UNE VOIE POUR S’ORIENTER DANS LA VIEILLESSE
manuscrit 1996
PREMIERE PARTIE
I. PRESENTATION DE MON LIEU DE STAGE.
J'ai effectué mon stage à la Salpêtrière dans le service du Professeur Daniel WIDLOCHER. Cette personnalité éminente a largement orienté le service dans le sens d'une ouverture à la psychanalyse. Mais les autres psychiatres sont engagés dans une recherche génétique. Le service est ainsi tout particulièrement axé sur la psychose maniaco-dépressive appelée ici maladie maniaque dépressive, pour indiquer sans doute à la manière de L. Binswanger, Mélancolie et manie (PUF, 1987) le caractère endogène de la constitution de la mélancolie irréductible à la circonstance qui parait la déclencher. Or s'il est admis dans le service que la PMD a une origine génétique, les généticiens ont tendance à entendre par maladie un déterminisme génétique tandis que D.WIDLOCHER considère que le terme de maladie maniaco-dépressive permet de rendre compte de la composante génétique en la démarquant de la psychose. La maladie maniaco-dépressive n'implique pas une personnalité psychotique. Cette nuance a une grande importance sémiologique.
Comme dans la plupart des services psychiatriques des grands hôpitaux parisiens, indépendants du secteur, c'est l'intérêt de la recherche qui dirige l'admission dans le service des malades conduits aux urgences. Mais un grand nombre de patients sont reçus dans le service pour des pathologies mentales diverses sur recommandation médicale, dans le but d'un diagnostic et d'un traitement adaptés. Aussi ces patients sont-ils rarement hospitalisés plus de trois semaines, bien que leur devenir immédiat, et même leur avenir professionnel, pour ce qui est des plus jeunes, soit un sujet de préoccupation pour l'équipe soignante et, après concertation, de décision de la part du médecin-chef.
J'ai été accueillie comme stagiaire de licence dans ce service où les autres stagiaires (en DESS et les externes) se trouvaient beaucoup plus présents que moi. La participation à la réunion de synthèse hebdomadaire, suivie de la visite avec son rituel a occupé une grande partie de mon stage. J'ai été rapidement intégrée dans l'équipe composée du psychiatre, de l'interne, des externes, des infirmières, de l'assistante sociale et de la psychologue; équipe toujours augmentée de différents stagiaires ou de médecins étrangers.
L'équipe s'inscrit dans les relations hiérarchisées de l'hôpital organisées à partir du médecin-chef qui, doublé de l'assistant et/ou de l'interne occupe une position de savoir et exerce un pouvoir spécifique sur les patients et de direction sur les soignants. Dans l'équipe, la psychologue a une place à part, en dehors de cette hiérarchie; sa position ne se définit pas directement par rapport au savoir; son rôle réside dans l'écoute, la parole et le lien, même si par les bilans et les entretiens elle contribue au diagnostic et se prononce sur l'indication thérapeutique; position paradoxale donc que celle du psychologue à la limite du savoir et du pouvoir, par rapport à laquelle devait se préciser la mienne en tant que stagiaire psychologue.
J'ai immédiatement compris que l'hôpital m'offrait l'occasion d'une formation exceptionnelle sur le plan clinique et sémiologique. N'a-t-il pas en effet la capacité de rassembler pour une catégorie donnée << la série des malades qui est en elle-même école >>
(Michel Foucault, Naissance de la clinique, PUF, 1963, p.68). Je n'avais pas à être une intervenante mais une apprenante. Le lit du malade constituerait donc le champ de mon investigation.
Je me donnai une méthode : beaucoup voir, beaucoup entendre; regarder et écouter en essayant de repérer des signes et de les mettre en rapport, en rencontrant des corps marqués par la souffrance, en m'attachant à ce qui se disait des patients et de leur maladie, à ce qu'eux-mêmes disaient et en disaient. Mais je voulais aussi comprendre et je m'aidais parfois des manuels de psychopathologie, je consultais les dossiers, sans jamais oublier que lire et noter dans le savoir clinique sont toujours subordonnés à regarder et à écouter. Surtout je questionnais inlassablement ceux qui ont l'expérience du métier : la psychologue, mais aussi les infirmières dont j'avais pressentie qu'elles en savaient tant...
II. CONDITIONS D'OBSERVATION ET CHOIX DE MON CAS CLINIQUE
C'est dans ce cadre que je me suis intéressée à Madame D, enseignante, âgée de 45 ans, moins parce que le diagnostic de PMD avancée renvoyait à la spécificité du service que parce que cette patiente venait d'entrer dans ce service au moment où je commençais mon stage, début novembre et qu'elle y est restée beaucoup plus longtemps que tous les autres patients (quatre mois) malgré une coupure de deux semaines pour un séjour en maison de repos en décembre. L'ai-je considérée comme celle qui a accompagné mon stage? Ce motif a indéniablement joué mais d'autres raisons m'ont poussée sans doute en dépit de l'aspect plutôt rébarbatif de Madame D. à trouver en elle sinon quelque << gémellité imaginaire >> (W BION, Le jumeau imaginaire dans Réflexion faite, Paris, PUF, 1983) du moins une certaine similitude. La proximité de l'âge, la profession de Madame D., institutrice depuis 25 ans à l'Education Nationale ( je suis moi-même professeur de philosophie depuis 1970 ) entraînaient de ma part une sympathie et même une empathie devant l'incertitude de son devenir professionnel : reprise de son travail ou congé de longue durée, la possibilité du mi-temps ayant déjà été largement exploitée; enfin le deuil récent de Madame D. qui avait quelques mois auparavant perdu sa vieille mère éveillait en moi une certaine compassion. Je devais certes exercer ma vigilance et mon esprit critique face aux risques de projection (j’utilise ce mot en un sens plus large que le concept de la psychanalyse) mais les émotions que j'éprouvais orientaient peut-être ce qu'aurait pu être mon contre-transfert.
