Si Saint Thomas m’était conté, à la manière de Stanislas Breton
THEOPHYLYON, XV, 2, 2010
« Je suis un homme du Moyen Age romain, né dans un faubourg d’Athènes, sous un arbre de Judée »[1] . Décliner son identité, comme le fait Stanislas Breton, en des termes qui ne la soumette pas à l’exigence de non-contradiction, c’est choisir une morale qui n’est pas celle de l’état civil mais bien plutôt celle de l’écrivain et du lecteur, dont Michel Foucault écrit à propos de lui-même : « Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même »[2]. L’énoncé « Je suis un homme du Moyen Age romain, né dans un faubourg d’Athènes, sous un arbre de Judée », me permet de rapprocher deux écrivains-lecteurs, Thomas d’Aquin et Stanislas Breton, et il est indiscutablement plus près de la vérité historique du premier. De fait, Thomas d’Aquin est bien né dans le Moyen Age romain. Intellectuellement il est né à Athènes, ce fin connaisseur de la philosophie de la Grèce antique, et sous un arbre de Judée ce lecteur infatigable de la Bible.
Thomas d’Aquin voit le jour en 1225, dans la région de Naples et sa famille appartenait à la petite noblesse guerrière. La légende raconte qu’il avait un grand amour des Lettres depuis le jour où, encore bébé, il avait ramassé un morceau de parchemin sur lequel était inscrit l’Ave Maria. Destiné par ses parents à être moine bénédictin, il fut à cinq ans confié à l’Abbé du Mont Cassin. Mais c’est dans l’Ordre des dominicains qu’il entra, en 1244, et après bien des péripéties il demeura dans cet ordre mendiant où lui furent dispensés les enseignements d’Albert Le Grand, à Cologne puis à Paris, et il devint, en 1256, maître en théologie. Dans une biographie qui s’adresse à des enfants, Raïssa Maritain résume ainsi son projet : « Rendre l’intelligence sainte en dépouillant la philosophie d’Aristote des ombres du paganisme ». De 1259 à 1264 il rédige la Somme contre les gentils, de 1265 à 1268 le De potentia et le Commentaire de la métaphysique d’Aristote, de 1268 à 1272 La somme de théologie et d’autres commentaires d’Aristote, de 1272 à 1275 il poursuit son travail sur les commentaires d’Aristote. Il meurt le 7 mars 1274, en route vers le concile de Lyon.
Pour Stanislas Breton, né en 1912 et mort en 2005, le Moyen Age romain désigne, bien sûr, sa familiarité avec la langue latine, qu’il parlait, et une contemporanéité intellectuelle avec les médiévaux et avec les grecs, en particulier les philosophes. Le faubourg d’Athènes rend compte de sa connaissance des philosophes néoplatoniciens. Les textes de l’Écriture furent, avec la piété, le pain quotidien reçu de son vieux curé, qui lui a tenu lieu de mère. Dans son itinéraire spirituel, De Rome à Paris, Stanislas Breton fait le récit de son enfance, celle d’un orphelin. Sa mère, malade depuis sa naissance, mourut lorsqu’il avait cinq ans. Il évoque son premier regard sur sa mère comme regard sur une mère morte. Il raconte encore son accueil par le curé du village, son amour pour les enterrements, ses déboires au petit séminaire où fut réprimandée, par une exclusion, son insolence d’avoir dessiné sur un dictionnaire les attributs masculins d’un mammifère, son entrée chez les passionnistes, congrégation fondée au XVIIe siècle par Paul de la Croix[1]. Devenu par décision de ses supérieurs, avant même d’achever ses études, professeur d’une poignée d’étudiants, c’est en enseignant les grands textes de la philosophie grecque qu’il est devenu lui-même philosophe ; chemin qu’il poursuivit en travaillant les commentaires de Suarez, puis en fréquentant l’université des dominicains à Rome. Ensuite, ce fut la guerre et la captivité qui lui permirent de creuser ses capacités de logicien et d’apprendre l’allemand. De retour à Rome il publie une thèse sur la métaphysique de la relation qui lui vaut de conjuguer la philosophie de saint Thomas et la phénoménologie, en même temps qu’il enseigne en latin les philosophes néokantiens. Dans les années cinquante, Stanislas Breton a connu une période d’épuisement et d’angoisse, qui n’est pas sans évoquer un tableau de mélancolie, mélancolie dont il s’est sorti de façon grandiose grâce à la créativité de sa pensée et à son infatigable souci des autres. A Lyon puis à Paris, dans les universités catholiques, mais encore en 1969 à l’École normale supérieure, Stanislas Breton s’est révélé un professeur incomparable, en même temps qu’un écrivain, philosophe en premier lieu, qui nous a laissé une œuvre considérable : de nombreux commentaires qui sont plus que commentaires, nouvelles œuvres et toute une philosophie qui se déploie autour de la folie de la croix et de sa mystique.
Pour vous faire rencontrer saint Thomas d’Aquin, j’aimerais vous raconter une histoire, une sorte de roman, au sens où Freud parle de roman familial, histoire inventée par l’enfant pour se donner des parents rêvés, une histoire qui serait celle d’un saint Thomas rêvé et interrogé dans les textes qu’il nous a transmis pour en trouver l’actualité. Je procèderai avec la liberté que m’a apprise le lecteur de saint Thomas qu’est Stanislas Breton, lui qui, tout au long de sa longue vie, n’a cessé de se confronter à ses propres traditions et de vouloir rencontrer L’autre et l’ailleurs (titre d’un de ses livres). J’évoquerai Spinoza, sur qui il écrivit plusieurs livres et articles, les intellectuels marxistes contemporains avec qui il a tant dialogué, tout autant que les néoplatoniciens, puis les mystiques de la Renaissance (Maître Eckart) ou de l’âge classique (Jean-Joseph Surin), en particulier tous ceux qui ne se laissent pas inféoder. Mais il me faut encore évoquer son goût pour l’Orient chrétien et bouddhiste.
