontre fait choc sous et sur la peau. Le corps incisé, gravé à même sa peau à la ressemblance de l’image, devient lui-même tableau. Les stigmates sont-ils un symptôme dermographique ou le substitut d’un geste scriptural ? Mais qui ont-elles dans la peau celles qui portent les stigmates ?
III. Qui ont-elles dans la peau celles qui portent les stigmates ?
La vie de Catherine de Sienne écrite par son confesseur et les Dialogues composés à partir de ses dits relatent ses mortifications intrépides et dévoilent son style rigoureusement « anorectique » allant des jeûnes constants jusqu’à l’inédie (incapacité totale de manger sauf l’hostie)[6].
Encore enfant Catherine fait secrètement un vœu de virginité. En même temps elle a des visions de Jésus et commence sa vie de pénitence avec un régime alimentaire restrictif en se privant de viande. On peut se demander quelle théorie inconsciente du corps, dans son rapport à une animalité carnivore qu’elle ne peut admettre, la pousse à de tels excès. Adolescente, elle se dévisage et se détruit obstinément : cheveux rasés, flagellation jusqu’au sang, veilles, brûlure en des eaux bouillantes, refus obstiné de se soigner. A quinze ans, elle perd la moitié de son poids. Ces morbides extravagances, sur le registre de thanatos, sont poussées à l’extrême dans les périodes de crises familiales où son désir d’autonomie se trouve contrarié. C’est dans les relations à la mère et aux enfants morts de celle-ci, que prend sens l’anorexie de Catherine. Jumelle née prématurément à la suite de vingt-deux enfants, dont plusieurs étaient morts, Catherine est une survivante ; la sœur jumelle, placée en nourrice, meurt rapidement ; à la naissance d’une petite sœur qui porte le prénom de la jumelle morte, Catherine est sevrée de façon maladroite et violente : sa mère pour la dégoûter couvre son mamelon d’huile d’aloès. La petite Nana meurt en 1363 peu de temps après Bonventura, sœur aînée chérie de Catherine, laquelle meurt en accouchant ; Catherine se sent coupable de cette mort qu’elle interprète comme le châtiment de sa compromission, de fort courte durée pourtant, avec les mondanités. Elle se convertit alors à un ascétisme sans précédent et entre chez les mantellata, ces tertiaires dominicaines appelées sœurs de la pénitence, religieuses restant vivre au sein de leur famille. Née d’un pacte avec la mort Catherine vit de la mort des autres. D’après le récit de Lapa, il est vraisemblable que la mère ait su exploiter la dette de vie et de lait. Ainsi s’expliquerait le rapport entre vie et mort qui circule dans la boucle infernale d’un masochisme et d’un sadisme réciproques entre Catherine et sa mère. Catherine rassure sa mère, angoissée par la mort, mais par ses jeûnes sans pitié elle redouble sa crainte (son désir ?) de la voir mourir.
Catherine entretient avec Dieu un corps à corps qui évoque celui de la mère et de l’enfant nouveau-né. Dieu la contient et l’allaite au sein, qu’elle associe à la blessure du côté. Elle rejoint une dévotion médiévale peu connue, la dévotion à Jésus Notre Mère[7]. Le Christ se trouve invoqué dans la fonction maternelle d’intercession et d’enfantement. Saint Anselme le premier considère que le Christ a enfanté les chrétiens en mourant sur la croix dans les douleurs de la Passion, comparées à un accouchement spirituel. Cette pensée se diffuse chez les cisterciens et les chartreux tout au long du XIVe siècle. La recluse Julienne de Norwich découvre dans ses visions la dimension maternelle de la divine sagesse et la tendresse incomparable de Jésus pour ceux qu’il enfante et introduit dans son sein, comme une mère. Une prière liturgique, conservée à Londres, invoque comme des noms divins « tendre nourrice et mère aimante ».
Non sans ressemblance avec les anorexiques modernes, qui veulent être architecte de leur corps, se lève au Moyen Age un type de femmes qui résistent à être objet d’une transmission économique et refusent de prendre leur tour dans la chaîne maternelle de la transmission de la vie. Le rapport à la nourriture, toujours en lien avec le maternel, constitue une arme dans leur stratégie pour gagner leur autonomie et exercer un pouvoir politique ou religieux. L’évitement des rapports sexuels joue un rôle central dans un tel ensemble. Les stigmates que tant de tableaux donnent à contempler et à rêver sont pour de telles femmes un obscur objet de désir.
