UNE VOIE POUR S’ORIENTER DANS LA VIEILLESSE
manuscrit 1996
Ce mémoire articulé sur les observations faites dans les deux lieux de stage qui m'ont accueillie pour cette année de DESS, s'inscrit dans le questionnement qui a conduit ma formation à l'UFR de sciences humaines cliniques. J'ai développé ce questionnement dans mon mémoire de maîtrise : la psychanalyse peut-elle être une voie pour s'orienter dans la pensé de la vieillesse. (1)
QUESTIONNEMENTS ET EXPERIENCES
J'ai approché l'an passé à l'hôpital Charles Foix des centenaires. Ce centre de gériatrie rassemble quelques quatorze-cents vieillards de toute origine sociale, ethnique et culturelle mais dont la majorité cumule la double misère du grand âge et de la pauvreté. Ces vieillards sont atteints de pathologies diverses, avec des infirmités cérébrales et motrices parfois accompagnées de démence. Dans une unité de long séjour et au forum Jean Vignalou j'ai écouté les récits de rêves et d'histoires de patients dont la moyenne d'âge est de 88 ans. J'ai été étonnée des ressources d'expression, de la capacité de jouer avec les mots, de la mobilité psychique chez des personnes si détériorées.
Cette expérience clinique est venue conforter mon hypothèse d'un devenir psychique jamais arrêté. S'il est vrai que la décomposition du corps, bien difficile à élaborer, son caractère irréversible, la proximité de la mort, n'engagent guère à un projet thérapeutique, la levée surprenante des défenses en des moments où tant de déliaisons permettent au sujet d'établir un autre rapport au temps et accélère les processus de liaison oblige à mettre en question l'idée reçue concernant la rigidité des processus psychiques et le caractère non-éducable des sujets âgés (2). L'attention portée aux rêves, la mise en récit de ceux-ci, grâce à l'écoute d'un autre m'a paru favoriser, outre le travail de mémoire, une reconstruction de l'histoire de chacun. Dans le rêve le rêveur donne figure à tous ses autres qu'il n'a jamais été, à ceux dont la défaillance, l'esquive ou la cruauté l'ont à jamais blessé, et, quel que soit son âge, il devient ses autres par milliers (3). J'ai montré que dans la mouvance du rêve, un travail de mémoire et d'oubli amène à tenir compte du point de vue des autres et met fin aux regrets.
J'ai désiré poursuivre ma recherche en rencontrant des personnes qu'il est convenu de regrouper sous la catégorie de troisième âge. Celles-ci ont encore de belles années devant elles pour vivre et pour changer. Entre le moment où l'on devient grands-parents - ce qui, quelle que soit la vigueur de l'individu, le situe autrement dans sa généalogie - entre le moment de la retraite et le grand âge qui est loin d'être la fin (quatre-vingts cinq ou quatre-vingts dix ans), on a plus de temps qu'il ne faut pour élever un enfant. On a donc, ce que tout le monde sait, le temps des voyages et des promenades mobiles. Mais on a aussi le temps des voyages et des promenades immobiles, je veux dire en pensée, l'expérience psychanalytique étant une forme de promenade en pensée.
L'Ecole des grands-parents européens, filiale récente de l'Ecole des parents, m'a permis de rencontrer ceux que j'appelle des "jeunes-vieux", à la charnière des générations, grands-parents ayant encore souvent leurs vieux parents.
Mon choix de travailler avec l'équipe de la Maison Dagobert, une halte-garderie, pourrait étonner davantage d'autant que je récuse le rapprochement fallacieux entre la vieillesse et l'enfance. Pourtant un fil conducteur guide ce trajet : l'infirmité qui marque un tiers des enfants de la Maison Dagobert et l'infirmité qui atteint, insidieusement ou brusquement, mais de toute façon immanquablement, ceux qui ont un grand âge. Je préfère le terme d'infirmité à celui de handicap dans la mesure où la vieillesse dans sa proximité avec la mort résiste à se laisser traiter dans la logique de performance qui est celle du handicap (4). Il ne s'agit pas de rééduquer, mais de permettre de survivre malgré la détresse, avec elle. A la différence de l'événement traumatique l'infirmité de la vieillesse constitue un risque probable - nul n'échappe à la vieillesse sauf à mourir avant qu'elle ne survienne - mais comme lui relève de l'horrible (5). Les progrès de la médecine semblent repousser à l'infini les limites de la mort et accentuent l'impression cruelle d'une fin qui n'en finit pas. En même temps avec les réparations sophistiquées du corps, les prolongations artificielles d'un vivant amoindri, estropié, dévitalisé parfois, les risques de vivre infirme sous des modalités imprévisibles se multiplient. Dans l'excès qu'autorise la création littéraire, Beckett nous fait voir et devenir comme dans un rêve tous ces êtres cassés, abîmés, détériorés, déchets, ordures, qui jouent leur fin de partie (6).
