MATIERE ET DISPERSION de Stanislas BRETON
Jérôme Millon, 1993. (Esprit octobre 1995)
L'essai que nous donne à lire Stanislas Breton sous le titre Matière et Dispersion méritait de trouver place dans la voie par lui ouverte pour s'orienter dans une pensée du Principe. Sous l'effet du coup de marteau iconoclaste que frappe ce commentaire inédit, la pensée du Principe apparaît comme un incontournable matérialisme. Depuis longtemps déjà, le corpus néo-platonicien en tous ses grands noms : non seulement Plotin, dont le texte sur les deux matières au Livre II, 4 des Ennéades est le point de départ de ce livre, mais Proclus, et encore Damascius et Jean Scot fécondent l'œuvre de Breton qui le leur rend bien. Dans cette véritable fidélité au passé que réclame à titre de postulat (MD p. 132) l'activité philosophique et qui n'a rien d'une docilité servile, Breton donne à ces textes devenus les siens un sens qui leur préexiste sans s'y trouver préformé. "Ce qui mérite d'être, doit être et prospérer dans la surabondance d'un avenir" (MD p. 137). Il en fait le lieu de la "question parisienne" sur la "diaspora-dispersion", au cœur des préoccupations intellectuelles d'une époque qui est encore la nôtre.
Bien avant la Poétique du sensible (1988), Etre, Monde, Imaginaire (1976), avançait une réflexion sur la matière-matrice, mère archaïque (materia/mater), milieu originaire de l'être, mer aux contours indéfinis, s'étendant sans limite; profondeur obscure d'un océan ténébreux se fondant en des ciels liquides noir clair où viennent s'évanouir toutes les formes qui pourtant y prennent racine.
La Philosophie Buissonnière (1989), dont le titre indique assez que Breton n'entend pas marcher dans les sentiers battus qu'imposent les espaces scolaires ni se laisser étouffer par les contraintes d'école, rend la philosophie à sa liberté originelle. Ce livre commence par un fragment irrévérencieux à propos de ce signifiant archaïque dit aussi "les cinq lettres"; la figure la plus dégradée de la matière est aussi l'interjection par laquelle le Je refuse, proteste et se donne la promesse d'une victoire renversante sur tout désastre subi à la manière d'un destin.
Cette matière, appelée la matière, fournit un fil conducteur pour s'aventurer dans le cheminement plotinien traversé de tant de détours. Entre solide et liquide, la matière, c'est tout autant que le récipient, gamelle ou vase, aux deux pôles du circuit vital que composent l'alimentation et l'élimination, le résidu excrémentiel. La matière c'est aussi le déchet à l'état pur, reste, qui, contenant et contenu se mélangeant, se transforme en boue, et revient en quelque sorte, si on veut bien tolérer l'amalgame et la fantaisie langagière, à un "chiasse-pot". C'est aussi et encore la lie en laquelle se moule désespérément toute vie, la vie qui n'en finit pas, qui de toute façon finit mal, et se donne à boire comme un calice, coupe meurtrière. Toute mère s'en trouve affectée mater dolorosa. La matière a le goût de l'amer (MD p. 128), curieusement homonyme de la mère et de la mer. L'amer infecte et infeste l'être, tel un poison insidieux qui, s'insinuant dans le corps, en active la décomposition. "La matière des corps se ressent du cadavre" (MD p. 54).
Ce qui fait la difficulté du texte de Breton, c'est sa surabondance ou, selon les deux néologismes inventés par Breton pour parler des principes que sont l'intelligence et l'âme universelle et qui chantent à mes oreilles : son "buissonnement" (p. 123), sa "productivité buissonnante" (p. 181); comme dans toute l'œuvre de Breton, il faut remarquer la richesse de l'intertexte qui vient à la surface du texte tantôt le bétonnant à l'aide de commentaires inédits, tantôt le couvrant des sables mouvants de l'allusion. Le maniement de l'allusion me fait penser à Borges, peut-être parce que j'aime en lisant Breton voir l'exercice philosophique dans son austérité démonstrative prendre la tournure d'une écriture. J'aime aussi dans la légèreté de l'allusion voir l'histoire de la pensée rendue à son anonymat, se faire pensée de tous, à tous et porter la promesse d'être un jour pour tous.