Thomas, lui aussi, construit ses questionnements et ses « questions disputées » et s’engage à penser en débattant avec les philosophes grecs, les pères de l’Église et ses contemporains. En évitant toute technicité inutile, je vous conterai donc Thomas d’Aquin en vous contant Breton, celui qui a eu tant de disciples, de commentateurs et d’épigones et celui qui n’en voulait pas avoir, pour vous faire sentir ce que l’Occident doit à Thomas d’Aquin. Je veux vous faire saisir les enjeux du rapport que Thomas établit entre foi chrétienne et philosophie, foi et raison, qui exige d’accorder une certaine autonomie au monde et de reconnaître à l’humain la capacité d’élaborer des connaissances et aussi de penser ce que la raison ne peut connaître. Philosophie et sciences dessinent ainsi des champs propres. Quant à la folie de la croix, elle dépasse la raison, mais saint Thomas ne l’oppose pas pour autant à la raison. Il en fait même une sagesse, une vraie sagesse, qui laisse se constituer dans leur espace propre et se corriger elles-mêmes, philosophie et sciences. Mais en plaçant la croix au cœur de la sagesse, saint Thomas n’ouvre-t-il pas une voie pour s’orienter ou se désorienter dans une pensée de la croix comme défi porté à toute sagesse conduite sous le principe de raison, à toute science, et à toute puissance ? L’exigence mystique ne serait-elle pas, paradoxalement mais sûrement, source de lucidité? C’est cette voie qu’emprunte Breton dans l’entrelacement qu’il noue et dénoue entre Philosophie et Mystique.
Mon propos se déroulera en quatre fragments :
Fragment 1 – Le conte de la sagesse chrétienne : place au savoir.
Fragment 2 – Le roman de la causa sui : vive la liberté !
Fragment 3 – L’utopie de l’amitié : éloge du lien.
Fragment 4 – Plus vrai que vrai, la fable de la croix : mystique du « Néant par excès » et dévotion au Dieu comédien.
Fragment 1.
Le conte de la sagesse chrétienne : place au savoir.
Pour le croyant qu’est saint Thomas, théologien et philosophe, la foi chrétienne est au-dessus de la raison et par conséquent de toute sagesse élaborée par les seules forces de la raison. Pour les grecs, la philosophie n’est pas seulement un discours qui se veut vrai, il est sagesse, art de vivre. Son but n’est-il pas, comme le diront les stoïciens de l’ère chrétienne, de faire de sa vie une œuvre d’art ? Or la sagesse chrétienne se condense dans la formulation de saint Paul, dans la première Épître aux Corinthiens 1, 18-24 : « La parole de la croix est folie pour ceux qui se perdent mais pour ceux qui vont au salut, pour nous, elle est puissance de Dieu ». C’est en suivant d’assez près un cours inédit donné par Stanislas Breton à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm en 1972/73 que je vais vous raconter comment saint Thomas pense les rapports entre foi et raison dans le Commentaire de la première aux Corinthiens 1, 17-25. Si toute interprétation est violence, l’interprétation que risque le prêcheur ne se développe pas, ce que fera Breton, sur le registre possible de la folie de la croix envisagée comme défi des puissances et des sagesses ; saint Thomas ne place pas dans la kénose, ce mouvement dans lequel Dieu s’abaisse jusqu’à l’humain et jusqu’à la mort, l’instance critique qui juge la raison pure, livrée à elle-même, en même temps que toutes les puissances de ce monde, gouvernementales, savantes, ecclésiastiques et même monastiques. Mais il n’empêche que saint Thomas considère que la foi est fondée sur la croix et qu’elle est en cela même une sagesse supérieure à la sagesse philosophique, qui lui est subordonnée en vue de la servir. Entre l’une et l’autre, il établit une relation de continuité. La philosophie est servante de la théologie qui élabore la doctrine sacrée. Ainsi le philosophe est pour la théologie un âne qui la porte et la promène. Il s’agit de rendre la foi intelligente. Enseigner dans la sagesse du Verbe et user de la sagesse dans l’enseignement, telle est la devise de celui qu’on a longtemps appelé à la fois le docteur angélique et le docteur commun. Pour Thomas d’Aquin la sagesse chrétienne est analogue, dans ses traits essentiels, à la sagesse et à l’épistémè – c’est-à-dire au savoir, à la science – de la tradition hellénique. La sagesse grecque comporte un savoir sur Dieu qu’il s’agit d’accueillir et de recueillir comme un moyen d’accéder à la révélation chrétienne. La sagesse grecque, surtout celle que transmet Aristote, mérite le nom de sagesse parce qu’elle constitue un véritable préambule à la foi. Mais cette sagesse ne peut connaître Dieu d’une manière sûre sans mélange d’erreur. Elle ne va pas de son seul mouvement au bout de sa puissance. La révélation en effet est médicinale pour la raison, qu’elle excède, sans jamais contredire ses aspirations, son désir[2]. La sagesse grecque ne dit rien de la vie même de Dieu, elle ne connaît Dieu qu’à partir du monde sensible, dans la relation de cause à effet. La foi lui offre de pénétrer dans l’approche du mystère de Dieu et dans une certaine connaissance de celui-ci. La foi accomplit donc la raison dans son pouvoir de connaître, et la raison, elle, peut rendre la foi plus intelligente.
