Miniature, grotesque, mimesis
Anthropologie et sociétés, vol 5, 3, La dérision des pouvoirs 1981
« Vite et bien ». Cette devise de la production capitaliste commande notre vie, sitôt sortis de l'école maternelle. Notre lot est le travail, la réussite, la terre promise à tous, mais où quelques chanceux seuls parviennent.
Au 17ème siècle, au 18ème siècle encore, l'accumulation des jouets était le fait des princes. Avec quelques jouets très simples, souvent fabriqués dans l'espace domestique ou achetés au colporteur les jours de foire, les enfants en bande avaient le secret du jeu. On y jouait éperdument, sans voir jamais levé, à la moindre initiative, l'épouvantail du danger. Les jeux avaient une certaine rudesse proportionnelle à la jouissance qui s'y exprimait. Témoignage : les jeux d'enfants de Breughel. Des gestes directs, des rires éclatants, des violences admises et affichées, des corps exposés et éprouvés hardiment on savait jouer parce qu'on savait jouir, et la communauté villageoise - adultes compris - s'octroyait le droit des jeux. La déperdition du jeu, corrélative à l'invasion des jouets, pourrait aller de pair avec la répression sexuelle et le traitement du corps qu'elle entraîne. Entre la sexualité donc, le jeu et le jouet, les rapports sont peut-être plus étroits qu'on le croit au premier abord.
À cette dépense, une inhibition aurait fait suite, d'autant plus forte qu'on produit à foison, qu'on démocratise pour le malheur du peuple ce qui n'appartenait qu'aux riches : les jouets. Le jeu, après s'être vu interdire l'espace de la rue, est enfermé dans la maison où se resserre la famille et s'épanouit l'enfant. Bientôt le seul lieu de jeu est une réserve de jouets la chambre de l'enfant, des enfants. Le jeu est soumis à une conformité, celle des normes de sécurité.
L'enfant se voit comblé de jouets, surtout entre deux et six ans. Ensuite on lui en offre encore - car l'enfance, en nos sociétés, se prolonge - mais à la condition, et à la condition seulement que le jeu ne vienne qu'après le travail, en récréation, et sans lui nuire jamais. L'école n'est-elle pas présentée comme le travail de l'enfant? Quant aux adultes, ils doivent carrément chasser les jeux de leur vie : le jeu ne trouve plus de place déterminée dans la vie sociale comme jadis ou ailleurs. Les sociétés bourgeoises seraient répressives à l'égard du jeu en ce que précisément elles le condamneraient à disparaître des rouages de la vie sociale. C'est une affaire d'enfant, privée comme la famille. À l'âge adulte, finis les enfantillages ! Mais les concessions de jeu faites à l'enfance savent s'inscrire dans les circuits de la production et du profit. La chambre de l'enfant, le magasin spécialisé ou plutôt le rayon de jouets du supermarché surabondant en novembre-décembre, depuis peu la ludothèque, donnent l'apparence d'une tolérance au jeu désormais pris dans les rets de la relation parents-enfants.
Ce discours sur l'appauvrissement du jeu tient bien. En faisant naître cette évolution au 19ème siècle, on le fait coïncider avec le développement du capitalisme. Pauvreté et perte du jeu : méfait de l'ordre bourgeois ! Ainsi se trouve fondé le mépris et même le rejet du jouet, cette invention maléfique du capital, ce meurtrier du jeu. C'est que le jeu est incompatible avec une mise au travail générale, obligatoire et valorisée.
Ceux qui parlent ainsi du jeu, comme d'autres d'ailleurs, parlent de la même façon du sexe, le font avec la solennité du gauchisme, celle-là même qui subrepticement glisse de la critique à la prédication d'une liberté future.
Non moins sérieux et persuasif le discours tenu par les pédagogues modernes qui voient dans les jouets et les jeux un outil nécessaire de développement et d'apprentissage. Voici même que notre civilisation prépose au jeu des spécialistes : les ludothécaires, dont l'activité est en train de devenir une profession, sanctionnée par un salaire, accessible par un diplôme.
