PHILOSOPHIE BUISSONNIERE DE STANISLAS BRETON
Esprit, mai 1990
Pour avoir éprouvé ou rêvé la jouissance de la transgression, chacun sait ce que veut dire faire l'école buissonnière. Aller son chemin par des sentiers détournés, dans la découverte de l'inattendu, au lieu de prendre la ligne droite.
La philosophie n'est-elle pas par nature buissonnière, s'il est vrai qu'elle ne va nulle part et qu'elle nous mène aussi là où nous ne voudrions pas aller ?
Enracinée dans la tradition sophistique définie par le plaisir de parler, tout autant que dans la subversion socratique qui consiste à s'interroger, à temps et à contretemps, sur le sens des termes et de leurs rapports à l'aide d'une méthode précise de définition, la philosophie apparaît ici comme une activité ludique du langage sur lui-même pour une plus grande lucidité. La tâche socratique de distinction de l’être et de l'étant, l'exigence de reddition de comptes est, dans ce livre sans cesse pratiqué. Tout se passe comme si l'écriture fragmentaire que nous offre ici Breton - chaque chapitre constitue un atout que nous pouvons lire pour lui-même- se trouvait commandée par le principe de raison. Breton cherche en effet les présupposés et conséquences de l'affirmation du principe de raison, et ses limites : de tout ce qui est et n'est pas, de tout ce qui peut être ou non pensé, il y a une raison ou une cause (Spinoza, Ethique, 11)
Il s'agit encore de rendre compte de ce qui est sans raison ni cause, le principe lui-même dont Breton montre qu'il est la condition de possibilité de toute pensée si, et seulement si, il n'est rien, absolument rien.
On ne s'étonnera pas que l'ouverture du livre, d'une incomparable insolence, nous propose une méditation sur ce qui est en-deçà même de tout substrat, en deçà de ce qu'Aristote appelle l’« upokeimenon », et qui pourtant a partie liée avec la matière en ce qu'il pâtit et se décompose. Il s'agit des « cinq lettres ».Dans la logique du néoplatonisme, Rien ou le négatif par excellence, pauvre parmi les pauvres du langage pour reprendre une expression de Breton dans Rien ou quelque chose, trouve sans doute dans ce que désigne le mot de Cambronne une métaphore du divin moins dangereuse que celle fournie par les prédicats prestigieux. Breton reprend Jean Scot qui, dans son Periphuseon, établit que le monstrueux ou l’anormal, habituellement dévalorisés, ne sont pas moins adéquats pour parler du divin que ce qu'il est convenu d'appeler les qualités, les valeurs. L'usage du négatif dans la prédication du divin est correcteur d'illusions et évite toute mystification du discours positif. Mais aucun discours - ni négatif ni positif- ne saurait avoir prise sur le divin.
Déchets, rejets, excréments : tous ces termes ne sont pas éloignés du vocabulaire utilisé par Saint-Paul pour tenter d'exprimer cet abaissement du divan en Jésus-Christ que l'on nomme la Kénose. Ils prennent un sens nouveau lorsqu'ils sont rattachés à ce qui constitue la philosophie même : la pensée de la causa sui. Les cinq lettres expriment alors autre chose. Cette interjection prise du côté du locuteur signifie le refus de la défaite. Nul esclavage ne saurait avoir le dernier mot. Être cause de soi c'est se faire ce qu'on veut être. On comprend que l'expression « être cause de soi » dans une radicale insubordination, en dehors du hasard et de la nécessité, de l'être et du non-être, soit retenue par Plotin pour tenter de saisir le principe qui n'est rien d'autre que ce qu'il se fait en créant. Mais Plotin, nous le savons, craint jusqu'en cette glorieuse indétermination de blasphémer et implore le pardon pour une telle audace.
Être cause de soi, se faire ce que l'on est, seule issue pour le vaincu, le pauvre, l'opprimé, issue qui ne mène nulle part mais qui fait vivre. Fort du courage de ne pas être, le vaincu du fond de son néant se façonne un visage qui prend forme humaine et travaille à la construction d'un monde.