En sept propositions Breton, dans son excellence logique, détermine la position de saint Thomas : la folie de la croix est la sagesse même de Dieu sous le voile de l’infirmité et de la dérision.
Cette sagesse de la croix excède celle des grecs mais en retient la nature et l’accomplit en la faisant passer à une connaissance effective.
La sagesse humaine du philosophe n’a pas seulement compétence dans les choses du monde, elle a une valeur théologique.
En tant que connaissance de Dieu, cette sagesse philosophique n’a pas à être reniée mais assumée par la foi.
Puisque Dieu est l’auteur de la nature comme il est l’auteur de la grâce, il n’y a pas d’opposition fondamentale entre ces deux sagesses.
Non seulement il n’y a pas de contradiction entre foi et raison, grâce et nature, mais il peut y avoir un service effectif de la philosophie à l’égard de la foi si elle lui reste subordonnée.
La subordination de la philosophie à la foi par rapport à l’intelligence de la foi, permet à cette foi de devenir un savoir en tant que théologie.
Reste à déterminer les enjeux de ces propositions : le monde, dont l’humain qui le pense et le connaît par l’intelligence, a une consistance propre. Le monde vivant et animé se développe selon ses lois propres. Ainsi la philosophie, la médecine, la mathématique, la cosmologie, la musique et, à partir du XVIIe siècle, les sciences expérimentales, comme plus tard les sciences humaines, toutes par nature inachevées, sont une exigence de l’esprit. La création se trouve distinguée d’un commencement du monde et la raison n’a pas de certitude sur cette question, elle souffre une humiliation qui lui permet de saisir que sciences et foi n’ont en commun que l’étonnement. De même ce qui relève de la mise en œuvre de l’imagination créatrice dans les arts et la poésie, la littérature, le théâtre, et depuis un siècle le septième art, est l’actualisation même des potentiels humains dans « une poétique du sensible »[3]. A la suite d’Aristote, mais tout autant des grecs et d’Augustin et encore de ceux venus d’ailleurs, comme le juif Maïmonide et l’arabe Avicenne, Thomas d’Aquin s’applique à l’exercice de la philosophie, et par là prend « l’initiative inouïe de livrer la foi à la fabuleuse aventure du principe de raison » (inédit inachevé Les lumières médiévales). Le fidèle n’est pas dispensé d’user du principe de raison. Il a à rendre compte de sa foi car il est un homme libre, il n’est pas sous tutelle « celui qui ne fait qu’un avec le Christ Jésus » (Galates 3, 23-28). Le philosophe, lui, a pour tâche par le jeu du questionnement et de la « disputatio » qui comporte le débat, de rendre compte de l’être du monde et de l’être au monde, inscrit dans de l’autre et toujours en tension vers de l’autre. La découverte de l’être dans sa dimension relationnelle doit beaucoup à la relecture originale de saint Thomas à laquelle Breton se livre très tôt, en 1951, dans une thèse soutenue à Rome, Esse in et esse ad dans la métaphysique de la relation.
Dans sa présentation de la philosophie de Thomas d’Aquin[4], Stanislas Breton précise la tâche du philosophe qui, en métaphysicien, s’appuie sur l’expérience d’une distinction des niveaux d’être pour organiser un monde de façon rigoureuse, selon une verticale d’excellence. La métaphysique, travail de la raison, s’accomplit dans un cantique des degrés d’être. C’est ainsi que Breton détermine la fonction "méta", qui, parente de l’analogie, permet de penser non seulement l’au-delà mais le passage, le lien, le déplacement, et pourquoi pas le dépassement dans une ouverture à l’infini[5]. Mais l’être n’est pas que transitivité, il lui faut un support. L’être s’étaye sur un être dans lequel il se déploie de Bonté continuée et vers lequel il tend : être dans, être vers. Au-delà de l’être, au-delà de l’Un, la fonction "meta" nous pousse au-delà de toute détermination.
Fragment 2.
Le roman de la causa sui : vive la liberté
La philosophie comme activité d’une raison engagée dans l’histoire et par conséquent dans la culture, Stanislas Breton la résume dans un ouvrage auquel il donne le sous-titre de roman de métaphysique, à entendre peut-être comme le roman de la métaphysique : Rien ou Quelque chose[6].
Le roman de la métaphysique, c’est le roman de la philosophie comme exercice critique qui repose néanmoins sur un postulat : le postulat du meilleur.
Ce qui mérite d’être doit être. Création d’un monde et considération de l’humain dans son autodétermination, c’est-à-dire sa liberté, la métaphysique se trouve condensée dans une expression qui traverse son histoire : la « cause de soi ». Cette expression cause de soi, saint Thomas refuse de l’appliquer à Dieu, récusant l’usage du terme de cause pour signifier que Dieu est en lui-même ce qu’il est, absolument libre. Saint Thomas n’accepte pas plus la fulguration d’évidence que suppose la cause de soi – Dieu est, ne peut être, que ce qu’il veut être – qu’il n’accepte l’argument ontologique qui fait découler l’existence d’une saisie de l’essence de Dieu en sa perfection.
