Saint-Paul, S. Breton
Collection Philosophes, PUF, 1988 (note de Marie-Odile sur le livre, non parue)
C'est à partir d'une hypothèse pour la première fois formulée que Breton nous propose une lecture inédite des lettres de Saint-Paul. Paul est un juif né en Grèce et citoyen romain. D'emblée l'hypothèse reçoit un statut philosophique : elle a la valeur d'idée régulatrice. Sa fonction théorique apparaît clairement en même temps que son contenu est toujours ouvert à la discussion. C'est à partir de ce ternaire et non en raison d'une compétence exégétique que Breton interroge le corpus paulinien étendu à tous les textes susceptibles de recevoir le prédicat paulinien.
Qui est Paul ? Comment son discours s'ordonne-t-il, que dit qu'il ? C'est en philosophe que Breton répond à ces questions, en interrogeant avec l'intrépidité que nous lui connaissons, les lettres de Paul en leur version grecque. En quoi ces lettres qui n'ont rien d'une correspondance philosophique, intéressent--elles les philosophes ?
À la question : qui est Paul, il semble impossible de répondre sans détour. La triple appartenance juive, grecque et romaine de Paul est considérée comme un ensemble de facteurs indissociables, chacun jouant selon les questions à traiter, le rôle d'une force d'inégale intensité mais composant toujours avec les deux autres. Par rapport à chacune d'elle cependant Paul prend la distance d'un homme « séparé ». Aucun lien autre que celui qui l’attache à Jésus crucifié-ce lien en redoublant un autre : celui à son éternelle préexistence dans la pensée juive- ne permet de le définir. Ce que Breton formule en réminiscence d'une expression qui a fait fortune dans l'histoire de la philosophie, Dieu me pense donc je suis. L'importance donnée dans les lettres à la première personne du singulier s'explique d'abord par le statut ontologique de l’ego de Paul qui réalise dans une conversion aussi fulgurante que décisive l'idée que Dieu a toujours eue de lui avant même qu'il fut ; c'est ce qui justifie encore le statut ecclésial de Paul : il a fonction d'apôtre. Or l'apôtre selon la distinction de Spinoza au chapitre 11 du Traité théologique et politique entre apôtre, prophète, docteur, est celui qui ose parler en son nom propre. C'est celui qui raisonne, argumente et juge en même temps qu'il fait appel à la raison de son interlocuteur supposé capable de penser par lui-même. L'apôtre s'engage personnellement dans l'ordre de son discours et en prend la responsabilité. Son autorité se trouve relativisée au profit de la liberté dans le Christ.
Mais c'est justement parce qu'il n'a rien, lui l'avorton, qu'il est ce qu'il est dans une absolue singularité de son unité avec le Christ, irréductible à toute superposition d'une image à son modèle. Dans le même esprit l'universalisme dont il rappelle inlassablement l'exigence pour mettre fin aux querelles des privilèges ethniques ou religieux est toujours corrigé par l'injonction adressée à chacun d'avoir le courage d'être ce que l'on est. Paul n'existe que par un autre en lequel il s'oublie et se perd, que ce soit le Christ crucifié où les communautés qu'il institue ; il n'existe qu'en relation, ce que signifie la forme épistolaire de son écriture. La pratique de la correspondance s'inscrit dans la structure relationnelle de l’être de Paul.
Nous ne pouvons savoir qui est le Saint-Paul que nous présente Breton mais nous pouvons saisir le mouvement où il nous entraîne en disant : il n'y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir alors que se perd à jamais son visage et qu'il ne nous reste plus qu'à rêver sur l'image d'un navire emporté par le vent, dans l'indétermination des flots. Transit, tel est le terme qui convient pour affronter l’être de Paul et à travers Paul.
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C'est en fonction des règles d'une méthode d'allégorie et d'analogie que ce déroule le discours de Paul. Sa caractéristique est de se déployer selon la dimension du temps. Tandis que le temps plonge dans l'éternité, l'histoire des hommes étant commandée par un projet divin de vocation et de glorification, l'éternité est immergée dans le temps qui en est l'expression et l'explication.
Le devenir historique est non seulement doté d'un sens, mais il est le lieu où se dit une parole divine progressivement formulée. Parole et germination se correspondent (p. 30). Breton se plaît à rappeler les formulations hardies de Maître Eckhart désignant les créatures comme l'adverbe du verbe et la création comme un système de « collocution ». Ce mystique de l'excès pousse à leur extrême limite les implications de cette pensée.