Comment rendre compte de ce livre aussi provoquant qu'imprévisible sans en évoquer le premier jaillissement en ces entretiens que Breton dispensaient rue d'Ulm? C'était chaque semaine une épreuve de sapientia au sens où l'entend Roland Barthes dans sa Leçon : "Nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse et le plus de saveur possible". J'ajouterai un peu de folie, peut-être beaucoup de cette folie de la croix à laquelle dans une fidélité toute paulinienne et toute passionniste, Breton ramène l'expérience chrétienne. Ce pourquoi, par quoi chaque leçon avait le piment d'une leçon inaugurale. Ce n'était pas un enseignement; c'était le partage d'un questionnement et d'une recherche forts de leur insubordination; rien d'autre qu'une invitation à s'avancer sur des voies de pensée à toujours défricher, à ouvrir d'autres voies encore.
L'homme aux masques, celui qui épelle son impossible identité :" Je suis un homme du Moyen-Age, né à Athènes, sous un cèdre de Judée" nous propose une lecture inattendue conjuguant une exigence de rigueur exemplaire et le "commentaire cordial" appris d'une autre tradition et ignoré de nos conventions universitaires. Le commentaire cordial jaillit de l'espace insurveillé que dessine le désir irrésistible de penser à partir d'un texte ce qui mérite d'être pensé. Breton réhabilite dans la tâche ardue de reddition de comptes à laquelle se doit toute lecture, ce qui ressemble à la "ferveur de la Foi" dans la mouvance des écritures (cf. Spinoza, Théologie et Politique, p. 31). Il fait droit au jeu du désir à l'œuvre dans la lecture tout autant que dans le texte lu. Il accepte de se laisser toucher par "la densité de nuit et de chaleur obscure" (Ibid.) qui est comme la matière du texte résonnant en sa forme évanouissante dans l'esprit du lecteur.
C'est à un exercice de funambule sans filet que se livre Breton sur les traces de Plotin suivant ses spéculations vertigineuses sur la matière, plus précisément sur les "deux matières".
Breton rappelle le fond aristotélicien sur lequel Plotin construit son questionnement tourmenté, ses hypothèses et ses arguments. La matière est présentée comme une terre, capable de recevoir une semence, comme une femelle qui s'accomplit d'être fécondée par le mâle. Dans l'union des sexes le masculin semble occuper un poste qui le différencie de la passivité féminine. La femme-réceptacle, terre meuble, champ à cultiver, sujet assujetti, n'existe ni par elle-même ni pour elle-même. Dans leur métaphorique rapport, le féminin et la matière sont marqués d'un négatif par défaut. Cependant, c'est à la matière qu'Aristote compare l'âme, capable, à la manière d'un écritoire vierge, de recevoir toutes les formes par la pensée et la connaissance, parce qu'elle n'a elle-même aucune forme. La matière ne concerne pas seulement les corps, elle compose le monde spirituel. Réciproquement, l'immatériel se trouve supposé à tous les niveaux d'être. La matière "sous-jacente à tout ce qui est, n'altérant en rien ce qu'elle accompagne", peut, en sa" plasticité protéiforme", être dite "l'élément neutre universel" (MD p. 19; p. 14). L'usage que fait Plotin de la matière n'a plus rien de métaphorique. Il pose la nécessité logique d'une matière d'en haut comme il y a une matière d'en bas (MD p. 9). Dans l'optique du néoplatonisme, "la vision hiérarchique d'un univers, totalement ordonné, selon les degrés d'être et les niveaux de procession, ainsi que la dialectique, ascendante et descendante, qui en parcourt les fluides césures, comportent, aux points extrêmes de l'intervalle, le maximum intensif de la matière selon l'esprit, et le minimum, proche du non-être, d'une manière aussi défective qu'indéterminée." (MD p. 10). L'ontologie plotinienne est irréductiblement hylémorphique; l'Absolu en sa transcendance est au-delà de la matière aussi bien que de la forme. Parce qu'il est au-delà de l'être, "il est absout de toute ontologie" (MD p. 23).