Rêve fou d’être sans père ni mère, inengendré – comme Tintin qui a un chien mais n’a ni parent, ni femme, ni enfant – en dehors de l’histoire, la cause de soi n’est pas seulement une facette du péché d’Adam c’est aussi la forme votive de la liberté. La cause de soi est logiquement impossible, et il n’est pas question, pour saint Thomas d’en faire, comme Plotin, un nom divin. De Dieu, du Principe, on peut dire : il est « comme s’il était ce qu’il veut être, comme s’il était cause de soi », mais aussitôt il faut, même avec la précaution du "comme si", en implorer le pardon et corriger l’inconvenante audace d’une affirmation s’y rapportant (Ennéades VI, 8, 16). Pourtant saint Thomas, reprenant là encore Aristote sans le répéter, compose une variation sur la causa sui qui permet de penser l’humain et non pas le divin. La causa sui est la pensée de la liberté absolue qu’Aristote (Métaphysique, alpha, 982 b) et saint Thomas (Commentaire in Joanem XIV, 15) analysent en renvoyant aux catégories sociales et économiques de l’esclave et de l’homme libre. C’est à propos de la philosophie, activité libre par excellence qui a sa cause en elle-même, qu’Aristote utilise l’expression cause de soi, pour faire la différence entre l’activité de l’homme libre et le travail servile de l’esclave qui n’est lui-même que par et pour un autre, au service d’un autre.
La causa sui porte ainsi le rêve du désir de liberté triomphant du désir de servitude. Du désir, contradictoire et fluctuant, on pourrait dire qu’il n’est rien. Il est en nous sans objet et, dans sa plasticité même, l’espace de nos métamorphoses. Sans objet, il ne peut s’ouvrir que sur un sujet lui-même en voie de subjectivation, un autre, semblable et différent, un être d’intersubjectivité. Être vers et être dans, l’humain est singulièrement un être de lien. Le désir est ainsi ouverture à « une transcendance en perpétuelle transit qui en est le mouvement »[7].
Dans cette approche même de la liberté, je veux avec saint Thomas, faire l’éloge d’un lien admirable, celui-là même que les chrétiens d’Orient et d’Occident célèbrent inlassablement dans leur liturgie comme lien du divin et de l’humain : en Jésus, Dieu se fait l’ami des hommes. Il s’agit de l’amitié. Je vous invite à venir vous promener en des lieux utopiques, des chemins dont on ne sait où ils mènent, peut-être nulle part, parce qu’ils sont de matière spirituelle et n’existent que dans la distance même qu’ils posent. Je veux vous emmener au pays utopique de l’amitié.
Fragment 3.
L’utopie de l’amitié : éloge du lien.
Dans l’antiquité que Thomas d’Aquin connaît si bien, l’amitié prend place dans le discours éthique du "gouvernement de soi", et elle est une composante tant d’une morale de "l’usage des plaisirs" que de celle, plus tardive, du "souci de soi"[8]. Dans une morale où le gouvernement de soi, la direction de la maison et le gouvernement de la cité s’exercent conjointement et ont la même structure, l’amitié mérite d’être cultivée. Pour Aristote, elle aide les hommes à devenir chacun sujet de ses conduites et à conduire ceux qui se trouvent sous sa direction. Elle développe la vertu et elle est elle-même vertu. Pratique de modération, disposition acquise à bien agir, la vertu rend meilleur. L’amitié est considérée comme un sentiment naturel qui reconnaît en l’autre une similitude. Elle constitue un lien entre les humains, lien entre les inégaux, époux, parents/enfants, maîtres/esclaves, préservant par la justice qu’elle implique tout abus de pouvoir ; mais lien aussi et surtout d’égal à égal dans une réciprocité fondée sur la ressemblance de la forme de vie et la vertu, le partage des pensées, la bienveillance et l’affection indéfectible[9]. L’amitié est nécessaire à la recherche d’une vie heureuse et l’activité de l’esprit, condition du bonheur, ne saurait s’en passer. Le désir d’amitié ne trouve pas seulement son origine dans l’inconstance de l’activité intellectuelle ; l’amitié est participation à l’existence de l’autre et contribution à sa joie ; elle est plus intime que l’amour, amitié exagérée qui compromet le gouvernement de soi. Elle est comme un miroir où chacun se contemple dans son ami, mais perçoit en même temps, l’altérité de cet autre soi-même. Un tel ami peut-il se rencontrer ? Où demeure-t-il celui qu’on tente de rejoindre, mais qu’on n’a jamais fini de trouver. Selon la formule de Diogène Laerce, attribuée à Aristote : « Oh ! Mes amis nous n’avons pas d’amis ».