De même qu'on ne peut savoir qui est Paul sans être renvoyé au Christ, de même on ne peut savoir ce que dit Paul sans se demander qui est le Christ. C'est en logicien que Breton étudie le discours christologique de Paul qu'on pourrait résumer ainsi : le Christ est seigneur. Par cette dénomination Paul désigne une relation où se trouve reconnue non seulement une demande dont la réponse est un service mais encore une perfection, une primauté d'excellence à partir de laquelle s'établit tout argument ontologique : Jésus est celui qui devait venir. Ce devoir-être qui mérite d'être et qui sera, aspire vers lui la totalité du devenir. L'excellence a partie liée avec l'histoire.
La création tout entière exprime la seigneurie du Christ sous la forme de l'histoire, du cosmos et de l'église. En chacune de ses forces les trois appartenances de Paul jouent respectivement le rôle d'une force dominante mais jamais exclusive. Dans une histoire qui est celle d'une alliance la seigneurie du Christ accomplit une double fonction : elle est le principe de son unité et la médiation, qui atténue sans jamais l'annuler, la distance entre Dieu et la création, gémissant de son attente. Mais la fonction médiatrice est aussi l'opérateur d'une libération en la personne de Jésus crucifié, comme si l'œuvre de libération était dévolue à l'opprimé lui-même, lorsque l'excès de l'oppression engendre, avec l'impossibilité de s'y tenir, la nécessité de la supprimer. Si le Christ est seigneur Jésus est le Christ ; Breton fait remarquer le rôle déterminant de l'article dans la signification de la formule. « Il décrit un ensemble qui ne peut avoir qu'un élément si bien que Jésus et lui seul vérifie ce qui est dit de lui » (p.53). En sa compréhension Christ englobe le sens de Messie et le déborde. Il intègre en effet des fonctions et des excellences jusqu'alors réservées à Dieu et renvoie au mystère dans ce qu'il a d'inconnaissable et d'infini.
Le corrélatif de la seigneurie du Christ en est la foi qui, sous l'exemplaire figure d'Abraham, longuement commentée, appelle la transgression de tout régionalisme et substitue à l'étroitesse d'une loi, l'impératif de charité qui l’accomplit et qui ne peut recevoir aucun contenu prédéterminé. C'est sur ce fond que prend sens la liberté chrétienne, milieu de libre devenir aussi étrangère à une conception du libre arbitre qu'à un quelconque déterminisme. Ce libre devenir correspond à une libération, à toujours effectuer contre des puissances négatives que révèlent les interdits en sollicitant la transgression qui les fonde et qui sont d'une étrange ténacité.
Cette seigneurie de l'histoire qui se déploie en libération, en médiation, en rédemption, n'épuise pas la seigneurie du Christ. Celle-ci s'étend aux dimensions d'un monde dont l'immensité n'est pas mesurable et dont la mer en son indétermination ne finit pas d'ouvrir le passage. Envisagé comme fonction et non comme substance le monde est ouverture illimitée, transit réitéré, tension permanente. Il n'en reste pas moins que le discours cosmologique de Paul s'inscrit dans une cosmologie elle-même appuyée sur le début de la Genèse. Breton commente magistralement ce texte en philosophe- exégète dans une préface à l'édition Garnier Flammarion de la Bible. La lettre aux Colossiens en fournit un bon exemple. Le Christ y est dit l'image de Dieu. Le terme d'image connote l'idée d'une similitude reproductive de Dieu que réalise la génération du fils par le père. Miroir et reflet le Christ l’est en toute perfection, lui l'éternel et unique engendré. Il a aussi sur toutes les créatures le privilège de l'antériorité et dans une participation égale du divin et de l'humain il est le médiateur entre l'un et l'autre sans être réductible à l'un ou à l'autre. Mais le premier-né de toute créature en est aussi le créateur. En lui, par lui, pour lui tout a été créé. La puissance du créateur se trouve exprimée dans des termes qui rappellent le mouvement de l’être dans le néoplatonisme : demeurer, procéder, faire retour. Le Christ n'est pas seulement l'image de Dieu, il est le principe de toute la création.
Dans la ligne de la Genèse le texte développe une conception originale de l’être : en relation, être-dans et être-vers, et formant un seul tout dans lequel le principe, en tant que créateur du moins, se trouverait introduit. En dehors du tout la causalité qu'on a coutume d'attribuer à Dieu ne peut avoir qu'un sens métaphorique car en dehors du tout il n'y a rien. C'est une des significations que peut recevoir le fameux « ex nihilo » de la Genèse. Dieu crée à partir de rien comme s'il fallait qu'il ne fût rien pour qu'advienne l'émergence d'un monde qui tient son être de lumière d'un ordre divin : que la lumière soit. La lumière donne à l'être en la fraîcheur de son commencement la fulguration de l'éclair. La lumière de l’être est l'effet d'une parole qui s'énonce à l'impératif. Et s'il (Dieu) devait fournir des raisons de son initiative ce serait plutôt du côté de la pauvreté de ce qui n'est pas, par un incompréhensible clinamen qui le fait pencher du côté de rien.