Sans doute la vue du corps infirme du vieillard ne s'accompagne-t-elle pas de cet effet de surprise dont parle Freud et que Ferenczi décrit comme un "choc inattendu", non préparé et écrasant qui agit pour ainsi dire comme un anesthésique (7). Il n'en reste pas moins que l'infirmité des vieillards qui sont assez souvent des vieux parents arrive presque toujours sous la forme fracassante d'un accident (chutes, fractures, accidents vasculaires) et produisent sur les proches un effet de sidération. On a beau savoir qu'à un certain âge on vit en danger de mort, l'infirmité de la vieillesse, comme toute infirmité, alors même que celle-ci peut s'installer subrepticement, affecte le psychisme sur le mode de l'effraction (le sujet lui-même, s'il est suffisamment lucide, et ses proches). Un jour on s'aperçoit qu'on est infirme, que l'autre est infirme, sans force, empêché de faire et d'être. Tout un chacun se trouve dans ce genre d'épreuve ébranlé dans sa pensée, interrogé dans son identité. On ne peut plus vivre tout à fait de la même façon avant et après. Le vieil homme, la vieille femme, ont en commun avec l'enfant handicapé de ne pas avoir d'avenir. Ils nous renvoient une image d'étrangeté dans laquelle il est difficile, pénible, de nous reconnaître. Aux deux extrémités de la vie l'infirmité nous frappe de stupeur et d'effroi. Elle est une forme de trauma (8).
L'empêchement absolu de la fin
Dans une de ses dernières gouaches Bram Van Velde peint l'empêchement sous sa forme extrême où se trouve convoquées les agonies ultimes (9). Cette peinture parachève l'œuvre de celui que Beckett désigne comme un peintre de l'empêchement (10), celui qui n'arrive pas à peindre, qui peint l'empêchement de peindre et l'empêchement de devenir dans le combat incessant que constitue la peinture pour s'affranchir des entraves de l'être. "L'instant vu" que peint ici Bram Van Velde, "ce moment où l'on va, où l'on va voir" (11), "ce point où l'on ne peut se tenir" (12), nous fait saisir la violence tragique de "ce monde où l'on vit et qui nous écrase" (13), jusqu'à l'anéantissement, portant l'angoisse à son paroxysme. Le vieil homme, tourmenté par l'approche de la mort est trop choqué, trop épuisé pour savoir accomplir encore, toujours à refaire, "ce saut, ce salto vers la vie, vers l'énergie qui fait vivre" (14) et permet d'aller de l'avant. Dans sa dernière œuvre monumentale Bram Van Velde, qui jusqu'alors avait restitué la condition humaine sous une forme inachevée, nous fait pénétrer dans les ténébreux méandres de l'achèvement, c'est-à-dire de l'empêchement.
Les secousses chromatiques, plus rudes que jamais, se jouent dans une gamme restreinte, entre le clair et l'obscur. Au-delà de l'ennui (spleen est le nom attribué à la lithographie correspondante) c'est une infinie désespérance qui se trouve évoquée. La mélancolie du vieillard rompu par les morts multiples qui le décomposent, marque cette toile dure. L'obscurité dominante du noir se perdant parfois dans un gris laiteux et dans la pâleur du bleu, le violet dépressif parfois assombri en un outre-violet morbide, trahissent plus que l'inquiétude et la peur, la terreur de la "solitude essentielle" (15). Dans ce labyrinthe l'œil ne circule pas aussi aisément que dans les autres tableaux; la bande noire horizontale, le caractère massif à droite des couches noires et violettes rigidifient les formes si souples, si mouvantes, gelant leur devenir et faisant obstacle à leur métamorphose. A droite les traits sont épaissis, plus anguleux, les triangulations qui inscrivaient dans le tableau lui-même le nom du peintre sont moins nettes, moins nombreuses formant des couches opaques. Ce qui tenait lieu de bord pour délimiter le dehors et le dedans, craque ou se fige. On a l'impression que la main du vieux peintre, déjà raide, ne laisse plus couler le pinceau pour donner à la toile la fluidité d'un devenir. La raie médiane fissure verticalement l'ensemble. Sur elle l'œil vient buter à la rencontre d'une faille transversale, même si en son extrémité s'ouvre une zone légèrement fluctuante. Bien que la partie gauche du tableau puisse apparaître comme une défense contre les attaques de l'empêchement dans ce qu'il a de plus étrangement inquiétant, l'unité du tableau à l'aide de laquelle Bram Van Velde, dans ses autres toiles, tente de reconstruire son être en morceaux, est en faillite. L'expérience de détresse, pour Bram Van Velde coextensive à la vie - la vie est danger et on ne peut vivre qu'en danger - se trame non plus seulement sur le mode de l'excès mais aussi de l'ultime.