Bien que je n’aie pas eu d'échange direct avec Madame D. je crois avoir établi avec elle, par l'intérêt que je lui ai porté, un lien singulier. J'ai retenu sans aucun effort son histoire de déréliction et de deuil, son triste destin de solitude et d'être pour-rien, malgré des relations correctes avec sa fratrie et la sollicitude qu'elle porte à un filleul. Madame D. a occupé plus que d'autres malades la scène de ma pensée et lorsque sa demande de thérapie a été entendue, j'ai demandé à assister aux entretiens. Pour ce qui concerne cette patiente, je n'ai pas suivi le conseil adressé aux stagiaires de travailler sur le dossier comme si je craignais que les documents et les renseignements ne vinssent encombrer ce que ma mémoire avait conservé selon la règle de " l'attention flottante ". C'est seulement au moment de la sortie de Madame D. que j'ai pris connaissance de son dossier.
Ce dossier commence en 1986-87 lorsqu'elle est hospitalisée dans le cadre de la MGEN. Il passe sous silence l'enfance de Madame D., sa vie affective avant la dépression traitée en psychiatrie qui n'est pourtant pas la première. Il ne mentionne pas même la dépression consécutive au décès de la sœur de Madame D. en 1981. Au moment où Madame D. a quitté l'hôpital, j'ai pu avoir accès - au cours d'un entretien avec un assistant qui l'a plus particulièrement suivie - au dossier constitué pour les archives du service et qui est riche d'éléments sur l'histoire familiale et sociale de la patiente. Je voudrais dans le présent travail non seulement construire le tableau clinique d'une mélancolie aux décours d'une maladie maniaque-dépressive mais rendre compte des questions que je me suis posées dans la rencontre de cette patiente.
Dans le mouvement du travail clinique je me suis posé des questions théoriques et même philosophiques concernant le mode d'expérience mélancolique dans son rapport à la temporalité en m'aidant du travail de L. Binswanger. La première partie est consacrée à mes observations, à certaines déductions et à l'élaboration d'un tableau clinique. Mais surtout je me suis interrogée sur la part des deuils et des abandons dans une mélancolie à composante génétique.
La deuxième partie est une tentative d'articulation théorique, voire métapsychologique à partir du deuil.
III. Madame D. : La souffrance mélancolique
- un corps en souffrance
A la première réunion de synthèse j'écoute avec attention la description que fait le médecin-chef du syndrome dépressif majeur présenté par Madame D. Suivie depuis quelques semaines à l'hôpital de jour Madame D. n'arrivait plus à assumer ses cours et avait, outre des idées noires, des pensées suicidaires. Au moment de l'hospitalisation précipitée par sa crainte de se trouver seule pendant les vacances des la Toussaint, Madame D. apparait avec tous les signes de la forme stuporeuse de la mélancolie : apragmatique et muette, amimique et prostrée. Elle répond par signe de tête ou murmure avec une voix venue d'outre-tombe qu'elle n'a pas envie de parler. Elle donne à voir une grande anxiété (peur de sortir, cauchemars) mais sans agitation extérieure cependant. Le ralentissement psychomoteur est notoire.
Madame D. est clinophile. Au moment de la visite, j'ai l'impression qu'elle cherche à se dérober aux regards tout en se montrant assez pour qu'on ne l'oublie pas. Cette première impression a été confirmée tout au long de l'hospitalisation et notamment au cours des entretiens. Madame D., sous son aspect froid et apparemment sans émotion, a une volonté infaillible d'attirer l'attention d'autrui. C'est enfouie sous ses draps que j'aperçois pour la première fois Madame D. et que je devine sous des lunettes importantes un visage ingrat et triste. Elle semble prête à pleurer et écorchée vive. J'ai presque toujours vu Madame D. dans son lit ou étendue sur son lit, sauf pour se traîner lamentablement à la porte au moment où la visite s'adressait à sa voisine de chambre. Elle porte en permanence un survêtement gris à capuche qui, comme ses cheveux courts permanentés toujours en désordre camoufle sa féminité. Je ne l'ai rencontrée habillée qu'une seule fois alors qu'elle partait pour sa maison de repos, dans un accoutrement très masculin qui m'a fait penser à la possibilité d'une incertitude sur ses repères dans le domaine de l'identité sexuelle. Cet éprouvé n'est pas en lui-même signifiant mais il peut être étayé sur l'anamnèse qui révèle une histoire identificatoire compliquée et cruelle : mort du père et privation de la mère à 18 mois. On peut dans ce sens s'interroger sur le chois amoureux d'un homme malade de la part d'une femme qui n'a pas pu entrer dans la triangulation œdipienne.
Lorsque Madame D. va mieux, elle attend étendue sur son lit la visite de l'équipe, dans une posture stéréotypée que j'aie pour ma part trouvée quelque peu étrange : les jambes écartées comme une femme prête à accoucher. Son visage morose esquisse parfois un sourire et elle est alors capable d'échanger quelques paroles. J'ai associé cette posture à l'irréductible et impossible désir de Madame D. d'être mère, pétrifié sous la forme d'une gisante en train d'accoucher. A la suite d'un rendez-vous manqué avec la psychologue, elle associera elle-même sur le raté fondamental au cœur de sa souffrance dont elle parle avec difficulté et douleur dans les entretiens : ne pas avoir eu d'enfant. PASCHE en se référant à Freud rattache le sentiment d'infériorité qui accompagne toute dépression " à l'impuissance réelle de l'enfant, à l'échec de la tentative tragiquement sérieuse de faire à son tour un enfant " (F. Pasche, A partir de Freud, Payot, 1969, p.184). La relation avec son filleul toxicomane qu'elle héberge semble s'inscrire dans une problématique de restauration en rapport avec sa culpabilité de ne pas avoir d'enfant.