Qui ont-elles dans la peau ces folles d’amour et de sang, dont Catherine est la plus célèbre figure ? Le Christ ? Leur mère ? La généalogie des femmes dont elles trahissent le secret ? La figure maternelle qui se dessine dans le corps de Jésus agonisant et mort développe le goût de l’abjection. C’est leur mère morte - morte de la dépression causée par leurs grossesses à répétition ; morte des deuils de leurs nourrissons et de leurs enfants - qu’incorporent, avec le corps sacré du christ mort, les anorexiques stigmatisées.
Insoumise aux nécessités du corps, emportée dans des extases, dotée de clairvoyance, débordante d’activité, Catherine, dans son inquiétante étrangeté, est fascinante. De son corps aux orifices scellés elle fait une peau de chagrin perforée de points de lumière. Et pourtant Catherine est une femme debout à la différence des stigmatisées modernes, sanguinolentes et grabataires. Aucune n’aura l’audace de fabriquer des couleurs avec les pigments du sang et du pus de ses plaies ! Catherine interpelle les puissants de ce monde et de l’Église. Sa parole, consignée par ses secrétaires, donne lieu à un livre de mystique qui déroule des métaphores pour dire quelque chose de l’union à Dieu : celles de l’allaitement et de l’ivresse, qui nouent à l’érotique orale celle du mariage mystique.
Catherine meurt d’épuisement à 33 ans. Son corps s’est effacé en ses pratiques mortifères. Depuis longtemps elle ne mange plus rien que l’hostie. Son génie n’a pas réduit la cruauté de sa mélancolie. Il n’y a pas que son combat politique qui échoue, elle n’a pas réussi à symboliser son angoisse de mort et son refus de la mortalité. Pourtant, à l’ultime, dans « le travail de trépas », son infatigable maîtrise cède devant la miséricorde qu’elle implore au nom du sang du Christ, non pas au nom du Verbe. En dépit d’une fulgurante expérience mystique, certes exprimée sous la plume de ses secrétaires masculins mais dans un langage métaphorique qu’elle inspire, n’a-t-il pas manqué à Catherine le geste créateur de l’écriture ou d’un art ?
IV. Du corps d’oraison au corps de jouissance : l’écriture de l’abîme.
Les stigmates et la manière anorectique d’être au monde, à ne pas confondre avec l’observance des jeûnes et des abstinences fixés par le calendrier liturgique, ne concernent pas le corps de celles, de ceux qui font œuvre d’écriture. Le chemin spirituel que trace sans destination précise Angelus Silesius dans des aphorismes dédiés à l’Éternelle Sagesse qu’il ne tutoie pas et adressés à l’Ami dont il ne révèle pas le nom, conjugue le verbe et le silence. Il s’ouvre sur l’aveu d’une incertitude identitaire « Je ne sais qui je suis, je ne suis qui je sais »[8] condition d’un devenir Dieu, avec et en ce Dieu, « abîme », « Rien et Sur-Rien »[9]. Quelques siècles plus tôt, Marguerite Porette est menée au bûcher pour avoir interrogé le miroir des âmes et le désir d’amour. Proche de Ruysbroek elle aurait pu écrire ce poème sans signature qui résume sa mystique :
« Cela est, - c’est ici, c’est là
C’est loin, c’est près,
C’est profond, c’est haut ;
C’est de telle sorte que
Ce n’est ni ceci, ni cela.
C’est lumière, c’est clarté,
C’est très obscur,
C’est innomé,
C’est inconnu,
Libre de commencement et de fin,
C’est un lieu calme qui s’écoule sans quiddité. » [10]
Il y a de quoi mettre dans tous leurs états ceux qui pensent détenir la vérité sur Dieu ! Edwige d’Anvers, dans le poème Enfer, se vit « engloutie dans l’essence abyssale » (M.D. XVI, vers 160-164). Melchilde de Magdebourg demande, dans la douce mémoire de Jésus, d’être ouverte aux flots joyeux qui coulent de la Trinité et d’être, elle, l’objet du désir que Dieu a de l’humanité. La passion de l’humanité du Christ ne décline pas chez les folles de Dieu de Rhénanie. C’est avec et auprès de Jésus qu’elles se découvrent, dans la jouissance du verbe, demeure de Dieu.
