Quel type de famille ? Famille, enclave de l’amour ou relais des liens

Religieuses dans les professions de santé, n°282, 1981

 

On se lamente souvent sur le sort de la famille actuelle ! Elle se meurt, on l'a tuée !... Jadis la famille était solide, intouchable, vénérable. On prétend même qu'elle était le lieu d'un amour jamais décevant, proportionnel à la proximité de la parenté.

Réalité ou illusion rétrospective produite à partir de l'idéal, aujourd'hui menacé, d'un type de famille récemment venu à l'histoire ?

Quelle structure constitue la famille contemporaine ?

A quelles conditions est-elle devenue possible et s'est-elle généralisée ? Si cette famille n'est pas universelle, comme on s'est plu à le croire, à le faire croire, quelle famille, quelles familles l'Occident a-t-il jadis connues ?

STRUCTURE DE LA FAMILLE CONTEMPORAINE.

La famille, notre famille, s'organise autour du couple, légitime ou non. Elle est, depuis une centaine d'années, devenue cellulaire et recluse, d'autant plus restreinte qu'une idéologie malthusienne s'est mise à gouverner le désir d'enfants. Idéologie, justifiée il est vrai, par le repliement de la famille sur elle-même depuis que la société a perdu en sociabilité avec l'avènement de la bourgeoisie.

La famille resserrée autour d'un noyau conjugal n'est pas une nouveauté. Les familles pauvres ont pu la connaître au Moyen-âge et sous l'Ancien régime, et même les familles possédantes dans certaines régions ou à certains moments de l'histoire, notamment lorsque la vie sociale jouissait de sécurité économico-politique. Ce qui est nouveau au XIXe siècle, c'est la généralisation de cette famille et l'obligation des sentiments amoureux qui lui sont désormais imposés.

Le mariage recouvre le couple et, depuis les années 1920-1930, le couple amoureux devient la principale motivation du mariage libéré d'un certain nombre de contraintes religieuses et économiques. En disant libéré, je ne veux pas dire qu'il se trouve plus libre, mais que ces contraintes-là ne suffisent plus à le faire fonctionner.

De ce couple d'ailleurs, on attend tout, même le bonheur, et non pas seulement le plaisir, la joie, la jouissance. Car dans ce monde profane, tous les mythes - sauf les mythes religieux ! - deviennent crédibles, pour peu qu'on les déguise en discours mêlés de science ! On a oublié que le bonheur, s'il est désirable, n'est pas pour autant accessible... Une demande excessive est adressée à l'autre. A la différence des amants courtois investis surtout dans l'érotisme et l'échange de parole, nous demandons à l'autre d'être conjoint, ami, amant, père, mère de l'enfant de l'amour, partenaire sexuel « épanouissant », compagnon, confident. En un mot, chacun demande à l'autre de vivre à son rythme.

Faute de la distance qui le compose et le rend possible, l'amour connaît la corrosion de la fusion, cette pseudo-relation qui, en finale, détruit l'autre comme tel.

Le couple contemporain rend encore massivement la génitalité à la sexualité, sans toutefois sacrifier celle-ci à la génération. L'enfant n'est pas pour le couple le fruit nécessaire de la sexualité, ni le tribut qu'il faut lui payer. L'enfant est désirable : c'est l'enfant de l'amour, mais dans la logique du système, de l'amour fusionnel. Comme le montrent assez les enquêtes menées auprès des français, l'amour conjugal est nécessaire au mariage mais l'on peut réussir sa vie sans se marier si l'on s'épanouit dans l'amour d'un couple réussi. Les jeunes, eux, pensent même que l'amour n'a que faire du mariage, sauf pour légitimer les enfants[1]. Les époux seraient souvent d'anciens amants qui, puisque l'enfant est si désirable, ont fini par se le demander...

L'enfant, dès avant sa naissance, a des droits, dont celui d'être aimé : il a droit à avoir des parents reconnus par la loi comme des parents qui s'aiment. Si l'amour des enfants a précédé en Occident l'amour du couple, l'amour du couple a renforcé l'amour des enfants. Distinguée de l'amour, la famille repliée sur elle-même en est le plus souvent une conséquence directe. L'amour l'appelle un jour ou l'autre. Responsable financièrement et moralement de l'éducation de sa/ses progéniture(s), la famille est pourtant tenue d'en passer par les institutions de l'État qui se sont interposées entre l'autorité parentale et l'enfant (école, crèche, Sécurité sociale, Allocations familiales, instance médicale, police, justice...).

La famille a cessé d'être une unité de production. Elle n'a plus d'autre fonction que l'affectivité, affectivité souvent fusion­nelle, où une identification sans distance fait de l'autonomie l'interdit premier. L'enfant est porteur de tous les désirs, de tous les espoirs, et il est d'autant plus investi par la mère que celle-ci n'a pas d'autre centre d'intérêt. La famille n'admet pas la différence qui menace la marche uniforme de son affectivité.

La famille n'est plus comme jadis, comme ailleurs, un relais vers la société. Par une dépense affective encore plus grande, elle peut protester contre l'emprise des institutions d'État, et toujours protéger l'enfant, mais elle ne sait être rien d'autre que le sanctuaire de l'affectivité qu'elle définit. Elle n'accepte pas que l'individu soit prêt à vivre un jour en dehors d'elle. En dehors d'elle d'ailleurs, il n'y a plus de vie collective : il y a le travail et ses espaces et les institutions qui, depuis trois siècles, ont arraché à la famille des tâches qu'elle assumait (apprentis­sage, soins des malades, garde des infirmes, des fous, police ...). Le travail avec ses contraintes prend sens par le salaire et fait ainsi retour à la vie privée de la famille.

L'impératif d'amour et de conformité au(x) désir(s) de la famille a pris la place qu'occupait autrefois la religion. Le recul de celle-ci semble avoir permis le déplacement du sacré, désormais mais cristallisé sur la famille et les institutions qui l'accompa­gnent. L'esprit de famille est devenu la nouvelle religion ; la famille est le seul absolu, sauf l'argent. Dans sa rigueur moralisante, tout autant que dans son libéralisme éducatif, la famille fait fonction d'idéologie. A ceux qui ne peuvent entrer dans le mouvement de profit du capital, elle donne une raison de travailler : l'enfant, son bien-être, sa réussite ; à ceux qui par la propriété des moyens de production peuvent indéfini­ment accroître leur capital, elle fournit une justification louable : l'enfant et son avenir.

Le sacré cesse d'être reliant, car la famille est l'inviolable enceinte où l'enfant est engendré par un couple. Nul étranger ne peut en profaner l'intimité.


[1]cf. Enquête de Marie-Noëlle CHADEFAUX, in revue Autrement, n° 3, automne 1975, « Les jeunes : mariage, non ; famille, bof !».