THÈRÈSE MON AMOUR
Julia Kristeva, Fayard, 2008, Esprit, 2009
Qui a pris goût aux formes brèves se sent peu enclin à entrer dans un livre si volumineux, consacré à Thérèse d’Avila. Mais pour peu qu’il passe un contrat de fiction, le lecteur n’arrive pas à mener une lecture cursive. Fascination de l’écriture ? Fascination de Thérèse ? Le long récit de Julia Kristeva est lui-même éclaté, fragmenté : dialogues, adresses aux lecteurs ou aux personnages, monologues, correspondances, chroniques dont un carnet de voyage sur les pas de Thérèse et même un inédit théorico-clinique renversant : « Un Père est battu » reprise du célèbre texte de Freud « On bât un enfant ». Une pièce de théâtre en trois actes, Dialogues d’Outre-Tombe, suivie d’une lettre à Diderot complète ces mélanges insolites qui, tout en relevant de l’autobiographie, mettent en œuvre plusieurs genres littéraires, et encore l’écriture musicale, mais aussi des visibilités : le portrait peint attribué à Vélasquez, la sculpture du Bernin, l’excursion virtuelle dans l’œuvre de Louise Bourgeois. Par de multiples tours et détours on passe de l’expérience actuelle de Sylvia Leclerc, la narratrice, bien de son temps et inscrite dans l’actualité politique, à la fable de Thérèse, racontée telle que Julia Kristeva l’imagine en écrivant non pas l’histoire, mais la rencontre de Thérèse à jamais vivante en ses écrits et colocataire de Sylvia Leclerc dans l’espace des demeures. Le roman de Thérèse est le roman des demeures. Le clin d’œil lancé par le titre à Hiroshima mon amour établit l’érotique de Thérèse dans le discours amoureux en tant que lieu où se déploient, comme chez Duras, des rapports à trois. Les Demeures constituent une topique et font de Thérèse le précurseur de la métapsychologie.
Trois vies ou plutôt trois livres de vie se traversent et s’enlacent : celle de la narratrice Sylvia Leclerc - son nom en dit long sur son désir de savoir !-, celle de Julia Kristeva dont la première est le double et la doublure ; celle de la réformatrice du Carmel. Clinicienne exerçant en institution la fonction d’analyste, Sylvia Leclerc, séparée de son compagnon partage avec Thérèse de se situer en dehors de la transmission biologique et d’en déplacer le désir dans l’écriture. Même si la psychologue et la carmélite sont dans un transfert maternel, l’une à l’égard de Paul, son cher jeune patient psychotique à l’oreille absolue, l’autre à l’égard de Thérésita et de son très aimé carme Jérome Gratien. Sans descendance donc, « êtres pour rien » comme dit Roland Barthes, n’anticipent-elle pas le destin de chacun d’entre nous avec un décalage de trois ou quatre générations? Sauf à écrire et à devenir ainsi immortel. Sylvia Leclerc, Julia Kristeva, Thérèse, sont toutes trois des écrivains, des femmes du verbe. La transverbération n’est-elle pas une « transverbation »? Toutes trois sont, chacune à sa manière, des femmes suffisamment libres pour ne pas se laisser dépérir dans les frustrations de leur devenir. Toutefois entre Sylvia Leclerc, qui joue d’une sexualité hors conjugalité et donc sans engagement et Thérèse en son célibat abstinent, quel écart !
C’est sous le régime de la question que se déroule le livre de Julia Kristeva et c’est peut-être ce qui le rend si attachant. Rien ni personne n’est épargné, surtout pas Dieu, fût-ce en Sa Majesté. Seul le Père – c’est à son père que le livre est dédié – comme s’il était objet et sujet de la plus forte de toutes les passions, est épargné. A la fin des Dialogues Sylvia Leclerc retrouve son père mort depuis longtemps dans la musicalité de sa voix chantant à capella la messe en si de Bach. Thérèse quant à elle s’est obstinément détachée de son père, de son oncle malgré sa dette spirituelle envers lui, et rebelle au Père idéal elle se tourne vers ce Dieu père et mère, ce très aimable et passionné aimant qui ne cesse au plus intime de la chair d’épouser chacun au plus intime de lui-même.