- l'auto-reproche et l'altération de la temporalité.
Cette femme célibataire ne manque pas de répéter dans les entretiens : " je n'ai pas réussi à dire à une homme que je l'aimais". Un jour elle parvient à parler de ses relations amoureuses inexorablement vouées à l'échec. La première s'est mal passée; son compagnon était malade et les difficultés sexuelles étaient grandes; cette relation a abouti à une séparation. Elle reste malgré tout "fixée" sur cet homme. Les relations ultérieures n'ont pas connu de réussite et semblent répéter la même blessure. Elle dit avec une décharge émotionnelle important : " j'ai laissé filer ". A travers la métaphore du filage Madame D. considère que sa vie lui est passée devant, qu'elle ne peut la rattraper. Mais elle croit qu'elle en est coupable, responsable.
Madame D. déplore souvent comme une faute qu'elle aurait commise le fait d'avoir une maladie mentale. Elle n'est plus digne d'apparaître aux regards de ses élèves, elle se reproche de ne pas être capable de les aimer. Coupable elle l'est encore de ne pas être à la hauteur de sa tâche professionnelle. On reconnait là " la cruelle autodépréciation du moi en liaison avec une impitoyable autocritique et d'amers auto-reproches " (FREUD, Psychologie collective et analyse du moi, chapitre VII, Payot, 1981 p. 172), qui signe la mélancolie.
Ce n'est pas l'affect du deuil, c'est-à-dire le regret de l'objet perdu, ce n'est pas la figure gémissante du mélancolique mais l'auto-reproche qui permet << d'accéder à la compréhension des altérations de la structure intentionnelle de l'objectivité temporelle >> (L.BINSWANGER, Mélancolie et manie, op.cit., p.32). Si l'auto-reproche que formule Madame D. ne s'exprime pas sous sa forme grammaticale habituelle, au conditionnel (si j'avais... Je n'aurais pas du...), la patiente semble totalement coller à son passé et ne voit aucun avenir devant elle. Elle n'a que des "possibilités vides" car la possibilité exige ce que le passé à lui seul ne peut aucunement comporter, à savoir des "actes protentifs". A partir du moment où la protention se confond avec la rétention - ce qui se passe avec l'auto-reproche mélancolique - fait défaut le " à propos de quoi " sans lequel aucune action, et à la limite aucun discours ne peut être mis en œuvre. Il ne reste plus que l'objectivité temporelle du vide "à venir" ou du vide "en tant qu'avenir". La présentation, le présent, n'ont pas de sens; la rétention, faute de se raccrocher au présent, est elle-même vide de sens. Binswanger en déduit une " altération de la pensée ".
-La mélancolie, une dépression de perte
Madame D. " a laissé filer " le présent n'a pas de sens pour elle et l'avenir est déjà là, accompli sous la forme du malheur auquel elle est condamnée; dans un discours banalisé et monotone, elle ne cesse de répéter : " je suis malheureuse, je rends les autres malheureux, je dois être punie ". A propos de la thérapie elle dira : " j'en ai déjà parlé, je souffre, ça ne sert à rien ".
Le malheur est un destin, mais le mélancolique - c'est bien là le drame - s'en croit l'auteur. Le mélancolique ne perd pas seulement toute estime de soi, il vit dans l'angoisse de perdre ce qu'il a déjà perdu. La perte mélancolique peut concerner tous les domaines de la vie. Pour Madame D. il semble que ce soit l'amour, la capacité de réaliser une relation affective et sexuelle. Cette perte qui rejaillit sur son aptitude au travail, à la vie sociale est perçue par elle comme une évidence. Dans la perte ce n'est plus comme dans l'auto-reproche, << la rétention qui est infiltrée de moments protentifs >> (L. Binswanger, Mélancolie et manie, op. cit.. p. 37), c'est << la protention qui est infiltrée de moments rétentifs >> (ibid. p.50). << Le mélancolique considère la perte non comme devant advenir mais comme déjà réalisée >> (p. 50). C'est pour lui un fait accompli. La mélancolie est un mode d'expérience qui se déroule "selon le style de la perte" (p. 51). La dépression mélancolique est une dépression "de perte", << la dépression a le sens de la perte ou du perdre >> (p. 52). Cette logique de la perte éclaire la "suicidalité" mélancolique qui apparaît régulièrement chez Madame D. dans presque tous les épisodes dépressifs. Les soignants l'évoquent, le dossier la mentionne, pour ma part je n'ai jamais entendu Madame D. en parler.
Les manifestations dépressives sont prévalentes chez Madame D. Rien dans l'observation directe pendant les deux séjours à la Salpêtrière ne permet de constater ou de déduire la présence d'épisodes maniaques confirmant le diagnostic de maladie maniaco-dépressive bipolaire, avancée avec certitude dès l'hospitalisation de la patiente. On pourrait discuter : dépression névrotique ou PMD ? C'est l'anamnèse qui fournira un argument de poids.