L'histoire d'Israël racontée par la Genèse procède, comme la création, à partir de rien. Israël, peuple de l'exode et de l'exil, toujours ailleurs et cependant chez lui en raison de la transcendance qu'il manifeste, symbolise la condition de l'être, être dedans, être vers. L'histoire de l’être se confond avec l'histoire qui reproduisant de façon imprévisible les émergences créatrices du fait originel, est une sorte de prophétie. Le texte de la Genèse, comme les lettres de Paul, constitue une métaphysique du sens et de l'interprétation. L’être ne relève pas seulement d'une ontogenèse, mais d'une herméneutique. Nous retrouvons par le biais de la Genèse les présupposés de la méthode allégorique : corrélation de l’être et du sens, du sens et de la finalité, de la finalité et de la mission et vocation (70). Bref la corrélation de l’être, du sens et du vouloir.
Le premier-né est aussi la tête d'un corps qu'il commande. La seigneurie du Christ s'exerce sur l'église qu'elle constitue.
L'église en tant que communion est décrite dans un langage prépositionnel qui désigne l'être chrétien comme ce qui est toujours en relation : être avec, dans, par, à, de, pour ou vers le Christ, et dont la réciproque est admise. La communauté n'est pas seulement un impératif, mais une nécessité logique de l'être chrétien. L'unité qu'elle exige relève de l'exercice même de la communion qui n'élimine ni la diversité des fonctions ni les spécificités territoriales, ni la différence des situations, ni l'urgence de résoudre à la manière du stoïcisme romain certaines questions pratiques relevant du traitement des « convenables ». C'est par le recours à un modèle organiciste, auquel le stoïcisme n'est pas étranger, que Paul entend marquer la suprématie de l'unicité, qui rend possible l'unité par la composition des différences et la nécessaire collaboration de tous et de chacun. Les églises sont des corps d'empiries qui s'intègrent au corps-église, elle-même intégrée au corps monde. C'est d'un corps de mort -le corps psychique du fils de l'homme- que l'église tient son corps spirituel, ce corps spirituel transgresse les limites spatio-temporelles des attaches et des appartenances, et récapitule le monde traversé par des morts successives. Ce concept impossible de corps spirituel joue un rôle capital dans l'œuvre de Breton et autorise à penser le corps comme ce jeu d'emboîtement ou d'enveloppements tel que le conçoit Spinoza.
La présentation du livre suffit à montrer l'intérêt philosophique de Saint-Paul qui pour le moins produit quelque étonnement. Ce Saint-Paul n'est pas tout à fait celui que nous avions dans la pensée. L'intérêt philosophique ne tient pas seulement à l'impact de ses textes sur la philosophie occidentale, ni aux différences avec les philosophies dont ils se démarqueraient, ni aux présupposés philosophiques qu'ils comporteraient par ce qu’ils relèvent des mêmes conditions sociales que certaines philosophies. Il est clair que Breton pense tout ce qu'il pense dans les textes des philosophes qui donnent à sa propre pensée sa vigueur et son originalité.
En pensant autrement la croix, Breton a introduit une voie nouvelle dans la réponse à la question qui précède toute théologie savante, mais qu'aucune théologie ne peut se dispenser de poser : comment s'orienter dans la pensée du Christ ? La divinité change de sens. Folie pour les Grecs et scandale pour les juifs, la croix met en dérision la sagesse et la puissance de Dieu qu'elle fait apparaître sous les espèces de la folie et de l'infirmité. La croix du Christ renouvelle la pensée du principe ou plutôt la rejoint en son paroxysme critique, le néoplatonisme. Si au principe il y a un agir qui ne fait rien, le principe ne peut être qu'un néant actif, une instance donatrice qui dans son excellence généreuse n'est rien de ce qui est, ni de ce qu'il donne. Paradoxe d'une création à partir de rien, Dieu sans visage d'un Christ qui pour Paul n'a jamais eu la forme d'un visage. L'anéantissement de soi devient le modèle de l'agir chrétien, service d'un Dieu qui se perd dans la foule anonyme des hommes infâmes ou infirmes. Dans ce service aux contours imprévisibles, le chrétien se fait lui-même et pour éviter toute complaisance dans une œuvre qu'il risquerait de prendre au sérieux, Paul fait du jeu de comédie un impératif. Rien ou quelque chose montre que c'est là le jeu divin. Etre ce qu'on est, faire ce qu'on fait comme si on ne l'était pas comme si on ne le faisait pas. Oublier, passer et toujours changer de masque telle est la condition du perpétuel transit. Le « comme si » réservé par Plotin au discours sur le principe marque de sa distance critique non plus seulement le connaître mais l'agir. Car celui qui donne passe et seul demeure ce qui ne saurait être : la saveur d'un don sans donateur.