L'affirmation d'une dimension ludique limitée et contrôlée dans l'ordre bourgeois est souvent liée tant au rejet de cet ordre qu'à la croyance en un monde autre et meilleur.
Si je me refuse à dire que la multiplication des jouets a entravé le jeu, je ne dis pas pour autant qu'elle l'ait servi. Les questions sont ailleurs.
Une première question parcourt toutes les autres, qui rejoint celle-là même qu'on peut se poser à propos du sexe : pourquoi disons-nous que le jouet fait obstacle au jeu ?
Quel rapport entre le jeu, le désir, l'avoir, le plaisir, la jouissance ?
Est-ce bien au 19ème siècle qu'on peut situer une perte du « ludique » ? Est-elle en rapport avec l'âge d'or des jouets ? Mais pourquoi alors a-t-on tant parlé du jeu et a-t-on produit tant de jouets sans incidence autre que destructrice sur le registre du ludique ?
Alors que la culture a valorisé les objets de l'art, le jouet, comme aux antipodes de l'art, est souvent présenté comme une sorte d'infra-objet, d'autant qu'il n'a guère attiré l'attention du théoricien. On l'a au mieux recensé, souvent négligé. Voilà qu'aujourd'hui on l'accuse en lui donnant dans les sociétés bourgeoises le statut de marchandise.
Or dans leur productivité généreuse, ces mêmes sociétés bourgeoises ont retrouvé / trouvé les figurines, à la frontière de la poupée et du masque. Les figurines-jouets me semblent dans leur structure même d'un intérêt particulier, parce qu'elles conduisent à poser des questions qui rejoignent l'histoire de l'art : celles de l'imitation et de la création, du beau et du grotesque, du sacré et du profane. Questions non négligeables pour résoudre celles préalablement posées.
Limitant mon étude, c'est donc essentiellement à la figurine-jouet que je voudrais attacher mon analyse, laissant pour plus tard l'étude des discours sur le jeu qui, depuis le 16ème siècle, se font nombreux, succédant au silence ou à l'évocation rapide des discours de l'Antiquité et du Moyen Âge. Laissant de côté aussi la part quantitativement majeure des jouets industriels, perfectionnistes dans l'imitation de la réalité et amateurs d'automatismes.
FASCINATION DU PETIT ET DESIR MIMETIQUE
D'abord la miniature. Quel que soit le rapport du jouet à la réalité, celui-ci donne l'illusion de l'avoir et correspond à une sorte d'apprentissage à l'avoir. C'est ainsi que François Mathey voit par exemple dans les maisons de poupées du 18ème siècle « des jouets de contemplation » offrant au regard de l'enfant non seulement un ordre à reproduire, mais un apprentissage de la conservation de l'avoir »[1]. La miniature est faite pour être possédée et c'est peut-être ce qui rend l'abondance des jouets si désastreuse aux yeux de ceux qui voient dans la propriété la source de tous nos maux. Il est vrai que le glissement de la possession joyeuse à la recherche insatiable et tendue du collectionneur, ou à la crispation du propriétaire, est aisé. Imitant avec obsession une réalité, ou recréant son propre monde, la miniature-jouet peut être rapprochée du bibelot : on la possède et on la donne, on se la donne à voir. Mais plus que le bibelot elle se prête à la manipulation.
Ce pourquoi sans doute on trouve depuis la préhistoire des statuettes en terre, os, pierre ou bois, faites pour une manipulation joyeuse, le plaisir de l'œil, la jouissance d'avoir. Car si le désir est toujours déterminé par la culture, on a toujours le désir d'avoir.