Comment ne pas être agacé par les coquetteries "rive gauche" de Julia Kristeva qui convoque le tout Paris des intellectuels et des sociétés de psychanalyse des quarante dernières années ? Pourquoi Sylvia Leclerc égrène-t-elle jusqu’à nous ennuyer leurs noms, leurs pseudonymes ou hétéronymes sinon pour nous rappeler que Julia Kristeva est des leurs ? Qui peut s’y retrouver hormis ceux qui ont frotté les bancs de la Sorbonne et de la rue d’Ulm ? Et pourquoi l’éminent professeur, dont les cours sont tout de même plus fréquentables que ceux de Derrida s’évoque-t-elle à la troisième personne ? Comme Sa Majesté pour Thérèse peut-être ?… Surtout ne contrarions pas Narcisse ! La fréquence d’expressions langagières à la mode tout comme la scène de flirt de Sylvia Leclerc avec son éditeur ont-t-elles vraiment une nécessité littéraire ? Julia Kristeva veut-elle nous en remontrer après nous avoir épatés ? Veut-elle surpasser sa Thérèse qui valse avec ses directeurs, bienfaiteurs, protégés, grands de ce monde ou de l’Eglise et sait aussi les faire valser ? Thérèse ma rivale. À ajouter au traité des noms de Thérèse que déplie le récit ! On se demande comment Julia Kristeva, qui n’est pas dépourvue d’esprit critique, peut se dispenser d’interroger la thèse de Totem et Tabou sur le cannibalisme eucharistique, comment elle s’en tient à une interprétation aussi sauvagement convenue des arrosages correspondant aux quatre degrés d’oraison. Et le symbolique alors ? Mais c’est toujours avec un humour inlassable que Julia Kristeva interroge, sur un mode ludique, à la manière d’un vejamen, colloque qui met en œuvre une rhétorique burlesque que Thérèse n’ignore pas, tout ce qu’on croit, ce qu’on sait, ce qu’on est, ce qu’on fait. C’est d’un tel exercice que relève, dans le roman comme la pièce de théâtre, la dénonciation du fétichisme des reliques qui substantialisent les restes morts aux dépens de l’élévation mystérieusement donnée dans l’oraison. Kristeva est en pleine connivence avec la Thérèse joueuse dont le texte explore la métaphore du jeu d’échec et qui, depuis sa plus tendre enfance, aime les déguisements et le théâtre. Thérèse n’invite-t- elle à faire à sa suite échec et mat à Dieu ?
Tout est dérisoire confronté à l’amour du Dieu de Thérèse, car Thérèse, dans le geste magistral de l’écriture des Demeures, inaugure, dans la suite des mystiques rhénans, mais différemment d’eux et tout à l’opposé de ce que fera le quiétisme, une révolution dans la pensée de Dieu. Au Dieu, père sévère, humain trop humain, au Dieu juge, Thérèse substitue un Dieu de miséricorde. Le livre de vie n’est-il pas intitulé le livre des miséricordes de Dieu ? Le Dieu de Thérèse est d’une impitoyable tendresse. Ce n’est pas de ses pénitences mais de la blessure d’amour de ce Dieu là que Thérèse meurt de ne pas mourir.