Ce n'est plus seulement "l'homme devant sa débâcle" (16) dont se préoccupe Bram Van Velde, il renvoie à "l'instant catastrophique" (17), celui où nous cessons d'être "toujours, un vivant et un mort" (18). C'est le mort qui entraîne le vivant dans une funeste pétrification. La fin de la fin, l'arrêt de mort, Bram Van Velde nous le suggère
sur le mode de l'effraction destructrice pour le moi, sans recours, sans transfert, sans transposition. Si le propre de la catastrophe est d'arriver sans personne, arrachant à lui-même le moi qui s'abîme dans le trou qu'elle ouvre, c'est bien la dernière catastrophe, celle qu'on ne peut prévenir même si l'on peut s'y préparer, que figure la gouache violette.
Tous les liens se dénouent sous l'effet d'une force extérieure féroce qui, peut-être déjà, a fait prématurément ravage, entraînant une désertion du moi. Le sujet, dans un temps suspendu se dérobe à lui-même, devenant son propre ravissement. Tel est le tour que prend la crainte de l'effondrement qui frappe le vieillard à la manière d'une
rencontre traumatique, celle de la fin qui, pour porter le coup fatal, n'en n'est pas moins de l'ordre de "l'avant-coup" (19). Sylvie Le Poulichet a forgé ce concept de trauma "avant-coup" pour rendre compte de l'événement qui survient dans une relation d'effraction avant la structuration œdipienne, compromettant partiellement "la possibilité même d’ouverture de l'énigme du désir de l'autre et du désir du sujet" (20).
Les dernières gouaches de Bram Van Velde, une dizaine, semblent tenir lieu de ce que M. de M'Uzan appelle le "travail de trépas" (21), mené dans une relation analytique. Dans un dernier soubresaut il tente de survivre, comme il l'a toujours fait, en jouant avec le danger, le danger de mort. Les pulsions de vie, dans un déploiement accéléré par l'instauration d'un temps qui donne à la simultanéité sa valeur plénière, se porte sur les régions où les pulsions de mort font rage. Le violet s'estompe jusqu'à disparaître et si le noir reste présent, le rouge devient éclatant, dans une sorte de reconnaissance à la vie en perpétuel devenir dans la force de résistance qu'elle oppose à la mort.
L'analyse de cette gouache, qui a pour moi une signification clinique dans le champ de la vieillesse me fait découvrir que l'empêchement qui gagne la fin de partie est de même nature que le trauma "avant-coup". Le terme d'empêchement, moins technique que celui de trauma, est une métaphore de la frustration ontologique qu'expriment "l'obstrué, le précaire, l'inerte, l'avachi, le vicié, le grelottant, le terrassé, le nu, l'infirme, la vacillant, le démuni, l'exilé, l'inconsolable..." (22).
I. L'UTILE POUR SE CACHER L'EMPECHEMENT
1) Dispositif d'observation
L'Ecole des grands-parents européens est une association qui regroupe des personnes en position de grands-parents, pour des activités avec les petits-enfants, des rencontres et des échanges entre elles et offre des consultations. La présence de psychologues et de psychanalystes ne se définit pas en termes de soin. Ce lieu est d'abord un lieu de formation. Outre une participation à l'un ou l'autre groupe qui m'a permis un contact avec la population des personnes vieillissantes qui ne sont en rien des vieillards, j'ai proposé un certain nombre d'entretiens individuels autour des difficultés et des souffrances liées à certaines situations: grands-parents de jeunes enfants et vieux enfants de très vieux parents; changement de style de vie avec la prise de retraite; soutien des vieux parents dans la maladie, l'infirmité, la mort et incidences sur le mode de vie du couple; "handicap" d'un petit enfant. Cette dernière proposition en convergence avec un projet de groupe sur ce thème n'a reçu aucun écho, pour l'instant, dans ce cadre.