Ce pourquoi encore un jouet fabriqué par l'enfant et effet d'un savoir-faire estimé par le groupe est encore une possession, là-même où la société n'est point close dans l'espace de la famille, là-même où les enfants et les biens circulent de main en main dans la collectivité. On avance que les enfants Baoulés[2], par exemple, rechercheraient à travers leurs constructions de véhicules l'épreuve de leur créativité et l'approbation des adultes, autrement dit, la reconnaissance comme producteurs d'objets. Peut-on en tirer la même conclusion que la plupart des études ethnologiques : le jouet africain fabriqué par l'enfant ne répondrait pas à un désir d'avoir, mais à un désir d'être ? Au fond l'ethnologue dévoile son mépris de l'avoir, un regret d'y voir le désir s'investir. Ce qui revient à dissocier l'avoir et l'être, comme si l'avoir nuisait à l'être, comme si le désir d'être pouvait faire l'économie de celui d'avoir. Car si désirer c'est être, le désir porte toujours sur les relations et les possessions de l'autre. D'abord mimétique, il désire désirer comme l'autre, il désire avoir ce qu'il a pour être ce qu'il est. Or la miniature est ce qui se laisse entièrement posséder. Elle tient dans la main. On la prend, s'éprouvant puissant comme le bébé qui saisissant son hochet accapare un monde. Construits avec des matériaux fragiles, ces jouets ne seraient pas pour l'enfant l'occasion d'un attachement. L'enfant prend plaisir à les faire, à être admiré pour son habileté. Il délaisse ensuite l'objet pour redéployer son activité créatrice. Cette attitude vaut pour les véhicules et pour les accessoires des poupées fabriqués par les petites filles elles-mêmes, car dans le procès de l'imitation, l'enfant reproduit à l'égard des « ustensiles » et objets techniques, les conduites des adultes. Mais elle ne semble pas recouvrir la relation à la poupée.
Sans doute la petite fille est-elle souvent prête à échanger sa calebasse ou sa chiffonne contre une poupée plus séduisante, mais elle ne semble pas accepter de se voir dépouillée de sa poupée, de telle poupée ou de toute poupée.
Car la poupée, comme la figurine - au jeu de l'identification près - correspond au désir, désir d'avoir comme l'autre, d'être comme l'autre, mais autre encore; au désir d'avoir et de régir un monde.
AU-DELA DE LA MIMESIS : GROTESQUE ET JOUISSANCE
Si la poupée-jouet est souvent, comme la poupée du sorcier, un double - double du joueur ou du sorcier, double d'un autre -, la poupée dans sa forme rejoint souvent la figurine et les figurines sont souvent des jouets.
À la différence de la poupée moderne, enfant de l'enfant, double donc par excellence, à la différence de la poupée de vitrine dont la poupée de mode inaugurée à la Renaissance - modèle d'imitation - les poupées non occidentales rejoignent souvent les figurines. Leurs formes sont primordiales : cylindriques ou ovoïdes, avec l'esquisse d'un visage et une rondeur accentuée pour le sein ou le ventre, car la poupée semble souvent sous le signe de la femme-mère en relation avec le désir de fécondité individuel et collectif. Souvent sans articulation, telle la poupée esquimaude taillée dans la masse du bois ou figurines moulées à plat au Moyen Age, comme les cavaliers et les dames de plomb ou de terre blanche ou les différentes enseignes de pèlerinage en terre. Le relief semble esquivé au profit de la platitude, équivalence, dans le domaine de la sculpture, de la peinture à plat, sans troisième dimension - déclarée par Platon[3] moins fausse que la peinture du relief parce qu'elle manifesterait son statut d'illusion.
Grotesque, miniature, art, magie
Miniature, la figurine-jouet inversement proportionnelle à la statue sumérienne pour ce qui est de la taille semble avoir avec elle une parenté de forme. L'une et l'autre pour être effet et reflet d'un temps et d'un monde ne se contentent pas que de les imiter et de les reproduire. Comparée à la forme humaine ou animale - sauf lorsqu'elle combine les deux pour rejoindre le monstrueux - la figurine grotesque, comme la statue sumérienne[4], n'a pas une configuration précise et valorisée, dont l'humain serait le canon. Est grotesque ce qui ne se préoccupe pas de la réalité ou s'en moque. Le grotesque, sous cet angle, est anticonformiste, tout comme le bouffon du roi
Mais le grotesque joint à l'énorme dans la statue sumérienne, évoque la transcendance pour laquelle, en laquelle il rassemble, la statue sumérienne étant le médium entre le divin et l'humain. Il constitue le sacré. Au contraire le grotesque de la miniature permet comme le geste et la parole du bouffon d'avoir prise sur le monde, de maîtriser le pouvoir et l'avoir. En ce sens il désacralise. L'homme religieux qui, dans le rassemblement avec d'autres, vénère la statue sumérienne exprime son dépassement. Le joueur de figurine, ou le sorcier jetant un sort[5], font l'expérience d'un pouvoir démiurgique. Apparaît alors l'écart entre le sacré et le magique. Le jouet, miniature par excellence, est du côté du magique, déploiement au sein du groupe d'un pouvoir individuel particulier.