IV. Histoire et anamnèse
- une enfance abandonnique
Madame D. est la dernière d'une fratrie de cinq. Sa sœur très aimée est morte en 1981 d'un cancer du colon. Elle rattache elle-même à cet événement si pénible pour elle, le premier épisode dépressif majeur. Sur les trois frères il en reste deux, l'un est très déprimé, l'autre vit avec sa famille en Province et entretient avec sa sœur de bonnes relations. Le père de Madame D. est mort brutalement d'un anévrisme cérébral quand elle avait 18 mois. Sa mère, obligée de travailler la place en nourrice à la campagne car " après la mort de son père elle hurlait toutes les nuits ". Ses insomnies sont donc très anciennes. Elle demeure jusqu'à l'âge de onze ans chez la nourrice qui la traite bien - Madame D. a gardé un bon contact avec elle. Sa mère ne vient que rarement la voir, c'est sa sœur qui lui rend visite et lui prodigue de l'affection. Au moment de l'entrée en sixième, Madame D. a quelques difficultés scolaires, liées à des troubles de caractères et non à une incapacité de compréhension. Elle est alors prise en charge par sa sœur mais la mésentente s'installe entre elle et le beau-frère. Au bout de deux ans elle retourne chez sa mère où elle vit pendant toute sa scolarité secondaire. Les relations sont très conflictuelles, mais elle accomplit son cursus scolaire avec succès. A 20 ans elle intègre l'Ecole Normale et quitte sa famille.
Madame D. ballottée pendant toute son enfance et son adolescence a fait très tôt l'expérience de l'abandon et de l'exclusion. Peut-être est-ce une colère rentrée contre les siens de l'avoir ainsi délaissée que cache l'image qu'elle donne d'une adolescente vieillie, boudeuse et opposante ? Seul un travail psychothérapique pourrait confirmer cette hypothèse.
- une histoire de deuil
Dés les premiers mois de sa vie Madame D. se trouve confrontée à la mort de son père qui inaugure le cortège des séparations et des ruptures qui semblent traverser toute sa vie.
La disparition de ce père n'est pas seulement bouleversante, elle contraint Madame D. à vivre dans un monde de femmes: nourrice, sœur, mère. Les hommes n'ont guère de place puisqu'elle n'a jamais vécu avec ses frères; elle n'est pas capable de supporter ce beau-frère qui lui a ravi sa sœur.
C'est à l'occasion de la mort de sa sœur qu'elle est précipitée dans la dépression. L'entrée la maladie maniaco-dépressive semble s'opérer au moment d'un deuil qui pourrait bien être pathologique. Madame D. exprime spontanément dans les entretiens une culpabilité par rapport à cette sœur bien-aimée," elle ne s'est pas assez occupé d'elle, mais elle était déjà trop démolie ". Le mal à vivre de Madame D. précède donc ce deuil mais le deuil lui donne une forme extrême.
En 1993, Madame D. perd sa mère démente depuis plusieurs années. Madame D. a très mal supporté le vieillissement puis la détérioration physique et psychique entraînant la dépendance totale de cette mère qu'elle n'arrivait plus à regarder dans les derniers mois de sa vie; ce dont elle se sent coupable. Dans les temps qui suivent le syndrome dépressif réapparait, cette fois à son paroxysme.
- la PMD, un argument d'anamnèse.
Madame D. raconte assez volontiers l'histoire de sa maladie, elle reconnait qu'elle a depuis l'enfance un caractère difficile et fait commencer à l'âge de 16 ans des variations de l'humeur a minima.
Des troubles thymiques permanents selon un style dépressif et mélancolique s’installent à partir de 1981 avec des dépressions plus marquées en 81, 86, et 93. En 1981 après six mois de traitement elle fait un virage hypomaniaque : elle dort quatre heures par nuit sans aucune sensation de fatigue et arrête de son propre chef le traitement chimique. En 1986, à la suite d'un épisode dépressif, évalué à La Verrière (MGEN) et qui n'est pas lié cette fois à un deuil, elle a un accès maniaque. Après des vacances passées au Brésil, elle connaît en effet une phase d'hyperactivité et de dépenses inconsidérées qui lui valent un d'hyperactivité et de dépenses inconsidérées qui lui valent un interdit bancaire. En 1991 elle débute un épisode maniaque assez court. Le deuil n'est donc pas la cause directe des états dépressifs de Madame D. La patiente considère qu'elle n'a jamais retrouvé son état de santé antérieur à 1981. Sa vie se déroule sur le mode d'oscillations entre des moments d'hypomanie avec insomnies, anorexie, hyper-- activité ( ce qui lui permet de s'initier à des activités sportives et artistiques ) et des moments de tristesse avec des insomnies mal supportées dans ce cas, boulimie, impulsivité, irritabilité.
Depuis 1986, la patiente a été suivie à la MGEN et hospitalisée à plusieurs reprises dans des instituts qui en dépendent. Elle a bénéficié d'un soutien thérapique : groupe de relaxation, psychothérapie comportementale, sans compter la bioénergie et l'homéopathie. A deux reprises elle s'est fait suivre par un psychiatre de ville pour des entretiens hebdomadaires. Le dossier fait apparaître que seul le syndrome dépressif a été l'objet de traitements chimiques que Madame D. de façon très capricieuse.
La carrière de Madame D. se déroule dans le contexte de sa maladie. Elle exerce son métier dans la fatigue, l'épuisement et des troubles psychosomatiques invalidants (céphalées, tétanies, oppressions thoracique). Madame D. est obligée de recourir à de nombreux congés de maladie et elle obtient en 1992-93 un mi-temps thérapeutique. A l'égard de sa profession elle a une attitude assez curieuse. Dés qu'elle va mieux elle demande à reprendre son travail mais dés qu'elle retourne en classe, ne serait-ce que pour faire une visite, elle en revient triste, déprimée, plaintive. On peut se demander si son désir de travailler qu'elle exprime sous la forme d'un impératif "il faut que j'y retourne" n'a pas quelque chose d'un fonctionnement contra-phobique: affronter le danger pour éviter l'angoisse.