C’est, cette fois-ci, le Dieu toujours en train de nous surprendre de Thérèse, l’amoureuse mystique emportée dans le ravissement de ses extases et la réformatrice téméraire du carmel féminin et masculin, portée à fonder, instituer, constituer inlassablement des abris d’oraison et de dépossession, qui presse Julia Kristeva de remettre sur le métier la question du féminin et du masculin, Thérèse est une femme solidaire de toutes les femmes, mais elle est dure comme un homme et ne manque pas d’avoir pour les hommes la plus grande méfiance. Les romans chevaleresques lus dans l’enfance avec sa mère lui ont permis de rêver un autre rapport entre l’homme et la femme, mais les femmes sont guettées par la soumission. Dieu seul peut suffire à Thérèse, un Dieu follement amoureux de chaque humain et de toute l’humanité. C’est à la manière d’un homme, mais dans une séduction toute féminine, que Thérèse nous entraîne, avec une intrépide vigueur, dans les cavalcades de ses fondations. Mais tout de même Thérèse n’est pas Don Quichotte et Sylvia Leclerc soutiendra à son ami, amant par intermittence, que c’est elle plus que Don Quichotte qui est l’instigatrice d’une renaissance ! Julia Kristeva insiste sur la dureté de Thérèse qu’elle se plait à masculiniser en l’assimilant à ce fils-père qu’est pour elle le Christ. Comment ne pas discuter cela tout en reconnaissant que Julia Kristeva montre bien que le combat spirituel de Thérèse est un combat de femmes pour les femmes. Serait-il un fils-père le condamné qui meurt au procès de la parole ? N’est-il pas tué pour avoir dit que le temple de Dieu, son corps, que lui-même donne ordre de détruire, serait rebâti en trois jours ? N’est-il pas tué pour avoir dit aux dominants que nous n’avions ni père ni maître, mais un seul père que nous pouvons appeler ainsi seulement et seulement si nous sommes rassemblés et liés ? Nous ne pouvons dire « Notre père » qu’en suppliant ensemble Dieu au nom de Jésus, en qui le lointain se fait proche, de pouvoir appeler Dieu par ce nom. Jésus nous transmet ce dit et se déclare frère de tous ceux qui écoutent sa parole. Le frère en union avec le père ne se confond pas avec le père. Si le Dieu de Thérèse vient à elle d’abord par le Christ comme un homme qu’elle accueille dans une sensualité toute féminine comme une amante, une épouse, une mère, c’est parce qu’elle se laisse saisir sans retenue par la Parole que Jésus tient sur Dieu. Thérèse entretient donc avec le Christ une relation sororale et cette relation est fondamentale et fondatrice. Tout à la fois père et mère dans son incomparable délicatesse le dieu dont Jésus raconte le dit et donne le nom est l’Autre dans son absolue altérité. Sa Majesté, le Père ? Ou plutôt l’Esprit, la Toute Liaison en sa légèreté féminine ? Ou l’Un Trine en qui Trois se fait le Tiers ? Dans le divin même, en Thérèse, en chacune en chacun, le féminin et le masculin se composent singulièrement et sans cesse en des nouages infinis. Mais femme ou homme, le sujet mystique par son expérience d’ouverture à l’autre, a un devenir féminin. L’expérience mystique est éminemment transgressive comme la poétique évangélique et en déplaçant dans l’ordre symbolique les fantasmes d’incestes et d’auto-engendrement, elle en subvertit le sens.
L’originalité de Thérèse est de susciter dans l’écriture le mouvement de la pensée. Dans la ligne de l’imagination créatrice plutôt que de l’entendement la pensée raisonnable et raisonneuse toujours en recherche de ce qui la rend possible et de ce qui la dépasse, donne forme à ce qu’on ne peut connaître, notamment le divin. Le plus étonnant peut-être est de penser le temps en termes de temporalités, en élaborant de nouveaux rapports entre le temps et l’espace. Chez Kristeva, où Proust reste l’intertexte privilégié, ainsi que chez Thérèse, plus d’unité de temps ni de lieu, ni au théâtre ni ailleurs ! Les temps sont ceux de l’expérience analytique, les mêmes peut-être que ceux de l’expérience mystique. Les successions coïncident avec les simultanéités. Les dialogues d’outre–tombe vont venir sur la scène auprès de la mourante et de ceux qui l’assistent : le fantôme de l’Impératrice, des mortes à venir, dont les décollées de Compiègne et aussi la voix des morts, Leibniz et Spinoza, dont Julia Kristeva reprend les schèmes éthiques et métaphysiques pour penser, dans une superposition de rapports, le corps dont on ne sait pas tout ce qu’il peut, et la vie de l’esprit, les passions et les actions joyeuses qui nous rendent plus vastes jusqu’à rejoindre, en un point évanescent, l’infini.