Saint Thomas reprend tous ces textes, lui qui vit en des temps d’invention en matière de rapports sociaux et affectifs. Il est bien un homme de ce Moyen Age en lequel prolifère dans les sommes théologiques comme dans les courts traités, de nombreux essais sur l’amitié. Saint Thomas développe sur l’amitié un propos qui, loin d’être prétexte à un discours sur la charité, a sa cohérence propre. De même que la grâce parachève la nature, de même la charité donne à l’amitié son accomplissement. Mais toute créature, l’humain en particulier, est dotée d’une capacité d’aimer. C’est dans le cadre d’une pensée de l’être comme être de relation, être dans, être vers, que s’inscrit la question de l’amour et l’amitié. L’amitié est une forme de l’amour[10]. C’est l’amour bienveillant et durable qui réalise l’union des sentiments et des désirs de l’aimant et de l’aimé, chacun voulant pour l’autre le bien qu’il veut pour lui-même, ce qui est bon pour lui de façon singulière. L’amitié est en outre une sorte de modification réciproque par laquelle les amis vivent l’un par l’autre, l’un en l’autre, chacun ressentant dans une exceptionnelle sympathie ce qui arrive à l’autre ; l’amitié unit les vies des amis. L’ami étant pour l’ami un autre soi, soi-même comme un autre, comme dirait Paul Ricœur dans un livre qui porte ce titre, un autre comme soi-même[11], l’amitié est extatique : elle met hors de soi, pour que chacun devienne plus soi, volontairement et de façon élective. Il n’en reste pas moins que l’amitié comporte des exigences qui ne peuvent se poursuivre sans l’aide de la grâce, car le modèle de l’amitié c’est le mouvement de Dieu vers l’homme : Dieu se fait ami des hommes pour que chaque humain soit son ami et aime l’autre comme son prochain. En lieu chrétien, l’amitié devient la règle universelle de la relation à autrui. L’amour d’amitié, comparable à l’interpénétration des personnes divines réalisée par l’Esprit saint dans la Trinité[12], est la relation la plus intime et la plus forte. Saint Thomas renouvelle le discours sur l’amitié et va même jusqu’à l’introduire dans ses propos sur le mariage puisqu’il considère que l’amitié entre le mari et la femme n’est plus, comme pour Aristote, une relation entre inégaux mais qu’elle est l’amitié la plus grande. Saint Thomas a-t-il l’intuition que la relation conjugale n’est pas seulement signe de la relation entre le Christ et son Église mais qu’elle est une manifestation de la vie même du Dieu trinitaire et en cela amitié la plus grande ? Peut-être, mais pourquoi en dépit de cette déclaration saint Thomas se contente-t-il de développer que l’amitié entre les époux procède avant tout de la nature du mariage, essentiellement voué à la génération des humains et aux tâches d’éducation qui s’ensuivent ? L’idée de la conjugalité comme amitié la plus grande s’inscrit dans une argumentation qui appuie l’indissolubilité de la relation conjugale sur la subordination de l’aide mutuelle et de l’amitié à la procréation. Certes saint Thomas ajoute, à la nécessaire durée des tâches éducatives, l’obligation pour l’homme d’aimer et de protéger celle qui lui permet de devenir père et dont la fragilité congénitale ne fait qu’augmenter avec le vieillissement. En ce sens l’indissolubilité apparaît comme un droit de la femme. Mais la relation entre l’homme et la femme ne peut que demeurer relation entre des êtres inégaux. Et pourtant saint Thomas invoque comme raison de l’indissolubilité, la grandeur de l’amitié, sa ferveur, qui en fait la relation la plus solide et la plus durable[13]. Autre chose donc que la préservation de l’adultère, la multiplication des alliances, l’évitement des discordes, la sauvegarde des patrimoines. Que penser de ce paradoxe dans une disputatio dont la rigueur est la règle ? Je me demande si saint Thomas, qui aime à reconnaître la vérité, où qu’elle soit et d’où qu’elle vienne, n’accorderait pas quelque attention à l’exigence d’amitié entre homme et femme défendue par l’amour courtois qui, développé en terres occitanes, n’est pas ignoré des intellectuels médiévaux. Saint Thomas ouvre implicitement la voie d’une amitié intersexuelle, privilégiée, unique, capable de donner lieu à un compagnonnage spirituel. Pourquoi, alors, tant de précautions, de réserves et même de contradictions ?
Pour tenter une réponse, un bref détour par l’amour courtois s’impose. Invention conjuguée des troubadours et des nobles dames, l’amour courtois est un art érotique qui revendique l’amitié entre l’homme et la femme. Système de pensée et de pratique, l’amour courtois instaure le couple amoureux hors mariage dans la situation transgressive de l’adultère puisqu’il est une relation entre une femme mariée, ayant rang de suzeraine, et un homme célibataire, de condition inférieure. L’échange des cœurs, rite central de l’érotique courtoise, établit l’amour d’amitié intersexuel qui compose égalité, réciprocité et bienveillance dans une fidélité sans retour. Le couple amoureux réalise une sorte de mouvement dialectique, la noble dame s’énamoure d’un vassal, troubadour, qui, sous l’effet d’une poétique dont elle est destinataire, la révèle à elle-même comme femme aimée et l’exalte comme femme. En l’aimant en retour, la dame élève l’ami au rang d’égal. Ils deviennent l’un pour l’autre, dans leur différence même, des semblables. Les jeux érotiques, rassemblés dans la technique de l’« asag », qui cultive une sensualité diffuse en excluant le coït, redistribue les temps et les lieux corporels de la jubilation amoureuse.
A propos d’amitié entre homme et femme et de couple amoureux, le détour par l’amour courtois m’invite à une digression sur l’Éroticos de Plutarque, texte probablement ignoré par les médiévaux. Ce texte appartenant au corpus stoïcien, Michel Foucault, dans sa généalogie des styles de vie[14], l’exhume et l’institue en texte fondateur de la conjugalité monogamique et amoureuse. L’amitié est le lieu de passage d’une éthique du souci de soi à une éthique du souci de l’autre, pour le plus grand souci de soi. Le semblable, le plus parfaitement semblable, c’est l’autre de sexe différent. Égaux du point de vue intellectuel et moral, l’homme et la femme peuvent fusionner dans l’union sexuelle qui est la seule à être à l’image du mélange total à l’œuvre dans l’univers : ponctuellement, dans les moments érotiques d’une intimité exclusive, constamment et définitivement par le style de vie amoureuse qu’est le compagnonnage spirituel.
Comment, sous cet éclairement nouveau, situer un texte médiéval sur le mariage chrétien, celui d’Hugues de Saint-Victor[15] laissé sous le boisseau au profit de saint Thomas ? La conjugalité amoureuse qui, suivant l’exemple du couple de Marie et Joseph, renonce à l’exercice de la sexualité en cultivant le lien d’amour, est considérée comme la forme de vie la plus haute, elle qui concilie l’amour conjugal et les exigences de la vie monastique. Le traité sur la virginité de la bienheureuse Marie, qui reste inscrit dans une configuration où la chair est le lieu de la résistance à toute assomption, est marqué par le vocabulaire de l’amour courtois et fait de l’amitié amoureuse inhérente à la relation conjugale le paradigme de l’amitié et de la vie chrétienne.
