LE MARIAGE : ENJEUX ET POSITIONS

Esprit, septembre 1978

 

Il fallait faire l'histoire du mariage à partir de ce moment où, en Occident, le christianisme est devenu un élément déterminant de la culture. Histoire hésitante, histoire de désir et de pouvoir mêler qui met en miettes tout modèle unitaire c'est l'histoire qu'effectuent ensemble les peurs et les envies du sexe et de la sexualité l'érotisme se déploie dans le mouvement même qui interdit le plaisir dans les relations d'homme à femmes, d'homme à homme : la virginité. Le goût de ce dont on s'accuse et qui trouve dans l’aveu une satisfaction détournée, se laisse décrypter.

L'invention de l'amour entre les femmes et les hommes, repoussé, condamné, mystifié, finit par être récupéré dans un autre mariage, si semblable au précédent. Une histoire diverse et toujours identique pourtant : celle des femmes asservies sans l'amour ou par lui. Sauf en temps, en un lieu : le Moyen Âge occitan ; et en un autre temps, en de multiples lieux : le geste pluriel des femmes, qui est moins un geste de révolte que de création. L'analyse m'a conduite à prendre le parti de l'amitié contre l'Amour au nom de l'amour même, à trouver dans le christianisme, plus exactement dans la parole de Jésus, des lignes directrices pour une sociabilité dont la déperdition m'a paru expliquer la crise de l'Occident contemporain ; enfin il faut renoncer aux valeurs du bonheur auxquelles s'attache nos contemporains, et se contenter de la joie.

De l'amitié

Aujourd'hui l'idéologie de l'amour fusionnel bat son plein. Distance, séparation, différences mêmes sont ressenties comme des menaces et des blessures pour l'amour. L'amour ne supporte pas la différence. Je ne parle pas de ces différences superficielles que constitue le caractère, les goûts, les options mêmes. Je parle de cette différence fondamentale de l'originalité de l'individu dont le désir porte l'empreinte. La famille moderne ne nous laisse pas le droit d'être original. Être venu d'autres, être avec eux, sans être eux, pouvoir donc, à proximité ou au loin, être soi-même sans interdit. Que cesse l'interdit qui porte désormais autant sur la différence que sur l'imitation, le couple idéal n'est pas celui qui va toujours à l'unisson, celui dans lequel l'un meurt de la mort de l'autre si un heureux destin ne les tue pas ensemble. L'amitié laisse facultatif tout ce que l'amour a rendu obligatoire : la communauté de temps, l'unité de lieu. À cause de la confusion entre l'amour et le rapport sexuel avec ses impératifs de fréquence, à cause aussi de l'accumulation des fonctions de l'amoureux(se)- amant(e)- époux(se)- père-mère de nos enfants, éducateurs(trices), travailleurs(ses), collaborateurs(trices), à cause de la confusion entre privilège et exclusivisme surtout sexuel, la distance semble incompatible avec l'amour. Or ce n'est pas la vie commune qui définit le couple, c'est la puissance du sentiment pour un autrui singulier.

 Il me faut ici revenir à l'amour courtois, non dans ses textes devenus célèbres, plus celtes qu’occitans, où les amants meurent presque simultanément. Je ne parle pas de Tristan et Iseult, mais de l'épreuve d'amour, non de la veine chanson des troubadours dont s'amusent les dames, mais du jeu érotique qu'elles inventent précisément en réalisant, de femmes à hommes, l'amitié. La femme en tant que femme est inégale à l'homme. Mais le troubadour est d'un rang inférieur à celle qu'il aime. Inscrite et dans l'organisme et dans la réalité sociale, la différence ne peut être abolie, mais l'inégalité qu'elle accompagnait se trouve surmonté. Avec l'amour courtois l'amitié change de sens. L'égalité devient compatible avec la différence dans ses figures les plus expressives ; celle de la différence des sexes et de la différence des classes. Elle n'exige plus la similitude. Elle se mesure non plus à la fusion, à l'assimilation réelle, mais à l'épreuve que font les amants de pouvoir aimer, sans but extérieur à l'amour (alliance, génération, œuvre), l’épreuve de la joie de l'amour qui subsiste à distance. Car toute retrouvaille réelle accroît la joie, et le serment d'amour n'est que la gageure de la tenir envers et contre tout. Il serait indu de conclure que la vie commune nuit à l'amour. Elle était tout simplement impossible aux amants courtois. Ce n'est pas la vie commune, c'est sa pente fusionnelle, son identification fantasmée, qui tue l'amour. Une vie commune qui permettrait la distance nécessaire à l'être est des plus souhaitables. C'est celle qu'ont connue quelques heureux troubadours, bouffons attitrés de tel ou tel cours. Mais aujourd'hui la vie commune est devenue la vie identique, par ce que l'amour a perdu la liberté dont jouit l'amitié, par ce que la famille est coupée de la vie sociale.

Au nom de l'amitié, au nom de l'amitié de l'amour il faut s'en défendre. À moins que dans une créativité débordante, on invente un espace de vie commune qui préserve l'individualité. Car toute sociabilité, pour nous occidentaux, n'est acceptable que dans le respect de l'individu.

De la sociabilité et du christianisme

À l'égard de l'amitié, le christianisme est pourtant non moins ambivalent qu'à l'égard de l'amour. Il la suspecte volontiers d'être particulière et lui préfère la charité dont il assure qu'elle maîtrise le désir. Pourtant l'amitié est rapprochée de la charité dès lors qu'elle ne confine pas sur un seul. Ainsi l'amitié ne serait pas jalouse. L'amour au contraire comporterait sinon un droit à la jalousie, du moins une exigence de fixation sur une seule. Tout se passe comme si le mariage autorisait cette fixation.