Au moment de la Contre Réforme, en Castille, Thérèse d’Avila se convertit devant l’image d’un Christ aux liens, lacéré et défiguré de douleur. Elle est saisie d’une passion amoureuse pour le Dieu qui par le Christ vient à elle comme un homme qu’elle accueille dans une sensualité d’amante et dans l’avidité du petit enfant pour les mamelles de sa mère. Thérèse prie la Passion du Christ, mais ce sont aussi toutes les scènes de l’évangile qu’elle vit en se tenant, telle l’aimée du Cantique des cantiques, au plus près du Christ. Ce sont ses dits qu’elle savoure, en particulier ses dits sur Dieu. Elle engage son corps, dans et par l’oraison, à la poursuite d’un Dieu qui ne se laisse pas tenir. Elle invente le corps d’oraison. Pour rendre compte de son trajet, celui du corps-psychè habité par le souffle divin, elle écrit la fiction des Demeures, véritable métapsychologie de ce corps d’une étonnante plasticité. Parvenue dans la septième demeure, où se consomment les noces spirituelles, l’orante ne s’y tient pas ; elle va, elle vient car toujours « ça commence ». De l’oraison, Thérèse fait un mode de vie. Durant de longues années d’aridité spirituelle, elle demeure obstinément fidèle à la pratique de l’oraison, qui donnera au carmel réformé son rythme (deux fois par jour une petite heure, comme une séance d’analyse !). Thérèse, qui depuis l’enfance aime les déguisements et le théâtre veut faire de sa vie une oraison et de l’oraison ce jeu dans lequel elle fait échec et mat à Dieu. Le livre de la vie, appelé aussi Le livre des miséricordes de Dieu, raconte la passion de Thérèse pour ce Dieu qui se donne à entendre dans la parole qui a mené Jésus à sa Passion. N’est-il pas tué pour avoir dit que son corps est le « temple de Dieu », que l’humain donc est la demeure de Dieu ? Cette parole touche Thérèse, la bouleverse, la transporte hors de soi, en l’abîme de miséricorde qu’est ce Dieu toujours inattendu qu’elle recueille au lieu de soi. Thérèse l’exprime dans un poème : « Ne me cherche qu’en toi, ne te cherche qu’en moi » (Poème VI). Thérèse explore la fonction « méta » – équivalent grec de « trans » – de la métaphore à la métamorphose.
« On ne sait pas tout ce que peut le corps » (Spinoza, Éthique III, proposition II, Scolie. Ce que peut le corps, en proie à ces divines aventures, Thérèse en sait quelque chose. La statue du Bernin (1646) nous le donne à voir renversé par la « transverbération » superbement élaborée par Thérèse au Livre de la vie (ch. XIX, 13). Le récit de la vision fait intervenir un ange porte-feu d’une incontestable beauté. Son dard, loin de laisser des marques sur le corps, produit des douleurs toutes spirituelles, qui se retournent en jouissance. « Ce sont alors, entre l’âme et Dieu, des épanchements de tendresse d’une douceur ineffable » (Livre de la vie, ch. XXIX, 13). Toute l’œuvre de Thérèse, qu’il s’agisse de la grande trilogie (Livre de la vie, Chemin de perfection, Demeures), ou de formes brèves (Poésies, Pensées sur l’amour de Dieu, Exclamations, Relations)[11] déplie l’écriture de la blessure d’amour, cette « blessure exquise » de la « flamme d’amour vive » qui « brise la toile de la rencontre ». Le poème de Jean de la Croix[12] porte à sa perfection littéraire la transverbération, qui est moins une transfixion qu’une "transverbation". La sixième Demeure en reprend le récit et fait saisir, tout en donnant une méthode d’oraison, ce que peut être le comble du désir. Thérèse compte la blessure d’amour au nombre des oraisons dont les étapes sont décrites comme des histoires d’eau. L’ontologie de Thérèse en laquelle se meut le corps en transit, transi, "transcorps" pense l’être en termes de fluide. Exercice de déposition de toutes choses et ainsi de dépossession, l’oraison suppose un acte de confiance en la présence de Dieu où s’expérimente, souvent dans la nuit même de l’absence, quelque chose de la blessure d’amour et de son ravissement. Le corps, rendu contemporain de la grâce ultime d’union avec Dieu, goûte par anticipation un je sais quoi de jouissance. Celle qui « meurt de ne pas mourir » (Poème 3) s’abandonne aux délices de l’amour. Éros traverse, victorieux, le masochisme des mortifications, au demeurant régulées par les exigences de la vie en communauté. Le corps de Thérèse est un corps qui s’en remet au verbe. Thérèse le recrée dans un corps d’écriture.
Thérèse ouvre, dans l’espace du Carmel, une tradition qui favorise l’écriture et Jean de la Croix est un des plus grands poètes de la poésie amoureuse. Au Carmel on prie et on écrit. : Thérèse de Lisieux déploie, non sans talent, sous des formes diverses, son imagination créatrice et Élisabeth de la Trinité compose des petites proses sur l’abîme. À la même époque (X1Xe siècle) Marie-Aimée de Jésus, élevée dans un orphelinat, écrit une vie de Jésus de plus de deux mille pages en réponse à Renan et un itinéraire mystique, Les douze degrés de l’amour. Edith Stein, ancienne assistante de Husserl, poursuit une œuvre philosophique et spirituelle, jusqu’à sa mort à Auschwitz. Le carmel n’a pas la culture des stigmates[13].