Malgré des impatiences et des agacements, malgré des longueurs lassantes parfois, l’énorme livre de Julia Kristeva ne se lit pas sans plaisir. Il fait sourire, et même rire. Serait-il un texte de jouissance jusqu’à l’ennui ? Mais qui le lira ? Même les collègues analystes semblent pour beaucoup battre en retraite. Epaisseur ou sujet du livre qui provoque à lire ou à relire Thérèse, à la revisiter, chacun selon sa grâce ? Osez donc partir en voyage et lisez au moins la lettre à Diderot (trente cinq pages) qui jette un défi au positivisme, rationalisme, sensualisme et proclame avec intrépidité que la question Dieu est incontournable, qu’on est condamné à la poser, c’est-à-dire à penser sous peine de ne pas penser. Ceci en attendant qu’un jour peut-être la pièce de théâtre soit, mais est-ce possible, jouée. Qui mettrait en spectacle cette fin de partie ? Ariane Mnouchkine ? Affaire de femmes ! On comprend que la voix de Spinoza rédige pour la fin de partie de Thérèse un scolie qui montre que les passions tristes font obstacle à nos oraisons énamourées, parce que nos relations sont toujours « hainamourées » selon le néologisme de Julia Kristeva, parce que l’état de nature se réduit sans jamais pouvoir se supprimer. C’est fatiguant ! On se croirait dans une société de psychanalyse. Thérèse n’y échappe pas. Mais le Dieu de Thérèse est l’Amour miséricordieux, Lui, le seul Amour énamouré, reçoit l’ultime quête du cœur amoureux de Thérèse, le métamorphose en parfum et l’enveloppe dans l’infinitésimal. Julia Kristeva opte pour l’immanence de l’amour, mais pourquoi alors réitère-elle si souvent sa déclaration d’athéisme ? Se dire, plus modestement, agnostique ne lui suffit pas. Certaines formulations pourraient fournir il est vrai un recueil de prières, mais elles voisinent avec des soupçons parfois stéréotypés de la religion catholique. Si le lecteur est dérouté, Julia Kristeva a-t-elle peur qu’on s’y trompe ? C’est aujourd’hui la mode d’analyser le besoin de croire, mais à force d’interroger le croire, et en particulier la foi, ne risque-ton pas d’être pris pour quelqu’un qui pourrait se laisser aller à croire que ce qui en nous nous dépasse pourrait ne pas venir de nous ? Julia Kristeva va-t-elle se laisser surprendre par l’Inattendu Bien Aimé de Thérèse, le je-ne-sais-quoi qu’on trouve d’aventure de Saint Jean de la Croix, le rien par excès qui est un rien d’excellence ? Sort-on indemne de se poser la question Dieu ? Julia Kristeva ne fait-elle que développer et affiner la critique de la religion, entreprise par Freud dans L’Avenir d’une illusion ? Mais si la mystique comme la fiction de l’écriture, comme l’art, mais encore autrement, était voie et lieu de vérité ?
Le roman des Demeures ouvre les voies de l’être, être-dans, être-vers, être-auprès, venir d’auprès, être-avec. Mais Julia Kristeva accorde à l’être-avec une place ténue. Or malgré le soupçon dont on a jamais fini d’accompagner la question, Jésus est notre frère, et la fraternité, être-seul-avec-d’autres, pour le service des autres et la louange d’un Dieu, dont on ne devrait rien dire sans en demander aussitôt le pardon, est la grande invention du christianisme. C’est ensemble que dans l’espace de Thérèse, des femmes, des hommes, font deux fois par jour oraison, ensemble, trois quarts d’heure, comme dans une séance d’analyse, dans le silence où s’écoute l’Ecriture qui est parole. Et ils le font ensemble parce que le dernier mot des Demeures est un appel à l’humilité. Etre-avec c’est renoncer à son moi, à ses moi, pour qu’advienne "je", dans le Je énigmatique du Christ présent dans les petits, les manquants, les désirants, en un mot pour devenir sujet, Je-autre. Thérèse est joueuse et son Dieu est lui-même comédien comme le pense Stanislas Breton. Il n’a jamais fini dans sa discrétion de se manifester en mille visages, tout être et « toute science transcendant ». Celle qui se tient en oraison dépose tout, n’a rien, n’est rien, peut en pensée tout devenir, reçoit tout. Julia Kristeva peut cesser d’en vouloir à Jean de la Croix d’avoir frustré Thérèse, avide de nourriture eucharistique, en ne lui donnant qu’une minuscule parcelle d’hostie ; au lieu de nous le faire seulement voir comme le « petit Sénèque », elle pourrait alors se rappeler qu’il est une des plus grandes figures de la poésie amoureuse !