V. DIAGNOSTIC ET TRAITEMENT
Face à la résistance de la dépression à un traitement chimique conduit cette fois avec autorité et rigueur, Madame D. est soumise à une sismothérapie de 12 séances. Une fois de plus Madame D. se montre très opposante. Elle supporte mal l'anesthésie générale qu'elle rend responsable de son épuisement. Une amélioration discrète permet d'envisager sa sortie avec le projet d'une psychothérapie, qu'elle réclame avec insistance.
Un diagnostic de maladie maniaco-dépressive bipolaire a été posé avec mention d'un état dépressif majeur. Le dossier d'archives comporte des éléments précieux sur les antécédents familiaux : la probabilité d'une PMD chez la mère établie à partir de l'anamnèse et de renseignements médicaux; l'existence d'une dépression récurrente chez l'un des frères permet de se prononcer en faveur de facteurs génétiques. Le diagnostic " DSMIII" situe:
- sur l'axe I (diagnostic principal) : codification 29653 (trouble bipolaire, déprimé, sévère, sans caractéristique psychotique);
- sur l'axe II : trouble de la personnalité non spécifié;
- sur l'axe III : aucun trouble ni affection physique à signaler;
- sur l'axe IV (échelle de sévérité des facteurs de stress psychosociaux) : codification 1.3 le trouble peut n'être favorisé par aucun événement ni circonstance aussi bien qu'il peut survenir en réaction à un événement de sévérité moyenne pour un individu moyen d'un groupe donné (maladie ou mort des parents);
- sur l'axe V (échelle d'évaluation globale du fonctionnement): codification 5075; symptôme invalidant sur le plan social, mais transitoire et quelque peu prévisible.
Le pronostic est favorable : le traitement chimique (lithium, tegretol) a des effets thymo-régulateurs quasi normalisant. Mais le diagnostic fait apparaître des troubles de la personnalité pour lesquels le traitement chimique de la maladie maniaco-dépressive ne peut être qu'inefficace. Ils proviennent probablement à la fois et de la maladie de madame D.et des blessures encore ouvertes dont souffre Madame D : abandon, deuil, frustration. La psychothérapie, demandée par la patiente paraît ainsi indiquée.
DEUXIEME PARTIE
Bien que le syndrome dépressif de Madame D. ne relève pas "du petit nombre de cas dont la nature psychogène ne fait aucun doute" (FREUD, Deuil et mélancolie, Folio, Gallimard, 1966, p. 145) je tenterai d'éclairer à la lumière de la problématique psychanalytique l'essence de la mélancolie. La mélancolie s'appréhende dans les relations étroites et diverses qu'elle entretient avec le deuil. Il ne s'agit pas d'entrer dans le débat sur l'étiologie de la mélancolie dont Freud rappelle l'histoire compliquée, le concept de mélancolie désignant tantôt une constitution et tantôt un état; histoire autour de laquelle se cristallise l'affrontement des physiologistes et des psychologues. Admettons que la PMD soit une maladie génétique, cette affirmation n'invalide en rien l'analyse qu'en fait Freud et s'applique tout autant à la dépression névrotique. Cette affirmation ne résout pas la question du tour singulier que prend cette maladie dans l'histoire d'un sujet. La composante génétique peut être - c'est probablement le cas pour Madame D. - une cause de la mélancolie mais ce n'est pas la seule cause, il existe d'autres causes psychologiques et historiques que, dans une problématique de la causalité multiple, la psychanalyse permet d'appréhender.
Je me propose de dégager d'abord à partir d'une réflexion sur le deuil et la mélancolie les mécanismes mis en jeu dans les états maniaco-dépressifs, en référence à la deuxième topique freudienne; de m'interroger ensuite sur les perspectives ouvertes par la psychanalyse sur le plan théorique et sur le plan clinique.
I. La mélancolie : deuil impossible d'un objet inconnu
Le deuil répond à une perte d'objet effective, perte d'un objet d'amour (personne, idée, valeur, relation...). Dés 1898 Freud rapproche le deuil de la mélancolie: "l'affect qui correspond à la mélancolie est celui du deuil, c'est-à-dire le regret amer de quelque chose de perdu: il pourrait donc s'agir dans la mélancolie d'une perte dans le domaine de la vie pulsionnelle" (Naissance de la psychanalyse, PUF, 1969, p. 93). Ce rapprochement est justifié par l'observation clinique : certaines personnes réagissent à la perte en développant la mélancolie au lieu d'un deuil.
Le deuil et la mélancolie présentent le même tableau: état général d'inhibition, désintérêt pour le monde, incapacité d'aimer. Mais le comportement de deuil répond à une perte d'objet dans la réalité et en général il ne dure qu'un temps. Il cède au travail du deuil, travail qui passe par différentes étapes. Dans un premier temps le sujet abattu par la douleur refuse de savoir que l'objet est perdu, il se replie sur ses souvenirs pour faire vivre en soi l'objet idéalisé. Mais pour que l'être cher devienne une partie de son propre moi un détachement progressif de l'objet auquel la libido s'était attaché est nécessaire. Au désir de la présence doit se substituer la reconnaissance de la perte sans laquelle le moi ne peut se trouver libre pour de nouveaux investissements.
Le mélancolique se comporte comme une personne endeuillée, mais il ne sait pas qui il a perdu ni ce qu'il a perdu. Il ignore les satisfactions mais aussi les agressions et les frustrations auxquelles ceux qu'il pleure ont pu être associés dans ses fantasmes. La mélancolie renvoie donc à la perte d'un objet inconscient.