On peut supposer que pour oser arracher l’amitié conjugale à la catégorie d’amitié entre inégaux et l’élever au plus haut degré de l’amitié, sans faire intervenir l’égalité entre homme et femme établie par le baptême, saint Thomas ait eu une certaine connaissance confuse, peut-être par ouï-dire, de l’amour courtois. Mais il ne tire pas les conséquences de ce qu’il avance à propos de cette amitié, d’abord peut-être pour préserver le mariage, atteint dans sa sacramentalité par les transgressions de l’amour courtois ; mais ne veut-il pas prévenir et éviter les subversions que l’amour courtois pourrait introduire dans l’ordre des valeurs et dans le jeu des pouvoirs ecclésiaux et politiques ? Saint Thomas a choisi de plier sa pensée au discours moral qui soutient que le rapport entre l’homme et la femme est nécessairement hiérarchique. La conjugalité ne peut pas se trouver concernée par l’appel à mettre en œuvre la seule loi morale et la seule exigence spirituelle de l’évangile : s’oublier dans les autres sans se perdre soi-même ; l’amitié conjugale, l’énergie qu’elle déploie, les forces qu’elle compose pour pratiquer, à l’égard de tous, l’impératif d’oubli de soi pour ce Dieu dont Breton ose dire qu’il disparaît dans les autres, affamés, étrangers, mal vêtus, malades, prisonniers… (Matthieu 25, 31-45,) n’affleure pas dans le discours de saint Thomas. Le compagnonnage des époux, de ceux qui, amoureux, vivraient l’amitié la plus grande, donnerait un tour nouveau à l’exercice spirituel et conduirait à s’interroger sur le partage des responsabilités et des pouvoirs. Est-ce un hasard si le traité sur le mariage qu’élabore Hugues de Saint-Victor dans son traité sur la virginité de la bienheureuse Marie a été occulté ?
Le point d’interrogation que je porte sur ces textes de saint Thomas sur l’amitié, si novateurs et si conservateurs, me vaut d’échapper à la répétition de saint Thomas, en ouvrant des voies pour penser autrement l’amour et l’amitié et les rapports entre l’homme et la femme.
Pas de discours sur l’amitié chez Stanislas Breton mais une poétique qu’il déploie en écriture dans le récit de son itinéraire De Rome à Paris. Breton n’a pas eu de maître, il n’a pas voulu avoir de disciples, mais il a eu beaucoup d’amis. Il a vécu des autres, par et pour eux, sans jamais peser sur eux, sans jamais exercer sur eux une quelconque domination, sans jamais tenir les autres sous tutelle il les laissait être, comme si chacun était cause de soi, lui qui, rêvant d’être cause de soi, ne s’est jamais laissé aliéner par quiconque. Les amis étaient son salut parce que le Dieu étendu sur la croix est d’abord l’ami des humains. Chacun fut reçu par lui, dans la fraîcheur de son commencement toujours renouvelé, comme un enfant, comme ces petits enfants dont il était le complice et qu’il préférait rejoindre dans leur originaire en deçà de toute activité intellectuelle; ces petits enfants avec lesquels, dans le récit de son itinéraire spirituel il danse en pensée dans le tourbillon d’une ronde, lui qui a tant joué avec eux et qui les a entourés d’une attention maternelle. Ceux qui sont in-fans, dans le temps d’avant la parole, ceux-là d’abord étaient ses amis. De ceux qui parlent et qui questionnent, de ses élèves qui, dans leur posture temporaire étaient déjà des amis potentiels, sujets à part entière d’une recherche anonyme de la vérité sur laquelle nul n’a prise, il savait faire des amis. Chacun était pour lui, tel un ange, en perpétuel transit, mais la rencontre se voyait cultivée avec une fidélité sans faille. L’amitié ainsi jouée est bien une composante du style de vie de ce passionniste, de l’Ordre fondé par Paul de la Croix au XVIIe siècle et tout orienté comme son nom l’indique, vers la dévotion à la passion du Christ. Toujours bienveillant et cordial, lui qui exerçait avec intrépidité son jugement, ne jugeait jamais personne. Sans pitié pour la sottise, et la prétention toujours sotte, il cultivait l’amitié à temps et à contretemps, sans aucune discrimination de sexe, et il en faisait, dans la discrétion et la patience, l’enveloppe des relations fraternelles dans sa communauté. C’est l’amitié qui nourrit le compagnonnage religieux, vécu avec humour et décapé par l’éclat de son rire, de celui que beaucoup appelaient Père Breton. Homme d’une tendresse maternelle en sa composante féminine, il était bien un père en étant pour chacun un orient vers l’autre et vers l’ailleurs. Relire saint Thomas aujourd’hui, découvrir les enjeux de ses prises de position, prendre à son tour la responsabilité de dire (respondeo), de penser et d’agir, c’est bien ce qu’a fait Breton, c’est bien ce qu’à mon tour je tente de faire en vous contant ce soir Thomas d’Aquin en passant par Breton, suivant celui qui fut pour moi, non un maître, mais un ami, dont j’ai longtemps aimé dire qu’il était mon vieil homme préféré. C’est à la gratitude à l’égard de saint Thomas qu’avec Breton je nous invite.
Me voici donc autorisée et même conviée à vous parler de la fable mystique, la fable de la croix que Breton a écrite dans l’éclat et l’éclair de la croix qui vient déchirer notre nuit.
Fragment 4.