Grotesque et ludique
Quel est le sujet d'un tel pouvoir ? Et quels sont les rapports du grotesque au ludique, du magique au ludique ?
À la figurine grotesque, je ne puis, je ne veux vraiment m'identifier; un monde grotesque - maisons, accessoires, véhicules - ne représente pas le monde, quand bien même l'imiterait-il à outrance. En mettant à portée de main, dans la main, des formes résolues à manifester l'illusion, il les déclare dérisoires. Dérisoires et pourtant désirables, parce que de telles figurines n'imposent ni loi, ni ordre, ni limite que ceux posés par le joueur. Le joueur s'y éprouve souverain, c'est-à-dire pluriel, sujet disséminé. Car jouer, c'est jouer à l'autre, non s'identifier, mais être l'autre de façon illusoire. Les figurines et les mondes grotesques - à ne pas rapprocher de la caricature qui accuse et grossit un trait, mais du masque, non du masque qui dissimule, mais du masque qui travestit, transgresse et transvalue - ne cessent de devenir autres. Elles sont interchangeables et toujours éminemment singulières dans le présent du jeu insoumis au principe de non-contradiction, à celui de la succession dans le temps. Loin d'être indifférente, chacune est au contraire différenciée. Jouer à la figurine, c'est au-delà d'avoir, au-delà d'imiter, éprouver l'indissoluble connexion du singulier et du pluriel. Le grotesque rend le jouet ludique parce qu'il y inscrit l'essence même du jeu : être et faire en faux. Quelle que soit donc l'inspiration que la réalité puisse lui fournir, il ne la reproduit pas.
Appliquant aux jouets la distinction opérée par Barthes à propos des textes entre plaisir et jouissances[6], j'appelle jouet de jouissance celui qui sous un air innocent surgit à la façon d'un scandale. Il cristallise les désirs et les peurs, permettant de les exprimer sans culpabilité. Car il présente un monde dans lequel aucun ordre n'impose de résoudre les contradictions. En cela réside la jouissance, toujours en deçà et au-delà de tout ordre.
Or dans sa surproductivité le monde industriel a excellé dans l'invention des figurines grotesques. Et l'artisanat de ce point de vue n'a pas été inaugural, car ses créations les plus intéressantes sont redevables au jouet industriel.
Par exemple et d'abord, les figurines play-family de Fisher Price qui empruntent des formes primordiales : ronds, sphères, cylindres emboîtables à l'infini, selon un système non moins primordial de trous et pleins. La parenté avec les formes sumériennes est évidente. Quand je dis que les figurines sont interchangeables je veux dire que les figurines ayant même taille et même volume peuvent entrer dans n'importe quelle structure (maison, garage, village, château...). Mais chaque figurine a une singularité donnée par la couleur ou l'expression, ou encore par la caractéristique d'une fonction (divers casques ou casquettes, couronnes, chapeaux, coiffures). Pas de vêtement; le corps massivement cylindrique est d'une seule couleur. Qu'on mette une figurine dans une autre structure et voici que les rôles s'échangent, alors qu'initialement la figurine est figée. Un nouvel ensemble plus grotesque encore se constitue, rendant dérisoires encore ceux que tel insigne aurait dû rendre vénérables ou redoutables.
La figurine s'inscrit ici sur le registre de l'illusion : épouvantail, illusionniste, troubadour qui règne sans couronne, tandis que le suzerain va faire un tour, par un jeu de bascule, dans l'oubliette ou dans l'escalier dérobé.