C'est à la Maison Dagobert où je me suis trouvée en connivence avec l'orientation rigoureusement psychanalytique de l'équipe, favorisée par la Directrice Cécile Hérrou, et la psychanalyste de l'institution, Simone Sausse-Korff que j'ai pu réaliser ce dernier projet. Confrontée à de très jeunes enfants polyhandicapés mêlés à d'autres mieux portants, j'ai observé ces enfants et ainsi j'ai pu enrichir ma réflexion sur l'infirmité. Avec d'autres membres de l'équipe j'ai organisé pour les enfants des jeux de mise en drame de récits de contes, en particulier des jeux de cache-cache. C'est dans la suite de cette expérience que j'ai contribué à accomplir un souhait de l'équipe, qui était aussi le mien : permettre une rencontre entre les enfants de la Maison Dagobert et des personnes âgées du quartier. J'ai pris contact avec plusieurs directrices de maisons de retraite et dès la rentrée nous commencerons un groupe que je conduirai, formé de résidants de la maison de retraite Catherine Labouré et des enfants. Les personnes âgées seront mises en position de conteuses, les enfants en position d'écoutants et de joueurs. Je travaillerai en groupe avec les personnes sur les effets du conte et les effets du groupe.
Dans le mouvement de cette entreprise j'ai mis en place des entretiens avec des grands- parents impliqués dans la prise en charge et l'éducation d'un petit-enfant handicapé.
Dans les deux lieux, ma méthode a été la même : proposer des entretiens d'environ une heure autour de l'une des quatre situations énoncées. Les difficultés à trouver un rendez-vous chez des personnes très actives, souvent dispersées dans de multiples services et tâches bénévoles débordant le cadre de la famille et dans des activités de loisir, et ayant de surcroît deux lieux d'habitation, fait que la plupart des entretiens ont été uniques.
2) Le besoin d'être utile
Les situations que j'ai pointées engagent un excès de souffrance qui s'est parfois exprimé dans les entretiens. Cependant aucun de mes interlocuteurs n'a tenu un discours de demandeur. Ma position de stagiaire doublée de celle de "quelqu'un qui fait une recherche", mise en avant dans les deux lieux par les responsables de l'institution, a sans doute contribué à me faire percevoir comme quelqu'un qui demande plutôt que comme quelqu'un qui offre. Mais cette situation suffit-elle à rendre compte de l'inversion du jeu de l'offre et de la demande tel qu'il fonctionne dans la relation au psychothérapeute par exemple. Ce qui m'a frappé c'est qu'à la différence de mes vieux patients de Charles Foix, minés par la solitude, ces personnes en marche vers la vieillesse étaient plus portées à offrir qu'à demander, plus désireuses de donner que de recevoir. Toutes sans exception ont avancé au moment de fixer le rendez-vous une même formule presque toujours reprise au début de l'entretien : "si je peux vous être utile...", ou encore "je serais content(e) de vous rendre service". Etre utile n'est-ce pas là le masque qu'empruntent ceux qui vieillissent pour conjurer la vieillesse et dénier pour eux-mêmes l'empêchement qui pourtant les interpelle dans leurs proches?
3) La dérision de l'utile
Alors que je me pose cette question, deux œuvres d'art s'imposent à ma pensée : un passage de Un journal de Robert Walser (23) qui met en dérision l'utile sous sa forme la plus pure : l'efficace; un dessin de Goya représentant un vieillard tordu et infirme.
Dans une sorte de roman écrit dans une mansarde appartenant à une famille ayant deux filles, le narrateur imagine l'éventualité d'un mariage avec la plus intelligente, qu'il décline en ces termes : " si mademoiselle votre fille n'était pas l'efficacité même je pourrais me résoudre à me consacrer pleinement à elle". Walser pousse l'humour jusqu'à se reprocher, à lui l'amoureux du futile, d'être "pareillement utile, efficace" jusqu'à devoir craindre que "deux individus également efficace ne se conviennent pas" (24).