Plus vrai que vrai, la fable de la croix : mystique du « Néant par excès »[16] et dévotion au Dieu comédien.
Saint Thomas a certes tenté de laisser à l’intelligence son champ propre et en cela il inaugure la modernité, mais paradoxalement la sagesse de la croix, en ce qu’elle excède la raison, oriente vers une mystique qui, du silence même dont elle naît, se fait activité de pensée dans une pensée du rien[17]. La foi qui s’enroule et se déroule autour de la folie de la croix appelle à une pratique et à une poétique. La croix nous offre un Dieu triste jusqu’à la mort qui coïncide dans l’effondrement de son agonie, avec le Néant d’excellence de Dieu, Dieu qui n’est rien de ce qui est, Ineffable. La croix qui dépasse la raison, toute raison, c’est ce qui, de la foi chrétienne, ne peut être livré au principe de raison et que commémorent en leurs errances, les fous du Christ, ceux d’Orient, et ceux d’Occident. Stanislas Breton est fasciné par les fous du Christ. En Orient les fous du Christ, particulièrement exaltés en Russie, dans la foulée de leur interminable liturgie qu’ils prolongent dans la rue, mettent en scène dans leur corps la dramatisation d’un Christ bouffon[18]. Ils dénoncent les puissances parce que la puissance, à la différence des pouvoirs, n’est en elle-même rien. C’est ainsi qu’on peut dire que Dieu, dans l’excellence de son néant, est tout-puissant. En Occident, les fous pratiquent à leur manière l’étrange extase divine que constitue la folie de la croix ; extase qui fait sortir la divinité de son règne impassible et demande à chacun d’ajouter à la passion du Christ ce surcroît qui lui manque. Ce sont souvent des spirituels qui confient à l’écriture ce que les premiers expriment par le corps. A peine est-il besoin d’évoquer François d’Assise qui, dans le vagabondage, fait un exercice de dépossession et rejoint ainsi le soleil et la terre et l’animalité ; lui aussi, d’ailleurs, personnage inaugural de la grande fable des stigmates, porte en son corps les traces de la passion. On ne peut oublier Jean de la Croix qui dans ses oraisons enamourées, où il se laisse caresser par le Rien de Rien, se voit combler de toutes les jubilations de la nature et de la grâce. :
« Miens sont les cieux et mienne la terre,
Miennes les nations
les justes sont à moi et à moi les pêcheurs
Les anges sont à moi
et la Mère de Dieu
et toutes les choses sont miennes
et Dieu même est à moi et pour moi
car le Christ est à moi et tout entier à moi. »[19]
Même la Compagnie de Jésus, raisonnable s’il en est, se déclare elle-même société de fous et de gens qui professent la folie. Passionniste, lui-même dévot de la croix et itinérant de la pensée, Stanislas Breton fait de la folie de la croix un récit inédit où il ose écrire, prolongeant à l’extrême l’éloge de l’amitié que j’ai entrepris, « après tout, la folie de la croix tolère difficilement la mesure et si l’errant rencontre l’errante, le résultat apologétique n’en n’est que mieux assuré puisqu’on vise avant tout à secouer un sens commun qui s’accommode trop facilement des évidences »[20].
La puissance du Dieu mort en croix consiste peut-être à aller jusqu’à disparaître dans les autres, affamés, assoiffés, prisonniers, mendiants (Mt 25, 35sq), en un mot dans les moins que rien.
Et si Dieu dans un humour extrême était comédien ? Question que pose Stanislas Breton dans toute la dernière partie de son œuvre. Qu’est-ce qu’un comédien ? Le comédien est celui qui peut jouer tous les rôles (Diderot, Le paradoxe du comédien). C’est en s’interdisant toute complicité avec le "personnage" dans une sensibilité qui conduirait à se fondre avec lui que le comédien joue son rôle en artiste. C’est parce qu’il n’est rien qu’il peut tout devenir. C’est ainsi que les mystiques s’apparentent au comédien quand l’âme devient le lieu du ″nu pâtir". Aristote au Livre III du De anima, et saint Thomas dans le commentaire qu’il en donne, ne disent-ils pas que la seule nature de l’âme est « de n’en pas avoir pour les avoir toutes » ? Le comédien trouve dans le héros de l’Odyssée, Ulysse, sa figuration exemplaire « Je m’appelle personne » dit l’homme aux mille tours, déjouant ainsi la tempête qui le menace, et par la ruse se moque de la force qu’il met hors combat [21].