À la limite de la figure et du masque : le Playmobil. Articulées aux bras et à la taille, les figurines, avec leurs perruques mobiles brunes, châtaines, blondes, leur visage sphérique avec deux yeux et un sourire, ont un relief minimal. Seul le corps des bonnes-femmes marque un renflement du ventre. Avec quelques ornements mobiles (cols, blasons, foulards, poignets, jambières), le corps se fait vêtement. Les coiffures sont indispensables pour singulariser les figurines. C'est précisément la combinaison de la couleur parfois double, de la coiffure et des ornements qui font du playmobil une figurine singulière. On peut rendre la figurine plus singulière encore en coloriant soi-même la figurine et ses accessoires avec des feutres. Les maisons, les véhicules avec leurs insignes et enseignes, à monter soi-même un peu comme les anciennes constructions de bois ou de carton, offrent un cadre qui situe les figurines dans l'espace et le temps. Dans le temps, deux périodes privilégiées : le Moyen Age et le 18ème siècle. Le Moyen Age sous le signe du jeu avec son bouffon et son troubadour non moins grotesques que leurs suzerains; sous le signe du jeu, non pas le jeu de la guerre, mais la guerre-jeu avec le tournoi. Le 18ème siècle avec son bateau de pirates ou de corsaires évoque le voyage. D'autres thèmes : bédouins, safaris, train, espace. Mais le thème n'est jamais que prétexte, tant il est vrai qu'on est loin de l'imitation. Un monde toujours inédit à manipuler et à regarder dans un incessant mouvement.
Un artisan français[7] a eu l'idée des « baobabs », figurines de bois blanc à peindre ou peint, hybridation de celles de Fisher Price et de celles de Playmobil. Cette fois, c'est l'artisanat qui s'inspire du jouet industriel. On retrouve les thèmes classiques : chevaliers, familles, crèches, plus contemporains de l'école et de l'hôpital. Le bois, quelle que soit la beauté qu'on lui prête, n'offre pas les mêmes possibilités que le plastique; les éléments sont moins nombreux, plus fragiles. Il demeure que les baobabs avec leur fort fait de tours qu'on pose et superpose, appartiennent au monde ludique du grotesque.
Reste à vérifier l'hypothèse déjà éprouvée par ces premières analyses d'une relation entre le grotesque et le ludique. Il faudrait donc mener une étude précise d'histoire comparée de l'art. L'art non occidental peut-il être dit - et en quel sens - grotesque ? En suivant le fil conducteur proposé par Malraux dans la préface à Sumer, on pourrait se demander si le grotesque établit ce que Malraux appelle « un art de création »[8] en opposition avec l'art d'imitation, de représentation qui domine l'histoire occidentale de l'art. Quelle serait alors la place du grotesque dans l'art occidental, et quel rapport entre le grotesque et ce qui pour Malraux correspond à l'exception exemplaire dans l'art occidental : l'art roman ? Par ailleurs, dans la distance qu'il établit avec la réalité, le grotesque porte-t-il « l'imagination au pouvoir », mettant en dérision les pouvoirs réels, c'est-à-dire une réalité sociale qui se prend toujours plus ou moins au sérieux ? Le grotesque serait il une sorte de double du bouffon dans la société médiévale ?
La grande chanteuse de Sumer, qui présente la divinité sous la forme de l'énorme - hors la norme, différente de l'humain -, quasi monstrueuse de ce fait, mais non pas effrayante - son visage par exemple a les traits d'une indépassable sérénité - porte un défi à l'humain. Elle se moque de sa beauté, canonisée par la statuaire grecque. Elle ironise sur sa taille, sur son sérieux. Son visage n'est pas sérieux : il a plutôt la gravité du sourire, la joyeuse sérénité de l'humour. Du côté de ta miniature, la figurine-jouet grotesque pose un semblable défi.
Je prendrai sur le registre choisi trois nouveaux exemples.
Tout d'abord, dans notre société où règne le pouvoir médical, l'hôpital de Fisher Price, qui met à la portée des enfants, mais sous forme fantoche, ce qui les effraie tant depuis que dès la naissance le contrôle médical, la vaccination sont de règle. L'hôpital est devenu l'espace sacro-saint de la médecine que nous entourons d'un prestige proportionnel à notre peur et à notre dépendance du médecin. Il nous semble détenir les clés de ce qui nous est le plus cher : la vie de nos proches et la nôtre. La médecine, ne l'oublions pas, touche le corps; elle s'arroge le droit, justifiable certes, de le pénétrer à l'intérieur, de le transformer, quelles que soient les résistances opposées par l'enfant et l'adulte.