La matière que Plotin institue dans le monde céleste reçoit exclusivement la forme sphérique en sa perfection géométrique, mais elle n'en n'est pas moins coextensive à l'être et à la pensée. La matière accompagne l'écart de l'Un qui définit l'être en tant qu'esprit. L'univers naît de l'audace de l'esprit qui s'engendre lui-même de vouloir être l'Un sans le pouvoir, et de la distance que, se faisant, il prend par rapport à l'Un; l'initiative ne pouvant venir d'un vouloir de l'Absolu, nécessairement au-delà de la volonté comme il est au-delà de l'être, cet éloignement de l'Un, est une chute et un malheur qui posent sur la liberté de la causa sui l'ombre de la tristesse. La matière en tant que privation de la forme et résistance à la forme donne au mal les dimensions du monde, mais le mal est incomparable à la faute ou à l'offense. La matière "est la condition nécessaire pour que soit, au-dessus de l'Absolu, l'être de ce qui est" (MD p. 26). << L'universelle extension du mal, l'intensité quasiment infinie qu'il revêt dans les figures de l'horrible, comme s'il fallait, pour achever la hiérarchie du négatif, l'équivalent d'un suprême, ou du plus grand qui se puisse penser, fait surgir, sur divers points de la planète, l'ardeur du souhait le plus extravagant que nous connaissions : "pourquoi donc quelque chose plutôt que rien", "il eût mieux valu n'être pas né" >> (MD p. 27).
Le mal de la matière témoigne de la générosité de l'Un-Bien, en la mouvance duquel se joue l'aventure périlleuse de l'être et de la pensée. Il faut postuler que : "au commencement il y a, don anonyme et substantiel, la fulguration de l'Un-Bien" (MD p. 29). Au commencement de l'être, il ne peut donc y avoir que le néant, néant par excès, la simplicité exigeant en toute rigueur un au-delà de l'être, autant qu'un au-delà de la pensée. Car toute pensée - fût-ce en sa transparence la pensée de la pensée - introduit une dualité qui brise la simplicité hénologique. La pensée de la pensée est donc indigne de l'Absolu et désigne l'intelligence qui se donne elle-même à elle-même l'être noétique, donation dont elle est le donateur et le destinataire; ce qu'on ne peut penser qu'à la condition de poser dans le mouvement de son autodétermination la matière intelligible. Sans être élevée au rang de principe, la matière en a pourtant quelque chose qui "par un traité à part, devait être honoré en l'universalité de sa fonction" (MD p. 33). Indéterminée, non localisable, présente à tous les niveaux de l'être, la matière a, au même titre que l'être le statut d'un transcendantal. Mais le principe n'est rien de ce qui est; il n'est rien, néant absolu de l'être (Ennéades VI, 8). Dans cette logique, le néoplatonicien chrétien Jean Scot n'a pas tort de compter la Trinité au nombre des théophanies; la première de toute, peut- être, mais non moins une théophanie en ce qu'elle a partie liée avec le mouvement de l'être et de la plus pauvre des catégories de l'être, la relation. Etre, c'est être dans, être vers, être avec.
L'interrogation plotinienne sur la matière se déroule sans que soit jamais ébranlée la certitude de son existence. Ce qui fait problème, c'est la présence de la matière indéterminée et informe dans un monde éternel et parfait de formes. Plotin tente de résoudre la contradiction en conjurant la dépréciation de l'indéfini et en critiquant le principe de détermination comme loi des choses et norme de pensée (MD p. 40). L'indéfini, à ne pas confondre avec l'Ineffable, n'est pas étranger à l'intelligible. Le rapport de l'âme, sorte de matière spirituelle, à l'intelligence, peut être généralisé (MD p. 41).