Inscription sur le corps des marques de la Passion, les stigmates, qui font entrer le corps dans le champ des visualités, sont un symptôme d’une manière anorectique d’être au monde. Ils fixent la passion sur Jésus crucifié, mort et incorporé. Donnent-ils aux femmes de pouvoir être sujet de la vérité, et, à ce titre, d’accéder au pouvoir dont elles sont exclues ? Peut-être, mais la folie de la Croix ne s’épanouit en mystique que par la poétique qu’elle met en œuvre. Ce ne sont pas les stigmates mais leur fable peinte qui génère une mystique de la Passion[14]. Cependant c’est à l’écriture que les mystiques confient leur expérience d’union à un Dieu, qui sur la Croix coïncide avec le néant, un néant par excès qui se confond avec l’abîme. L’écriture est le lieu de leur "endieusement"[15].
Bell R-M., L’anorexie sainte, jeûne et mysticisme du moyen-âge à nos jours, Paris, Puf, 1994.
Bynum C., Jeûnes et festins sacrés, les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, paris, cerf, 1994.
Cabassut A., «Une dévotion médiévale peu connue, la dévotion à Jésus notre mère», dans Revue d’ascétique et de mystique, XXVe année, avril-décembre 1949, n° 98-100, pp. 234-245,
Dalarun J., Dieu changea de sexe pour ainsi dire, la religion faite femme, Paris, Fayard, 2008.
D’avila T., Œuvres complètes, paris, les Editions du Cerf, 2006.
De la croix J., Poésies complètes, édition bilingue, traduction Bernard Sesé, Paris, José corti, 2003.
Maître J., Anorexies religieuses anorexie mentale, paris, cerf, 2000.
Rainbault G. et Eliacheff C., Les indomptables. Figures de l’anorexie, Paris, Odile Jacob, 1999.
Sesé B., Catherine de Sienne, Paris, Desclées de Brouwer, 2005.
[1] Jacques Dalarun, Dieu changea de sexe pour ainsi dire, la religion faite femme, Fayard, 2008.
[2] Caroline Bynum, Jeûnes et festins sacrés, les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale, Cerf, 1994.
[3] Rudolph M. Bell, L’anorexie sainte, jeûne et mysticisme du Moyen Age à nos jours, PUF, 1994.
[4] Je m’inspire du titre du livre de Henri-Jacques Stiker : Les fables peintes du corps abîmé, les images de l’infirmité XVè-XXè siècles, Cerf, 2005.
[5] Bonaventure, Général de l’ordre des frères mineurs, avait donné ordre, en 1266, de détruire toutes les vies précédentes.
[6] Ginette Rainbault et Caroline Eliacheff, Les indomptables. Figures de l’anorexie, Odile Jacob, 1999, Jacques Maître, Anorexies religieuses Anorexie Mentale, Cerf, 2000.
[7] A. Cabassut, « Une dévotion médiévale peu connue, la dévotion à Jésus notre mère », dans Dictionnaire d’ascétique et mystique, p. 235-245.
[8] Angelus Silesius, La rose est sans pourquoi, Arfuyen, 1988.
[9] Ibid.
[10] Poème anonyme de la fin du XIIIe siècle.
[11] Thérèse d’Avila, Œuvres Complètes, Les Editions du Cerf, 2006.
[12] Jean de la Croix, Poésies complètes, édition bilingue, Traduction Bernard Sesé, José Corti, 2003.
[13] Madame Acarie, qui a implanté le Carmel réformé en France en1604, ne souffle mot dans ses écrits des stigmates invisibles, auxquels une allusion ponctuelle est faite par un de ses confesseurs. Quand à la jeune arabe, Mariam de Jésus crucifié, née en Galilée en 1848, qui présentait par intermittence, au rythme de la liturgie, le phénomène des stigmates, elle ne savait ni lire ni écrire et c’était une grande jeûneuse. Les cantiques qu’elle aimait improviser ne sont pas sans valeur poétique, mais ne sont pas une œuvre.
[14] Pour ce qui est de la mystique de la croix, je dois beaucoup à l’œuvre de philosophique de Stanislas Breton (1912-2005)
[15] Bernard Sesé, Catherine de Sienne, Desclées de Brouwer, 2005. L’éminent hispaniste, spécialiste de la mystique, traduit ainsi le terme de Jean de la Croix "endiosamiento"