Dans un dessin de 1803 Goya trace les traits d'un vieillard estropié s'appuyant sur deux bâtons pour tenter de déplacer son corps malhabile, incliné déjà vers sa chute. Son visage effacé tente de rejoindre l'informe de son ombre, comme pour s'y perdre. "Voici comment, souvent, les hommes utiles finissent". Ce graphe inhérent au dessin conjugue les visibilités et les dicibilités pour montrer en négatif ce que l'exaltation de l'utile a d'illusoire, de dérisoire.
Pourquoi cette préoccupation si insistante d'être utile? Ne détermine-t-elle pas un déni de l'empêchement en même temps qu'un désir de s'assurer de sa puissance face à ce qui découvre notre impuissance : infirmité, déclin, perte de son statut et de son image, mort. Lorsqu'il s'agit non pas seulement de souffrance mais de douleur, de cette douleur qui interloque et interdit, celle que l'on sent face à l'empêchement de l'autre privé de mouvement, de parole, de pensée, l'être affecté tente de combattre l'inertie dont il se sent envahi par la volonté de se rendre utile, la suractivité, l'efficacité. Parce qu’on se sent concerné, responsable, coupable de l'incapacité de l'autre proche, enfant ou vieillard, à vivre et à penser par et pour lui-même, on veut l'aider à vivre, s'entraider à le soutenir, au risque parfois de devenir à son insu pour ce corps déficient, dans une aliénation suprême, une prothèse ou un bâton de vieillesse. Aux deux bouts de la chaîne l'infirmité vient mobiliser un fantasme inconscient, sexuel et incestueux d'une part, incestueux et meurtrier d'autre part. L'affliction, le regret, le remords même qui marquent les propos des parents et des grands-parents d'enfants handicapés trahissent cette culpabilité qu'aucune découverte étiologique ne parvient à apaiser et qui concerne les générations. "Tout enfant étant enfant du désir œdipien, la présence du handicap objective la conjonction insupportable entre enfant, sexualité et inceste" (25). Quant à l'infirmité de la vieillesse c'est un autre familier refoulé qu'elle vient réveiller. Ceux qui sont ainsi devenus infirmes, nous les avons aimés, haïs, admirés, redoutés. Nous les avons rêvés invulnérables, immortels, alors qu'en des dramatisations nocturnes nous n'avons pas craint de les mettre à mort. Aujourd'hui se réalise ce vœu infantile d'inverser les rapports de force en même temps que nous ressentons le poids qu'ils font peser sur notre propre vie. Le corps infirme du vieillard a la particularité de jouer sans cesse avec la mort, mais pas du tout comme les enfants jouent au mort. Il s'effondre souvent et souvent se reprend, il vit au ralenti et nous finissons par croire qu'il n'y a pas de raison pour qu'il meurt. Comme dans la nouvelle de Patricia Highsmith En route pour l'éternité (26), nous imaginons qu'il est incorporel.
Le vieillard assoupi dans son fauteuil ou endormi sur son lit évoque un spectre; il nous fait peur. Est-il mort, est-il en vie? Ne va-t-il pas nous entraîner dans son intrépide et fascinant mouvement vers la mort, comme si son impuissance recelait une toute-puissance. Entre la fantaisie et la réalité, entre la vie et la mort, la vieillesse comme l'infirmité de l'enfant fait basculer les frontières.
4) Le culte de l'utile ou le divertissement de l'empêchement.
L'envie d'être utile, de rendre service, l'exigence d'aider, mais aussi de compenser les privations dont souffre l'autre, de réparer ses déficiences (ce qui sera formulé dans les entretiens) trahit la culpabilité du moi sans cesse renforcée par les attaques, toujours plus farouchement vindicatives du Surmoi. Mais je me demande si ce surinvestissement de l'utilité que j'ai rencontré chez les personnes vieillissantes, même chez celles qui ne sont pas directement éprouvées par les empêchements multiples, spécifiques de l'infirmité, n'est pas une défense contre les dangers de la vieillesse?
A l'utile, au rentable, à l'efficace, l'infirme, qui est pourtant bel et bien une figure de la vie, ne peut aucunement s'identifier. L'utile et l'efficace me paraissent appartenir à la catégorie pascalienne du divertissement. Pascal met directement en rapport le divertissement, absolument incontournable, avec le détournement de notre condition misérable. Le divertissement fonctionne comme une défense pour ne pas "se sécher d'ennui" (27), pour ne pas penser à notre néant. Le divertissement serait le moyen d'arriver insensiblement vers l'inéluctable : la mort.