Dans la mélancolie le travail du deuil ne peut pas s'opérer parce que l'objet est hors d'atteinte du travail d'élaboration et de déliaison que constitue le travail du deuil. En ce sens, la mélancolie revient à un deuil pathologique à durée illimitée. C'est bien ce qui se passe pour Madame D. qui n'arrive pas à faire le deuil de cette sœur aînée qui, à côté de la nourrice, lui tint lieu de mère et fut peut-être mise à la place du père mort, ce père quasiment inconnu qui est le grand absent de la scène: non seulement il est réellement absent mais sur le plan imaginaire sa place est vide. La relation duelle fait de la mère ou du substitut maternel le seul support d'identification, et rend spécialement anxiogène toute agressivité à son égard.
II. La scission du moi : LA CRUAUTE DU SURMOI
La mélancolie n'est pas seulement un deuil pathologique, c'est "un délire de petitesse". A la perte de l'objet d'amour s'ajoute une perte de l'estime de soi, un grand sentiment de culpabilité et un renoncement à la vie. La mélancolie est l'œuvre de "la défaite de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir bon à la vie." (Freud, Deuil et mélancolie" op. cit.. p.150).
Le mélancolique s'injurie et s'accable de tous les maux sans connaître la honte. Il est inutile de le contredire. La décision méthodologique de la psychanalyse étant d'accepter l'affect du patient et de chercher au-delà des raisons qu'il invoque ce qui peut bien le justifier il s'agit de trouver les raisons qui lui échappent. Le mélancolique en fait a perdu le respect de soi. La mélancolie est << une perte concernant le moi >> (p.152) à l'égard duquel le malade déploie une aversion morale.
Freud explique les symptômes spécifiques de la mélancolie par un clivage du moi : << il n'y a pas à en douter le moi peut se prendre pour objet, s'observer, se critiquer... En même temps une partie du moi s'oppose à l'autre. Le moi est donc susceptible de se scinder >> (Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Idées, Gallimard, 1975, p. 80). La conscience morale trouve son sens dans l'émancipation d'une partie du moi que Freud nomme "idéal du moi" : << il ne serait pas étonnant que nous trouvions une instance psychique particulière qui accomplisse la tâche de veiller à ce que soit assurée la satisfaction narcissique provenant de l'idéal du moi et qui dans cette intention observe sans cesse le moi actuel et le mesure à l'idéal >> (Freud, Pour introduire le narcissisme, dans La vie sexuelle, PUF 1969). Dès 1914, Freud ébauche la formulation de ce qu'il appellera dans la "deuxième topique" développée de façon plus systématique en 1923 dans Le moi et le ça, le surmoi. Pour faire comprendre la cruauté dont cette instance est capable Freud prend l'exemple de la mélancolie : << durant l'accès mélancolique le surmoi devenu exagérément rigoureux admoneste, humilie, maltraite le pauvre moi, lui fait entrevoir les plus dures punitions, lui reproche des actes accomplis naguère d'un cœur léger. Il semble que le surmoi ait entre temps accumulé les charges, qu'il ait attendu d'être assez fort pour les utiliser et pour prononcer la condamnation. Le surmoi veut contraindre le moi sans défense à se plier aux règles plus sévères >> (Nouvelles Conférences, op. cit.. p.83). Il se fait en somme le défenseur de la conscience morale et nous voyons du premier coup d'œil que notre sentiment moral de culpabilité est le résultat d'une tension qui existe entre le surmoi et le moi. Le surmoi est donc le lieu de la conscience morale dont Freud formule, dès Totem et tabou, qu'elle naît du renoncement aux désirs hostiles et par conséquent sur le terrain de l'ambivalence.
III. Identification, introjection, ambivalence.
Le mélancolique souffre d'une perte qui se rapporte au moi, mais le véritable objet de sa plainte vise dans le moi un objet d'amour perdu et par conséquent de frustration inconnue : les auto-reproches répétés s'adressent à autrui comme autant de doléances contre l'objet perdu. Nous comprenons que le mélancolique n'ait pas de honte à se dénigrer : il ne s'agit pas de lui mais d'un autre dont le moi se venge (FREUD, Psychologie collective et analyse du moi, Payot, 1981, p. 172). Ce n'est pas tant l'amour qui rend mélancolique qu'un certain destin de la haine.
Le mécanisme qui commande la mélancolie est l'identification narcissique à l'objet perdu sur un mode régressif, primaire, de type oral, par "introjection de l'objet" (p. 172), à la différence de l'amour objectal qui s'étaye lui aussi sur la relation narcissique mais requiert l'introjection de l'autre en tant qu'objet aimant et aimé et non pas seulement en tant qu'objet de haine.