Plotin reconnait comme une nécessité la pluralité dans le monde d'en haut. L'Intelligence est un monde d'intelligences, une multiplicité de puissances. Or toute composition implique une matière; les idées ou raisons, à supposer qu'elles existent, ont donc une matière "soustraite à la valse des formes, à la division, aux vicissitudes du temps". La nécessité de supposer ou de poser des idées, de rechercher un principe tient à l'exigence universelle de rendre raison qui commande la pensée. Condamnée à penser le Principe sous peine de ne pas penser, la pensée est pensée du Principe, lequel, ineffable, ne peut faire l'objet d'un discours que sous l'effet d'une fiction métaphysique. Au-delà de l'être, de la nécessité et du hasard, "il est cause de lui-même, de lui-même et par lui-même" (En VI, 8, 14,42-43). Mais à peine a-t-il osé désigner l'absolue liberté du Principe, que Plotin dans la hantise du blasphème se rétracte et, implorant l'indulgence, avoue que le nom grandiose "être cause de soi" ne recouvre aucune réalité. "Il faut le prendre en l'affectant d'un comme si" (ibid. 13 47, 50).
Au plus près du Principe ineffable, l'Intelligence en cette singulière causalité par laquelle elle fait ce qu'elle est, est le principe de toutes les causalités. Les idées en sont les expressions particulières; les êtres et les choses en sont à leur tour des modes. Or si les idées se distinguent par leur forme, la forme suppose une matière, un support informe dont la matière d'ici-bas est une imitation. "Le monde intelligible et le monde sensible" sont liés par un rapport d'expression qui est le "rapport fondamental" (MD p.50). Il faut qu'un écart sépare les formes les unes des autres; or coupure et séparation sont propriétés ou affections de la matière" (MD p.50). "Le monde intelligible est constitué de formes, dont les différences solidaires, par les coupures qu'elles instituent supposent une matière corrélative de leurs écarts. Au fond, il n'est de pluralité que par le rôle séparateur de la matière"(p.50).
La dualité et la composition affectant l'incorporelle simplicité de l'intelligence, l'esprit qui la pense est tenu en fonction de l'exigence analytique qui le constitue à parvenir à un élément simple : la matière ténébreuse qui, à tous ses niveaux, constitue la profondeur cachée de l'être. La matière serait l'autre simple, l'autre du simple par excellence (l'Un ou le Bien qu'il faudrait appeler comme Jean Scot, au PeriPhyseon, Livre III 681A "le Néant par excellence"). Si l'une et l'autre récusent toute détermination, ils sont totalement différents en raison de leur sens et de leurs effets : "tension et concentration" au sommet de l'ascension, "relâchement et dispersion" au plus bas de la descente (MD p. 52).
Le premier enjeu du Traité et de sa lecture se laisse désormais circonscrire. Si l'esprit dans le surgissement de la liberté ne peut exister sans matière et, s'il faut par conséquent poser une matière noétique, le spiritualisme tenu pour le plus épuré apparaît comme un matérialisme inévitable. En effet, c'est l'altérité qui rend compte de la genèse de la matière en deux moments logiques. Le premier est celui de l'altérité interne qui requiert pour toute forme la nécessité d'un substrat récepteur. Breton exprime cette nécessité dans une formulation axiomatique : pour tout X, si X est une forme, alors X ne peut être et subsister que dans un substrat totalement indéterminé" (MD p. 56). Le second moment découle logiquement du premier. La forme est lumière, éclair, dans la nuit de la matière. Mais l'éclair hors de la nuit serait-il beau? La matière rejoint l'obscurité du très-bas, des bas-fonds, de la profondeur en laquelle la forme s'épanouit. La matière se définit aussi "une fonction d'écart qui rend impossible l'absolue identité de soi avec soi" (MD p. 57).
La matière - autre enjeu de ce matérialisme généralisé - introduit une pensée de la résistance qui s'épanouit en une éthique de la négation. La matière est ce qui en tout être doit être surmonté pour qu'il devienne ce qu'il sera. Breton qualifie la matière de "contre-essence", puissance diabolique, c'est-à-dire écartèlement de l'être contraint "de se faire ce qu'il est dans une constante contradiction avec lui-même" (MD p. 58). Il rapproche avec pertinence la matière de l'état de nature, ce passé mythique toujours présent en chacun de nous, prêt à faire retour avec la ténacité de ce qui doit être réduit sans jamais pouvoir être supprimé. Mais la matière n'est pas seulement résistance parce qu'elle s'oppose à la forme, elle n'est pas seulement empêchement à la réalisation de celle-ci, elle est la condition pour que la force qui caractérise l'être, et chaque être singulièrement, engage une lutte contre les oppressions et incite à des gestes de libération.
