Un livre de Sylvie SesÉ-Léger

Esprit, 2012

 

J’ai toujours aimé les cheminements de l’âme, les histoires de vie qui au Moyen-Âge foisonnent, les itinéraires des philosophes et des mystiques. Je les reçois comme des invitations au voyage et des incitations à penser. Le parcours psychanalytique, dont je veux aujourd’hui susciter la lecture, s’ouvre sur une strophe d’une poésie de Jean de La Croix,

« Je suis entré où ne savais

Et je suis resté sans savoir

Toute science transcendant ».

Sylvie Sesé-Léger nous entraîne dans un trajet au cours duquel elle fait ‘’demeurant sans savoir ‘’, l’expérience de l’Autre et devient passeur d’âme, avec passion.

C’est d’une passion dont Sylvie Sesé-Léger fait mémoire, sa passion de la psychanalyse, inscrite dans l’histoire de la psychanalyse en France en sa mouvance lacanienne. En croisant avec finesse et discrétion son aventure et des réminiscences de son histoire personnelle qui surgissent de façon associative avec le charme d’une surprise, elle écrit aussi bien autre chose qu’un récit autobiographique. Témoin engagé depuis plus de trente ans dans l’histoire de la psychanalyse, elle nous raconte, avec la distance de l’après-coup la ronde frénétique des transferts dans lesquels tout analysant se trouvait pris s’il voulait devenir analyste. Bien mieux que les historiens de la psychanalyse, elle nous fait saisir la pratique de la « passe », telle que l’avait imaginée Lacan, en ses tours et tourbillons qu’elle illustre avec humour par la comptine du furet. La passe faisait intervenir, pour valider le passage du divan au fauteuil, demandé par l’analysant qui voulait devenir analyste (et recevait alors le nom de "passant"), deux analystes qui joueront le rôle de passeurs. Le passeur était désigné par son analyste (analyste de l’École) ; il recevait ainsi une demande de son analyste, et si l’on croit comme l’a soutenu Lacan que toute demande est une demande d’amour, il n’est pas difficile de deviner la maladie d’amour qui pouvait s’en  suivre. A cela s’ajoutait  l’élément irrationnel du tirage au sort, dont la fonction était peut-être d’en finir avec tout académisme, toute maîtrise du savoir que Lacan dénonçait dans les sociétés de psychanalyse. Mais qui fut cependant maître plus arrogant que Lacan, le chef de l’École ? Je me rappelle avec horreur la cour effrénée que lui faisaient à la fin des années soixante,  les étudiants en philosophie, leur empressement à jouer les serviteurs et les petits valets. Je fuyais Lacan, si éloigné du maître de Bachelard soucieux de ne pas imposer ses vues et disposé à voir l’élève devenir son maître ; si éloigné du maître de Stanislas Breton, dont je suivais les cours, celui qui fait surgir, improbable et imprévisible, l’horizon d’un chemin de vie et de pensée. Lacan ne fut pas seulement un maître tyrannique, il a fait de la « passe » une passion mortifère. Les passeurs s’offraient à lui, l’Autre, sans lequel rien ne se passait. Leurs analystes jouaient-ils sans le savoir un rôle de sacrificateur ? De la passe Sylvie Sesé-Léger écrit le roman. Mais chez elle, la passion de la passe toujours régulée par le respect du désir de ses analysants,  servait une autre passion, celle qui toujours l’habite, la passion de la transmission.

Quel instant catastrophique fut, alors, pour Sylvie Sesé-Léger, et pour tant d’autres, la dissolution, par Lacan lui-même, en 1980, de l’Ecole freudienne. Elle nous  fait sentir les ravages  de ce séisme dévastateur. Dans un enroulement de transferts, trop adhésifs peut-être, elle fut poussée, comme si elle eut été  sous hypnose, à vouloir s’inscrire dans la succession de Lacan. Face aux jeux de pouvoirs cachés, déployant une cruauté digne de l’état de nature telle que Hobbes l’imagine, Sylvie Sesé-Léger a fait sienne l’interrogation alors inévitable sur la possibilité même d’une communauté analytique. Mais dans cette tornade  d’épreuves et de questions cinglantes, qui dura une quinzaine d’années, elle n’a pas renoncé à son désir d’être analyste ni à sa volonté de contribuer à la transmission de la psychanalyse. Dans la confiance toujours renouvelée en l’expérience analytique sous toutes ses formes, sans jamais désespérer des liaisons institutionnelles, elle montre que rien n’est jamais achevé et que, de l’échec même, quelque chose peut commencer. C’est une leçon de courage et de persévérance que son combat nous donne.

Sylvie Sesé-Léger avait aimé l’École freudienne de Paris comme on aime une première demeure, une maison mère. Elle a su quitter cette maison et, avec quelques autres construire une demeure largement ouverte à la multiplicité psychanalytique, sensible à l’invention clinique de chaque analyste, exigeant un re-travail incessant de la théorie, dénonçant l’illusion  de réinventer pour chaque cure la psychanalyse, selon un des derniers mots de Lacan. La psychanalyse n’est pas tombée du ciel, elle n’est pas "perennis" ; elle a une origine et une histoire, en laquelle chaque analyste s’inscrit, avec d’autres, en sa singularité et celle de tout analysant. L’institution, à toujours ré-instituer, reçoit alors une fonction de transmission et de réduction du désir fou, présent en chacun, d’être sans père ni mère, « causa sui », prédicat du seul Principe, que Plotin eut la sagesse de faire précéder d’un  ‘’comme si’’.

Le transfert en son intranquillité, dont Sylvie Sesé-Léger fait la théorie en élaborant une théorie du « contrôle » (moment d’analyse pour un analyste de sa pratique analytique avec l’aide d’un autre analyste), déplie des lieux de créativité où se nouent les hétéronomies nécessaires au devenir de l’âme et à la transmission de la psychanalyse. Tout itinéraire psychanalytique se déploie dans la traversée houleuse de transferts, sans lesquels il n’y aurait aucune transformation de l’âme. Sylvie Sesé-Léger, dans sa théorie du contrôle, donne un nouveau tour au terme freudien d’influence, flux d’énergie, d’affects, de signifiants, transportés par l’analysant sur son analyste, lui-même en lien avec un autre analyste, avec d’autres analystes.

Dans un discours commandé par la question de la transmission, l’influence n’est pas un concept descriptif, mais un concept explicatif témoignant de la plasticité de l’âme, en devenir jusqu’à la mort, dont la métapsychologie a à rendre compte. La psychanalyse n’est pas une science mais une mise en œuvre des jeux inattendus de ‘’la fonction  méta’’ qui se déploie en métaphores, métamorphoses, et métastases (Stanislas Breton, Poétique du sensible, Paris, Cerf, 1988), et sans laquelle nous ne pourrions ni penser ni théoriser  dans la mesure où la théorie est fiction. Mais pourrions-nous penser sans l’élan des transferts en leurs intrépides transports ?