Mélanie KLEIN explique cette prédominance de la haine comme une défense contre l'angoisse de "la position dépressive" qui succède dans le développement de l'enfant à la position plus archaïque qu'elle modifie et réduit sans totalement la supprimer : la position paranoïaque définie par le clivage d'objet et le fantasme de morcellement. Dans les premiers mois de sa vie, l'enfant éprouve comme persécuteur tout ce se refuse à son plaisir. La position dépressive marque le passage à une position d'objet total et à l'ambivalence. C'est la même personne, la même mère qui le gratifie ou le frustre. Cette position est << le résultat d'un mélange d'angoisse paranoïde et des contenus d'angoisse, des sentiments de détresse et de défense liés à la perte imminente et totale de l'objet d'amour >> (Mélanie Klein, Contribution à l'étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs, dans Essais de psychanalyse, Payot, 1968, p.325). Elle suppose l'appréhension de l'objet aimé comme différent de soi. La séparation est le contenu de l'angoisse qui la définit. La crainte de perdre pour toujours l'objet aimé produit la recrudescence de la libido orale. Mais l'introjection par laquelle l'enfant cherche à s'assimiler l'objet de son amour est aussi l'instrument des pulsions agressives. Chaque fois que sa mère le quitte, l'enfant redoute de l'avoir dévorée. La peur de la mort de l'objet aimé s'enracine dans le sentiment de ne pas parvenir à protéger le bon objet auquel l'enfant est devenu capable de s'identifier. La position dépressive est marquée par le désir de restauration de l'objet aimé, toujours menacé par le conflit incessant entre l'amour et la haine. La position dépressive n'est pas seulement un stade, c'est un ensemble structural spécifique qu'on retrouve à tous les moments de la vie où se manifeste un état dépressif normal ou pathologique. Tous les deuils réactivent la position dépressive précoce (p.351). Les désirs de mort éprouvés par l'enfant à l'égard de ses proches s'accomplissent à chaque fois et donnent lieu à un sentiment de culpabilité (p. 352). La culpabilité peut rendre impossible les retrouvailles ou la création de ses bons parents intérieurs et extérieurs qu'on peut pleurer avec tendresse parce qu'on est assuré de leur confiance et de leur amour. De l'aptitude à surmonter la perte originaire, de la capacité à installer en soi le bon objet, dépend le développement ultérieur de l'enfant. Le dépassement de la position dépressive qui suppose le travail du deuil a pour condition l'expérience offerte à l'enfant que la bonne mère est plus forte que le mal, que la douleur ne mène pas à la mort, que l'attente ne signifie pas l'inanition, que la séparation n'est pas l'anéantissement (p.349).
C'est bien ce genre d'expérience qui semble avoir fait totalement défaut à Madame D. et l'a confirmée dans un sentiment d'abandon.
N. Abraham et M. Torok proposent une relecture du corpus des textes psychanalytiques, de Freud à Mélanie Klein, et s'appuient sur l'article de FERENCZI: la définition de la notion d'introjection pour distinguer l'introjection et l'incorporation. La première serait un processus d'élargissement et l'enrichissement du moi par extension au monde extérieur des pulsions érotiques et inclusion de ces objets à l'intérieur de soi, indispensables à l'amour objectal. La seconde serait de l'ordre du fantasme. En effet, << absorber ce qui vient à manquer sous forme de nourriture, imaginaire ou réelle, alors que le psychisme est endeuillé, c'est refuser le deuil et ses conséquences, c'est refuser d'introduire en soi la partie de soi-même déposée dans ce qui est perdu, c'est refuser de savoir le vrai sens de la perte >> (N. ABRAHAM et M. TOROK, L'écorce et le noyau, Paris, Aubier, 1978,
p. 261).
Le mélancolique est incapable d'une identification à l'objet, parce que l'incorporation bloque l'introjection et fait obstacle au travail du deuil.
A partir de cette hypothèse, N. Abraham et M. Torok se demandent si la mélancolie ne reviendrait pas à une dénégation de la haine et à un contre-investissement des motifs de haine prêtés à l'objet perdu. L'objet de la perte aurait été l'objet d'un amour inavouable et secret, imaginé sans ambivalence, dont le sujet aurait enterré le souvenir dans la crypte intérieure qu'il a édifié pour lui << l'objet incorporé, en lieu et place de l'objet perdu rappellera toujours quelque chose d'autre de perdu : le désir frappé du refoulement >> (L’écorce et le noyau, op. cit.., p. 238). La mélancolie surviendrait quand la crypte menace de s'effondrer et que le moi fusionne avec l'objet, mettant alors en scène le deuil qu'il prête à l'objet de l'avoir perdu et auquel il donne dans un amour éperdu la forme extrême de la dégradation. << Tout cela, il l'éprouve à cause de ma perte >>. Le mélancolique incarne le fantôme de l'objet dans tout ce qu'il endure pour lui. Dans ce dédoublement le sujet imagine qu'en faisant souffrir sa propre chair, il se conforme au désir de l'objet, de le voir s'anéantir du malheur de l'avoir perdu. Une telle fusion mortifère ne peut que déployer la haine.
Dans la maladie du deuil et dans la mélancolie qui en est une forme c'est la haine qui domine. Tandis que la relation objectale est ambivalente, la fixation à l'objet perdu ranime en force la haine de celui qui se sent abandonné. L'incorporation porte sur l'objet en tant qu'objet de haine.
IV. PERSPECTIVES
Je n'ai pas parlé de la manie présente certes chez Madame D. mais si atténuée par la mélancolie. Les intermittences maniaques de la mélancolie se signalent par une humeur enjouée, une jubilation insouciante, une activité intense et désordonnée. Le délire de petitesse, l'auto-accusation, la culpabilité font place à une belle assurance, à des prétentions accrues, à la toute puissance. La manie correspond à la libération d'un surplus d'énergie qui était préalablement employé à se faire souffrir soi-même et qui peut être récupéré par le moi. Le maniaque réagit à la perte de l'objet en accentuant son sentiment de triomphe sur l'objet. Manie et mélancolie s'enracinent dans un même complexe auquel le moi succombe dans la mélancolie dont il se libère dans la manie. Ni l'une ni l'autre ne font place au travail du deuil.
Plutôt que les symptômes de ce qu'on appelle encore bien souvent psychose maniaco-dépressive, manie et mélancolie sont des modalités << d'une gamme défensive qui irait de la dépression et l'hypomanie à la mélancolie et à la manie >> (Piera AULAGNIER, Remarques à propos de la structure maniaco-dépressive, dans Recherche sur les maladies mentales, Imprimerie Municipale, Paris, 1961, p. 93). Ces "potentialités" pour reprendre le concept de Piera AULAGNIER dans La violence de l'interprétation (Paris, PUF, 1975) présentes en chacun de nous comme les potentialités névrotiques ou psychotiques qu'elles rejoignent partiellement ne définissent une structure que lorsqu'elle s'actualise de façon déterminante.