Or, dans notre hôpital fantoche, la médecine apparaît comme elle est : savoir. Appareil de radiographie, bloc opératoire en sont les instruments sur lesquels le médecin règne en maître. Le jouet démystifie ce qu'il rend abordable par le jeu. En mettant l'hôpital à la portée des enfants, à la taille de leur main, le jouet leur donne de maîtriser leur peur. On a toujours moins peur de ce qui cesse d'être inconnu et étranger.
Le but est grave sans doute, mais les moyens d'y parvenir, si redoutés jusqu'alors, apparaissent dérisoires quand on les imite avec cette précision outrée et ridicule (c'est le cas par exemple de l'appareil de radiographie avec son thorax simplifié et grotesque !). Il y a de quoi rire et s'amuser parce qu'il suffit de brouiller les rôles, de les inverser ou d'organiser autrement les rapports du groupe soignants-soignés; et voilà déjoué le leurre du savoir impénétrable et du pouvoir inébranlable.
Le jeu a alors un effet thérapeutique. Comme dans un espace « antipsychiatrique », chacun peut en jouant, être soignant et soigné. Le soignant cesse d'être un être à part, il est simplement comme tout individu, différent. Le jeu permet aussi à l'enfant d'exprimer les blessures imposées par souci de protection. On peut déverser symboliquement la violence sur les puissants (médecins, parents), manifester les désirs et les demandes qu'on adresse à ses proches, désirs ou demandes d'être accompagné, de près ou de loin, de se présenter, seul ou non, devant le « docteur » et les infirmières pour subir leurs soins redoutables...
Deuxièmement le village, avec ses combinatoires indéfinies de sociabilité. La famille cesse d'y être obligatoirement close; elle peut toujours s'élargir sur un plus grand nombre d'enfants, d'adultes, d'animaux. Bien loin d'être figé dans des modèles culturels habituels, l'enfant peut faire revivre la famille élargie de ses vacances ou de telle histoire. L'enfant qui, par chance, vit à proximité de grands-parents, d'amis ou de voisins, dans une sociabilité devenue aujourd'hui rarissime, se trouve à l'aise, réduisant ou multipliant ses proches au gré de son désir. Aussi ne se sent-il pas jugé dans le jeu par l'impératif d'un modèle unique. Mais c'est un fait que dans notre société, de par le mode d'habitation et de travail, les familles sont souvent contraintes à un repli sur soi. Avec et dans le village-jouet l'enfant rêve la sociabilité et réalise, au moins de façon hallucinatoire, le désir d'une ouverture bienfaisante sur un extérieur à la famille.
Par le jeu, mieux sans doute que par la parole, on peut exprimer ses désirs et ses questions sur la société : le climat du village est modifié au gré du joueur, il organise une nouvelle communauté avec ses institutions et ses fêtes. Et il peut encore rêver d'autre chose...
Le village d'ailleurs peut se jouer autrement. Avec les maisons de Playmobil qu'on peut d'ailleurs modifier en combinant différemment les éléments, on peut, utilisant d'ailleurs l'histoire et l'ethnologie, recréer des formes de sociabilité[9] pour nous perdues. Je dis recréer, et non imiter, car l'enfant ne se prend pas pour un Playmobil, il fait, rêve, joue un monde avec des Playmobil.
Dans l'histoire des figurines, les soldats occupent en Occident une place de choix. Or même lorsqu'ils dévoilent doublement leur connivence avec l'illusion par la dimension miniature et par leur moulure à plat[10], les soldats représentent toujours, parfois avec une minutie délibérée, cette part de la réalité sociale qu'est l'armée. La mimesis dans laquelle ils s'inscrivent a sans doute pour l'ordre social le respect de tout conformisme. Au contraire, la figurine grotesque - je l'ai évoqué - conduit à regarder la guerre sous la forme du jeu, non qu'elle en cache la gravité, mais plutôt qu'elle en manifeste la dérision. Des soldats, ces bonshommes joyeux ? Des boulets de canon, ces billes de bois ? Un chef, ce pareil aux autres que distingue une plume ? Avec la miniature grotesque, le guerrier de lui-même se moque de la guerre, car il est un double impossible.