Refuser l'esclavage, se libérer et penser le meilleur, n'est-ce pas le sens de toute philosophie ? Le meilleur, visée sans cesse reprise de l'argument ontologique, parcourt toute l'histoire de la philosophie. Breton en donne une formulation lapidaire : le meilleur est ce qui mérite d'être, doit être, ce qui doit être est aussi le pouvoir d'être, le pouvoir d'être son propre produit. Cette formulation est la clé de l'œuvre de Breton. L’être n'est que le vouloir-être, mérite d'être, entreprise de libération. Celui qui se fait ce qu'il veut être entreprend un cursus de champion plus ou moins repérable qui ne se dit que dans un vouloir dire. L'art des sophistes, séculièrement condamné comme fallacieux, est le moteur de la philosophie. Infatigable chasseur d'illusions, Breton reconnaît avec Spinoza que l'illusion est indépassable. Elle accompagne nos limites. Mais à travers la fiction, l'illusion cesse d'être un obstacle : elle est à la fois effort de pensée et volonté de faire penser, elle rejoint l'art, lorsque la philosophie revêt la forme de l'écriture.
Mais si chacun se fait libre dans l'épreuve du néant, l’être n'existe que dans, sur, avec, en relation. On ne peut dire ce que dit Cambronne au soir de Waterloo que par ce que l'on sait, ne serait-ce que confusément, que les forces peuvent se composer.
Chaque fragment, sous le signe de l'inconvenance inaugurale, à l'image du corpus philosophique, se trouve, dans sa parfaite consistance, traversée par la pensée de la causa sui aussi impossible que nécessaire. La fascination dans le rien d'excellence également impossible et nécessaire s'exerce inlassablement. Chaque essai en est à sa manière une figuration. Quelle délectation par exemple de lire le texte sur Saint-Just dans lequel Breton nous propose une réflexion sur le juste et la justice et explique la terreur par un impératif catégorique de pureté absolue. Portrait de rien, rêverie philosophique sur le titre d'un tableau de Turner, qui fait vibrer le lecteur des textes néoplatoniciens et des fables mystiques, est une sorte de poème en prose particulièrement savoureux sur l'œuvre d'art. Breton y illustre la brèche qu’établit l'excellence de ce qui, dans tout système de comparaison, excède singulièrement toute série. Penser le plus grand, le meilleur, c'est penser l'incomparable qui n'est rien de ce qui est. C'est, en sa nuance de négatif, l'indicatif d'exception qui récuse toute hiérarchie.
Chaque essai correspond à la mise en pratique d'un questionnement intrépide, reprise infatigable d'une question plotinienne qui, formulées ou non, toujours faire retour : « Et l’éclair, dans la nuit, pourquoi donc est-il beau ? » (Ennéades I, 6/1/33 34). Question sans réponse en ce sens qu'on a jamais fini d'y répondre. Breton formé dans la tradition des penseurs que Kant appelle dogmatiques, à ne pas confondre avec les tenants d'un dogmatisme, se révèle une fois de plus éminemment critique. On ne s'étonnera pas de trouver une réflexion sur la puissance du rire éprouvé dans cette pratique de mise à distance, que commande l'exigence de lucidité. La comédie n'épargne pas les dieux. Il convient donc d'en faire l'éloge, puisqu'elle participe à la dérision universelle et accomplit sur un mode ludique la tâche essentielle de la philosophie : mettre à distance.
Ce que l'on retient encore du livre, ultime effet de torpille, est que, tel Socrate dans le Ménon, Breton se plaît à produire une certaine réhabilitation de l’être qui prend une forme explicite dans « Essence et parfum ». Si les techniques des odeurs et de la parfumerie, en dépit du best-seller de Patrick Süskind, Le parfum, n'ont pas trouvé place parmi les beaux-arts, Breton cherche à comprendre les enjeux philosophiques du parfum.
Dans la logique d'une critique de la représentation, l’être, rapproché de la quintessence est indéterminé et indéfinissable. Mais si l'essence de ce qui est « je ne sais quoi de libre, d'insurveillé, d'ouvert, de parfumé », elle se respire tel un parfum sans pouvoir se capter dans un flacon, comme le rêve Grenouille, le héros maléfique du roman Le parfum qui repère et combine à l'infini les odeurs subtiles justement parce qu'il n'en a aucune, lui-même. L’être est indéterminé, être de transit et d'exode. Breton repousse ainsi de façon décisive toute tentation d'hypostasier le négatif. L’être comme l'écriture n'existe que dans son excès : importance du méta, dont la « métaphysique du magdalénien » présente une si originale méditation.