Pour devenir autre, pour se faire autre, exister, il faut n’être personne, ne rien avoir. La condition de la création de soi par soi se transforme en obligation de façonner un devenir qui n’est pas précontenu dans ce qui est ou a été. C’est dans cet espace intervallaire que se constitue la liberté. Le jeu de comédie fournit le schème d’une pensée du divin. L’origine sans commencement, qu’on désigne sous le terme de principe, ce dont tout dérive et qui lui-même ne dérive de rien, ne peut se penser qu’en terme de « rien », « personne » ou encore d’un, Lui l’Ineffable. Dans cette logique négative, la gloire du principe est de donner ce qu’il n’a pas (Plotin, Ennéades V, 3, 13). Si ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas, il le donne à des êtres, c’est qu’il laisse être ces êtres, des êtres qui se suffisent à eux-mêmes. La dépendance des choses exprime non leur indigence mais plutôt leur consistance : « Il est capable de les produire et de les laisser exister par elles-mêmes » (ibid.). C’est alors qu’on saisit que du Bien, qui donne ce qu’il n’a pas, on ose dire qu’il est comme s’il était cause de soi, comme s’il était ce qu’il veut être : rien, pour laisser être (Ennéades VI, 8, 10-16). Nous ne pouvons pas parler de l’Ineffable et nous sommes contraints d’en parler. C’est pour soutenir ce paradoxe que les mystiques mettent en scène, en la somatisant en quelque sorte, la folie de la croix, ou encore en écrivant la fable de leur expérience qui développe toujours un cantique au silence, comme si la parole ne pouvait que s’effacer devant un Verbe fait chair. Une telle poétique suppose d’accorder à l’imagination, comme chez les médiévaux, un pouvoir qui selon la suite lui a été refusé. La traduction somatique à l’œuvre chez les fous du Christ peut être regardée comme le prolongement de la Parole de la croix qui s’évanouit en un Verbe fait chair. Le corps, le monde lui-même et ses éléments deviennent le lieu d’une vérité mystique qui, comme dans un autre ordre, la vérité psychique, demande à être distinguée de la vérité historique. La fable mystique est de même étoffe que la sacramentalité qui n’existe que dans l’absence de ce qu’elle donne, que sur un mode mystique. ″Vivre en, par et pour lui″ s’écrit désormais dans la chair ; c’est ce spectacle que donnent à voir les fous du Christ en leur exode christique, plus visible encore que dans la liturgie. C’est le moment de rappeler que Thomas d’Aquin a composé l’hymne de la fête du Saint Sacrement « Panis angelicus fit panis hominum o res mirabilis ». Saint Thomas se fait le poète de l’eucharistie, sacrement par excellence, lieu de présence, qu’il serait plus joli et peut-être plus vrai, de qualifier de présence mystique plutôt que de présence réelle.
Dans la même perspective on comprend que l’enfant tout petit et "infans" soit pour le mystique si attractif et qu’il soit devenu pour Stanislas Breton, dans ses derniers ouvrages, le sujet même de la philosophie[22], « L’infans mime le tourment de l’Ineffable » et « C’est parce qu’il est Ineffable qu’il nous donne de parler » dit de l’enfant divin le Pape saint Léon, commentant la fête de Noël et que reprend Stanislas Breton dans un article consacré à Michel de Certeau[23].
CONCLUSION
Pour rencontrer ces autres, visages déguisés, cachés, esquissés, du Christ, en qui Dieu se fait comédien, on n’a jamais fini de se faire autre, de devenir informe pour prendre la forme inconnue que peut revêtir, à l’ombre de la croix, le trajet de l’homme de souffrance. Cette aptitude à se faire autre, tous les autres, en un texte attribué à Aristote, le Problème XXX, publié en français aux éditions Rivages, sous le titre L’homme et la mélancolie, définit la mélancolie. Par son aptitude à se faire autre, toujours autre, Stanislas Breton nous convie à un voyage en pensée, à poursuivre pour chacun à sa manière, dans le passé et dans d’autres espaces. Il nous entraîne aussi à la rencontre permanente de l’autre, qui, de façon déconcertante, appelle encore et toujours à se faire autre. Soyons donc mélancoliques, non pour enfermer l’autre dans la tombe que nous lui creuserions en nous pour y mourir avec lui, soyons mélancoliques pour surmonter par des créations notre propre mélancolie, ou plutôt notre singulière potentialité mélancolique, en rejoignant dans un intrépide élan, l’avenir de ces autres qui nous précèdent et les précède eux-mêmes, parce qu’au commencement était la fable, parce qu’au commencement était le Verbe.
[1] Breton lui a consacré, sous le titre Mystique de la Passion, 1962, un ouvrage qui, avec la thèse sur L’esse in et l’esse ad dans la métaphysique de la relation, 1951, condensent, telles des cellules germinales, les potentialités de l’œuvre.
[2] Summa théologica I, q. 1; Contra gentiles a. III, 4/5.
[3] Stanislas Breton, Poétique du sensible, Éditions du Cerf, 1988.
[4] Stanislas Breton, Saint Thomas d’Aquin, Seghers, 1968, p. 41.
[5] Stanislas Breton, « Réflexion sur la fonction méta », revue Dialogue XXI, 1982.
[6] Flammarion, 1987.
[7] Ibid., p. 82.
[8] Michel Foucault, L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984, Le souci de soi, idem.
[9] Éthique à Eudème, VI, 1240 b, 11-12 ; Éthique à Nicomaque, VIII, 1158 a, et IX 4, 1166 a.
[10] Saint Thomas d’Aquin, Summa theologica, Ia IIae, 26, 3.
[11] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
[12] Summa contra Gentiles IV, 19.
[13] Ibid., LXXIII, 5-7.
[14] Michel Foucault, Le souci de soi, op.cit.
[15] « La Virginité de Marie », dans L’œuvre d’Hugues de Saint-Victor, 2, Brépols, 2000, p. 182-259.
[16] Jean Scot Érigène, Periphyseon, III, 640 D.
[17] Stanislas Breton, La pensée du rien, Pharos, Kampen, The Netherlands, 1992.
[18] Stanislas Breton, Le Verbe et la Croix, Desclée de Brouwer, 1981, p. 52 et sq.
[19] Jean de la Croix, Les dits de lumière et d’amour, traduction Bernard Sesé, José Corti, 1997, p. 39.
[20] Cahier Cultures et foi, « Stanislas Breton, folies et raisons », 1976, p. 56.
[21] Stanislas Breton, Rien ou quelque chose, op. cit., p. 15.
[22] Stanislas Breton, Causalité et projet, PUF, Chaire Étienne Gilson, 2000.
[23] « Le voyage mystique », Recherches de sciences religieuses, avril/juin 1988, t. 76, p.182.