La relation de la miniature et du grotesque rend la figurine insolente face à la réalité. Un peu comme le gnome, légendaire habitant des forêts ou le sauvage de Rousseau, a pour fonction de mettre en cause la représentation de l’homme « civilisé ».
Le jouet, construit et/ou créé sous l'étoile de la création, de l'illusion, du grotesque, même lorsqu'il est fabriqué en système capitaliste, est du côté de la dissidence. Il renverse la juridiction du sérieux sur le jeu; même s'il est conventionnellement destiné aux enfants de la Maternelle ou des petites classes du primaire, il donne aux fervents de l'imaginaire, de « l'Autre », envie de jouer. Et ils se prennent à rêver d'une société cohérente où le jeu, avec des jouets pour le servir, serait un facteur de rassemblement, mais autrement que jadis ou ailleurs, comme avec un bon jouet, toujours autrement...
Ces analyses à développer et à reprendre forment l'esquisse d'un projet plus vaste.
Il faut faire l'histoire du jouet, autre que celle continue jusqu'alors privilégiée. Qu'il y ait toujours eu des jouets ne permet pas de conclure à une attente et à un goût éternellement identiques des enfants, à une même attitude des sociétés face à l'enfant et face au jeu. Il faut donc faire l'histoire du jouet et circonscrire ce moment où le jouet toujours singulièrement présent dans l'enfance devient un objet réservé à l'enfant; comprendre comment dans le jouet le magique se sépare du sacré; saisir pourquoi l'avoir perd la dimension de l'être en se trouvant enfermé dans la catégorie de marchandise; discerner enfin ce que peut cacher l'importance croissante du souci pédagogique.
Les exemples des jouets contemporains - industriels ou d'artisanat - soumis à l'analyse permettent déjà d'élever des doutes sur l'hypothèse du jouet obstacle au jeu. Certes il n'est pas difficile de montrer que le 19ème siècle marque, avec son idéologie du travail tout à fait singulière, des inhibitions dans les manifestations ludiques individuelles et collectives. Mais faut-il en rendre le jouet responsable ? L'étude ici menée a suffisamment montré que tout jouet n'est pas l'ennemi du jeu et qu'émergent, dans l'espace même de la production industrielle, des jouets éminemment ludiques qu'on peut appeler « jouets de jouissance »[11].
Encore serait-il intéressant de conforter l'hypothèse par l'étude des discours sur le jeu et de montrer que ceux-ci, au cœur même de leurs préoccupations pédagogiques, ne cessent, depuis la fin du 16ème siècle, de faire droit à une dimension ludique. On pourrait donc établir un parallélisme de convergences entre la production des discours sur le jeu et la production des jouets
Il faut s'étonner des étranges paradoxes du libéralisme économique. De même qu'il réprime le sexe et qu'il aliène les femmes de façon singulière, de même il produit à foison des jouets qui imitent la réalité avec un perfectionnisme indépassable. On ne critique pas la réalité ! Mais ce même libéralisme permet aussi une libération du sexe, une levée des femmes et, si le grotesque est par essence ludique, un retour/ un avènement du ludique. Je me propose donc d'étudier d'une part la relation du ludique au grotesque, d'autre part de comparer de façon systématique les répressions-libérations du sexe, des femmes, du jeu, pour voir comment se jouent ces rapports dans les sociétés industrielles.