Une telle pensée de la matière appelle une théorie du corps. Les expressions de la matière s'inscrivant dans une totalité ordonnée comme autant de "séries de fluxions", chacune renvoyant à un corps. A chaque degré d'être correspond un type de corps déterminé. Le corps primordial ou transcendantal est l'expression de la matière intelligible. Le monde est le corps cosmique de l'être spirituel. Le corps empirique, le corps propre loin d'être un instrument ou une possession s'inscrit dans la genèse de l'esprit et de l'univers hiérarchique qu'il engendre et qui devient le corps cosmique dont nos corps sont l'individualisation (MD p. 189). Plotin refuse une ontologie qui n'accorderait de consistance qu'aux solides; il lui substitue une ontologie des fluides.
"La question parisienne" que Breton rejoint et développe en une intrépide réflexion trouve son expression la plus parfaite dans la subversion que Plotin ose faire subir à la langue en forgeant pour nommer la matière la construction incorrecte to alla, "le autre". Il entend suggérer ainsi la pluralité pure qui se fait l'écho de l'hypothèse extrême d'une dispersion universelle formulée dans le Parménide (Platon, Parménide, 165b-166d). A partir du moment où l'on pose une absence sous retour de toute unité si lâche soit-elle, les autres que l'un seront plusieurs, mais n'étant pas un, ils ne peuvent être plusieurs. Il faut alors les dire différents et autres, non différents de l'un, ou autres que l'un, mais ne pouvant différer de rien, différents entre eux et non de chacun à chacun. Car chacun suppose l'un, or il n'y a pas d'un. Chacun sera donc quasi-plusieurs. C'est de pluralité à pluralité que les autres seront autres; chacun est bloc, masse ou foule immense, se dispersant à l'infini. Il se dissipe, se pulvérise, s'émiette, "se dissémine" selon le terme de Mallarmé repris dans les interrogations philosophiques actuelles. Ni un, ni plusieurs "to alla" nous accule au quasi rien de la pure dispersion; "To alla", obscur objet du désir, venu peut-être de la pulsion de mort, irrésistible et inavouable envie d'un retour à l'inorganique, d'une mutation en pierre. "Le autres" émiettés, dispersés, cendres ne peut être plusieurs que dans un rapport de différence ou d'altérité. Or le rapport est le mode universel de liaison. Fantasme de nuit, fantôme qui faute d'être un n'en est pas un, sur la matière en tant que "to alla" conduit nécessairement à une pensée aporétique, à un discours tout aussi impossible que le discours sur le Principe ineffable.
La pensée, c'est-à-dire l'activité philosophique, se meut entre les impossibles de l'un pur et de la dispersion, entre le rien par excès et le rien par défaut. La matière installe donc une pesanteur qui fait obstacle à tout mouvement de liberté. Mais bien loin de seulement limiter la liberté, la matière ouvre en sa diaspora l'espace du jeu de la liberté écrivant le livre toujours inachevé du monde (MD p. 162).
Si la translucide réciprocité de la pensée et du pensé est un rêve fou, les savoirs critiques se trouvent soumis à la question et rappelés à l'impératif de lucidité à l'égard d'eux-mêmes; faute de quoi ils resteraient commandés par le même préjugé théologique qu'Aristote. La matière plotinienne fonde un nouveau matérialisme critique. Elle contraint la philosophie à débattre de la fonction principe. Or la pensée du principe procède à une critique sans pitié qui n'a d'égal que la dérision portée sur les savoirs et les pouvoirs par le néant de la croix. Breton nous invite sans doute obliquement à penser autrement le christianisme. N'est-il pas à sa manière un matérialisme critique? Le jeu du dieu comédien (Rien ou Quelque chose p. 22) ne l'oublions pas est d'emprunter, pour manifester sa gloire, non seulement le visage défiguré, mais le corps infirme, déformé ou torturé, des hommes indignes ou infâmes. Le matérialisme critique que Breton met en œuvre parce qu'il prend la forme d'une écriture, peut se définir ainsi : Poème en prose de la matière, Roman du Principe, et si l'on s'autorise à emprunter un titre de Beckett "Nouvelles et textes pour rien".