Cette attitude me paraît tenir à la première problématique du mariage que le christianisme a posé : le mariage est pensé en fonction de la virginité, inférieure à celle-ci, bien qu'il doive s'efforcer de combler l'écart qui le sépare forcément d’elle. C'est alors le modèle érotique de la fusion entre la vierge et Dieu qui commande l'amour des conjoints, et l'union sexuelle se trouve réhabilitée à titre de symbole. Prisonnier de ce qu'elle symbolise, la relation conjugale perd le pouvoir d'extension indéfinie dont jouit l'amitié. Seul le/la la vierge peut, d'un même amour, aimer Dieu et porter aux hommes une amitié indifférenciée et universelle. Au fond le christianisme s'emploie à faire coexister la charité de l'Ecclésia et le particularisme de la conjugalité marquée par la réserve sexuelle. Il ne s'emploie pas à retravailler la conjugalité, à la libérer en amitié. Il est habité par la peur incessante d'atteindre le mariage, d'ébranler la virginité. Malgré cette constante, la société occidentale a eu, sous l'empire de la religion, ces siècles de cohérence sociale.

Car le christianisme a fonctionné comme religion avec son processus victimaire dont René Girard a assez montré combien il permet de canaliser la violence et, partant, de rendre possible des rapports à l'intérieur du groupe. Comme religion, avec toute la vertu cohésive de cette instance, mais en étouffant souvent l'originalité de la parole de Jésus. Or cette parole démonte l'enjeu du sacrifice dont elle déconstruit le modèle en lui substituant celui de la réconciliation ; elle arrache Dieu à toute contamination de sacrificateur et de victime expiatoire ; elle fait éclater la conception unitaire de Dieu et démasque la violence inscrite dans le désir. Si le désir comporte une violence qu'on ne peut surmonter qu’en l'assumant et non en la déniant, si Dieu est l'autre de l'homme et si l'altérité est la vie même de Dieu, nous sommes au-delà de la virginité et du mariage. Le symbolisme est à chercher non du côté de la fusion mais de l'amitié, avec ce qu'elle comporte d'imitation, de différence, de violence, l'amitié impossible sans réconciliation. L'éthique de la réconciliation qui présuppose l'aveu de la violence n'est pas sans lien avec la théologie de la différence. Parler de Dieu, à Dieu, en termes de Père, introduire la dimension de l'esprit, n'est-ce pas précisément poser la différence?

Car le père est celui qu'on ne peut imiter, puisque les règles de la culture préservent ses possessions. Mais à la différence des pères, ce Père ne possède rien, et nul, pas même celui qui dit en venir, ne peut se l'approprier. Ce Père et l'impossédable, le non possesseur, donc le non violent, et celui qui n'attire pas la violence. Radicalement inscrit dans le règne de la différence, il peut alors appeler à l'imitation parfaite et à l'unité, car celles-ci ne se feront plus désormais sur le registre du même. Imiter Dieu, s'unir à lui, c'est poser la différence. Mais la différence est le contraire de l'indifférence. L'Évangile fournit alors le modèle, ou plutôt le mouvement d'une cohésion sociale tenue par la réconciliation, dans le respect de la différence.

De la joie

Si le christianisme permet, autrement que par le sacrifice, une cohésion sociale, nous passons d'une éthique de la souffrance et du bonheur à une éthique de la joie. Ou bien, sur sa pente sacrificielle, plus communément religieuse que religieusement chrétienne, le christianisme renvoie dans un autre monde le bonheur qu'il promet au prix de la souffrance, ou bien l'idéologie bourgeoise, comme d'ailleurs l'idéologie marxiste, laisse croire que le bonheur est à notre portée. L'idéologie bourgeoise identifie l'amour du couple au bonheur. C'est peut-être bien d'ailleurs le modèle du couple parfait, c'est-à-dire fusionnel, qui motive le divorce plus que l'échec ou la pluralité des amours.

Le christianisme et le couple, malgré la bénédiction récente du couple par le christianisme, semble ainsi deux voies vers le bonheur qui se font concurrence. Le christianisme prétend offrir sans conteste ce que l'amour, avec ou sans sexualité, avec ou sans le mariage, est incapable de donner. En effet le Christ représente la promesse de combler le désir, de faire accéder au bonheur. Il réalise sûrement ce que la sexualité, l'amour, voudrait obtenir. Sous ce prétexte le christianisme a développé un idéal ascétique où privations, souffrances, abnégations deviennent la condition du bonheur. Que la sexualité ne donne pas le bonheur ne justifie pas le renoncement à la sexualité. Car le Christ ne donne pas le bonheur ici et maintenant. Ils confirment dans l'espérance du bonheur. Ce qui reste donc accessible c'est la joie, à laquelle le plaisir sexuel contribue. Car la joie, incompatible avec l'amour morbide de la souffrance, accompagne l'amour. Comme lui elle n'a pas de sécurité, et traverse les luttes que suppose la libération de soi. Car la joie est l'épreuve de la vie et de l'amour dans le corps puissant, dans la jouissance de se sentir puissant. L'acte d'amour quand l'orgasme y a part, l'amitié, la grossesse désirée, la prise de parole, le jet de l'écriture, toute création qui n'est pas seulement œuvre mais épreuve de son pouvoir, voilà la joie qui passe à travers l'espoir et le désespoir, la douleur et l'échec. Au nom de quoi le désir du bonheur et la foi en Christ ne retiendrait-t-il du christianisme que l'espoir, la souffrance et l'œuvre?