L'hypothèse la plus difficile à vérifier est celle d'un nécessaire désir d'avoir. L'hypothèse est hardie sans doute qui non seulement ose parler du désir d'avoir, mais en fait une figure et une condition du désir d'être. Les discours sur le désir qui jouissent de crédit parlent du désir comme relation entre un désirant et un désiré, ou encore du désir comme structure. Le désir ne peut être désir d'autre par le biais de l'avoir ! Comme si le fait de le posséder, annulait l'altérité de l'objet en le faisant devenir mien. C'est en effet devenu bienséant de déprécier l'avoir. Les bonnes manières gauchistes - comme le montrent certaines expériences de communes mises en place dans les années 70 - refusent de le désigner à l'enfant comme désirable et cherchent même à le préserver de sa représentation. L'ethnologie apporte aux utopies gauchistes des arguments précieux. N'y a-t-il pas des ethnies qui échappent totalement à la pratique de la propriété privée ? Chantal Lombard elle-même note dans son étude sur les jouets des enfants Baoulé[12] que les enfants abandonnent parfois sans tristesse les jouets qu'ils ont fabriqués. La remarque fondée sur l'observation semble entraîner une déduction dont elle tire une prime de plaisir. Qui fabrique ses jouets se conduit en propriétaire plus que qui les achète. Ce qui est une manière biaisée de dire que la donation des jouets et leur achat développent chez l'enfant le sens de la propriété, et de mener contre le jouet une guerre d'escarmouche. Il faudrait regarder de plus près et d'un autre regard cette question de l'avoir et reconduire l'analyse du désir.
Si le désir est le désir de l'autre, il est aussi le désir de ce qu'a l'autre[13]. Dans son rapport avec la réalité, le jeu de la miniature grotesque ne permet-elle pas à la manière du rêve de réaliser ainsi le désir ?
Le jouet de jouissance accomplit spontanément une exigence que la culture honore par le détour du sacrifice et de l'interdit : rendre la « mimesis » possible en la limitant afin de canaliser la violence inscrite dans la mimesis. Le désir d'imiter parfaitement le modèle s'accompagne du désir de le remplacer. Or, par le biais de la miniature grotesque l'enfant accomplit le vœu secret du désir mimétique : pour être et pour avoir comme ses modèles, les faire disparaître en même temps que les conserver.
Dans sa distance avec la réalité, la miniature, surtout sous la forme de la figurine grotesque, n'est-elle pas pour le désir le moyen d'échapper à la mimesis ? Car le désir intrinsèquement mimétique dans son histoire veut aussi briser les frontières où l'enfermerait la mimesis.
Du jouet je dirais ce que Roland Barthes dit du texte. Il y a le texte de jouissance, il y a le jouet de jouissance. De même que le texte de jouissance abolit la distance entre l'écrivain et le lecteur -écrire et lire un texte de jouissance sont une seule et même activité - de même le jouet de jouissance, acheté ou créé par le joueur, déploie la puissance de l'imaginaire, rompt le cercle de la répétition.
Pour ouvrir une question d'éthique, il semblerait qu'il s'agisse moins de rejeter massivement les jouets, de condamner leur acquisition, que de chercher une autre relation à l'enfant, une autre relation au jeu. Car ce qui est à déplorer c'est de couvrir l'enfant de jouets pour le renvoyer à ceux-ci, de faire semblant de dédaigner les jouets, et de s'en accorder par le détour de jeux coûteux, qui ne s'appellent plus jouets ! Sans humour et sans jouissance avouée, comme est face à ses biens l'adulte occidental.
[1] Numéro spécial du Jardin des Arts, consacré aux jouets.
[2] Ch. Lombard, Les jouets des enfants Baoulés, Quatre-Vents éditeur, 1978
[3] Platon, Le Sophiste
[4] A. Malraux, préface à Sumer, Gallimard, 1960.
[5] Peu importe que le même objet soit utilisé à des fins différentes (jeu, magie ou religion) ou que des objets distincts soient semblables. Pour le jeu et la magie, par le jeu et la magie, la figurine transcende le réel et laisse croire qu'elle le commande, comme en témoignent les poupées de fécondité, faites pour conjurer la stérilité, pour donner les promesses d’une fécondité généreuse.
[6] R. Barthes, Le plaisir du texte, Seuil, 1973.
[7] Sous le nom de « l'Articade ».
[8] A. Malraux, préface à Sumer, op. cit.
[9] Maison ou château du Moyen Age ; ethnie indienne ou bédouine.
[10] Cf. plus haut à propos du Sophiste de Platon.
[11] R. Barthes, Le plaisir du texte, op. cit.
[12] Ch. Lombard, op.cit.
[13] 13 R. Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1974.