<< La dépression, la mélancolie et la manie me semble devoir être comprises comme des mécanismes de défense respectivement contre la crainte de frustration, la frustration et la castration : dans la dépression la libido reste fixée sur l'objet, la demande d'amour est même renforcée...
La mélancolie reste dans un certain sens une demande désespérée d'amour. La libido d'objet a été intériorisée mais à cause de la dimension sadomasochique de la relation Surmoi-Moi la plus grande partie est transformée en masochisme...
La manie est la dénégation de la castration, il n'y a pas de dialogue possible avec le castrateur, il est annulé grâce à une incorporation orale...
Ces trois mécanismes de défense peuvent se présenter isolément, le choix sera alors fonction du rapport existant entre le sujet et sa demande et la répartition de l'énergie libidinale qui en résulte. Ils peuvent se succéder dans le temps, l'échec d'un mode de défense faisant réactiver une angoisse plus archaïque >> (Piera AULAGNIER, op. cit... p. 114-115)
Seule l'histoire du sujet peut expliquer les contenus que prennent la maladie maniaco-dépressive, sa forme bipolaire ou non. Cette maladie, qui en raison de la composante génétique est peut-être une des rares à pouvoir être désignée en toute rigueur sous le terme de maladie mentale, constitue chez les sujets qui en sont atteints la structure maniaco-dépressive. Il s'agit donc, comme pour n'importe quelle maladie (dont la psychosomatique montre qu'elle survient souvent là où la mentalisation fait défaut), de parvenir à verbaliser sa souffrance et à comprendre sa maladie pour mieux vivre avec elle. C'est là le premier enjeu de la thérapie, lorsque l'"insight" se révèle suffisant chez le sujet concerné.
Il reste encore dans la maladie maniaco-dépressive à donner sens aux symptômes qui s'expriment manifestement ou de manière diffuse. La thérapie est souhaitable dans un cas comme celui de Madame D. pour ce qui concerne les troubles de la personnalité, dont l'aspect névrotique est facilement repérable. Il suffit de rappeler comment Madame D. s'arrange dans sa manière-même de se dérober à autrui pour faire en sorte qu'on n'oublie pas de s'occuper d'elle. Dans les entretiens, on est frappé par l'érotisation masochiste du silence, de la rétention, de la souffrance.
IL s'agirait pour Madame D. de reconstruire sa douloureuse histoire dans laquelle s'inscrit sa maladie de faire reconnaître l'enfant à qui on ne s'est jamais intéressé et qui refuse d'admettre le jeu d'une agressivité insoutenable probablement liée aux plaies de ses deuils et de ses abandons. Cette agressivité l'équipe soignante la ressentait en rejetant Madame D. La psychologue elle-même éprouvait à son contact de l'agacement et de l'irritation. Que penser de mon attitude contre-transférentielle si différente ? Tenait-elle au temps idyllique de séduction et de jubilation face au monde inconnu de l'autre qui marque les commencements de toute relation ? S'agissait-il d'une formation réactionnelle contre ma propre agressivité ou bien aurais-je voulu tenté de mettre en place une image maternelle réparatrice ? J'ai pu entr'apercevoir le travail d'auto-analyse constamment exigé de celui qui s'engage dans une position de thérapeute.
On pourrait, étant donné les choix faits dans le passé par Madame D. de thérapies de groupe et sa sensibilité artistique développée avec succès dans les courtes périodes maniaques, à un psychodrame analytique. Le groupe pourrait être le moyen de sortir de l'érotisation de la relation duelle mais il risquerait comme dans le passé d'être exploité de façon défensive pour éviter l'affrontement de la relation duelle avec ce qu'elle comporte d'agressivité.
La solution envisagée est une thérapie de type analytique à l'hôpital de jour. Si dans ce cadre une thérapie analytique est possible, il conviendrait dans un premier temps au moins de se recentrer sur l'actuel, puisque le passé qui empoisonne la vie de Madame D. est fait de séparations trop douloureuses dont elle a l'impression d'avoir déjà parlé et en vain. Dans le transfert, Madame D. pourrait revivre des émotions, en particulier autour de l'agressivité, à partir desquelles elle pourrait reparler du passé.
Dans cette démarche, Madame D. aurait besoin d'être soutenue et même assistée. Dans l'état actuel des choses, il ne suffirait pas pour le thérapeute de l'aider à reconstruire les étapes de sa vie dans l'écoute et dans un certain dialogue, il faudrait tenter de les reconstruire à sa place.
Mais j'ose croire que Madame D., dans le dynamisme imprévisible du transfert pourrait faire l'expérience si bienfaisante dont Sophie de Mijolla, dans la pure logique des textes freudiens concernant la pulsion de savoir, fait une dimension essentielle du travail analytique: le plaisir de pensée. Au terme d'un chemin besogneux et certes parfois douloureux, dans une dialectique de la recherche de la vérité et du mensonge qui se fait au profit de la vérité, Madame D. pourrait peut-être dire un jour sans agressivité cette fois ce qu'elle avait rétorqué à la psychologue associant son rendez-vous manqué à ses échecs amoureux: "on peut peut-être se réaliser sans vivre avec quelqu'un."
Madame D., désormais assurément aidée par un traitement chimique bien adapté à sa maladie, fera-t-elle le pas vers cette thérapie qu'elle souhaite et dont elle a si peur ? Lorsque j'ai quitté l'hôpital à la fin de mon stage, Madame D. n'avait donné aucune nouvelle. J'espère qu'elle trouvera une voie pour s'orienter dans la pensée "qu'il est bon d'être vivant et mauvais d'être mort" - ce qui marque la victoire sur la mélancolie.
BIBLIOGRAPHIE
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Pasche F : .A propos de Freud, Paris, Payot, 1969