Mais pour celui qui arrive au seuil de la vieillesse, ou se trouve déjà consumé par elle, le moment n'est-il pas venu de jouer du divertissement autrement? Chacun sait que bientôt il ne sera plus rien. Partant de cette attente, et creusant sa détresse, n'est-il pas temps - il n'est jamais trop tard - de se faire soi-même dans une fiction, ou dans une autre activité de création, ce qu'on n'a jamais été, ce qu'on n'aura jamais pu être. Telle est la question que je me pose en pensant à ceux, à celles, déjà bien avancés en âge qui ont bien voulu me parler de leurs épreuves, toutes en rapport avec l'empêchement, des stratégies qu'ils inventent pour survivre et aussi de ce qui y fait obstacle.
II. A LA RENCONTRE DE JEUNES-VIEUX AFFECTES PAR L'EMPECHEMENT
C'est sous le signe de la rencontre que se sont déroulés l'ensemble de ces entretiens dont j'ai précisé qu'ils s'adressaient à des personnes qui n'en faisaient pas la demande. Dès lors qu'il n'y a pas de demande la disposition à l'écoute est de loin insuffisante. Il s'agit d'aller au devant de l'interlocuteur, patient potentiel qui ne se reconnait pas comme tel, de se mettre dans une attitude plus active (28) que celle requise par l'écoute d'un sujet qui formule la demande de parler et d'être entendu, comme c'est le cas dans la cure classique. Qui spontanément demande de parler de l'infirmité qui le touche dans sa descendance, des pertes décisives concernant son être propre, surtout quand il est convenu de croire que plus rien ne peut changer le cours du destin? Si le sujet vieillissant ne vient pas vers le psychanalyste pourquoi le psychanalyste n'irait-il pas vers lui, selon des modalités à inventer? J'ai senti qu'il fallait, pour que l'entretien prenne corps, intervenir assez souvent, questionner parfois, dans la discrétion et la souplesse. J'ai redoublé ma position de demandeuse en faisant savoir que j'étais désireuse d'entendre les personnes qui voulaient bien me raconter leur histoire. J'ai ainsi mis mon interlocuteur dans une position de narrateur, persuadée que tout un chacun, jusqu'à la fin, tant qu'il en a la capacité, aime à raconter son histoire, des histoires. Si brèche il y a dans la désespérance de celui qui s'impatiente d'une fin qui n'en finit pas mais qui, tel Murphy (29) est prêt aux fantaisies les plus aberrantes pour la reculer, cette brèche est du côté du plaisir qu'on trouve à raconter une histoire. Dans Fin de partie le vieux Nagg, moribond, veut raconter à Nell, l'autre semblable dans une même poubelle, symbole de leur décomposition, l'histoire drôle du tailleur qui met plus d'un trimestre à fabriquer un pantalon parce qu'il bute à chaque fois sur l'entrejambe. Ham, condamné à vivre en chariot roulant a besoin pour écrire son histoire (son roman, son autobiographie?) d'un autre à portée de voix (30). Quant au grand vieillard, solitaire et solipsiste de La Dernière bande (31), que fait-il d'autre, en plus de boire, que reprendre ce qu'il a déjà raconté, sa voix enregistrée jouant le rôle d'une autre voix? J'ai voulu me mettre à portée de voix pour entendre parler de ce qu'on est plutôt porté à taire.
Un premier échantillon d'entretiens concerne des grands-parents d'enfants handicapés fréquentant la Maison Dagobert, et particulièrement présents à leurs petits-enfants. Simone KORFF-SAUSSE fait remarquer que les grands-parents des enfants handicapés sont ballottés entre la fuite et l'excès de présence (32). La limite de mon écoute, posée par mon projet même, est de n'avoir entendu que des grands-parents gratifiés par l'intérêt que je leur donnais et s'imaginant cautionnés dans une position qu'un travail analytique avec les enfants et les parents aurait conduit à interroger.
1) L'empêchement dans la généalogie
- Clivage et déni
Le grand-père de Tomy est un homme d'une soixantaine d'années, dynamique, souriant, semblant être sûr de lui, un homme d'affaire, un appui pour sa femme et sa fille dont le fils , Tomy, est polyhandicapé. Ce petit garçon de quatre ans, gravement handicapé moteur avec une atteinte cérébrale de cause inconnue, grand déficient intellectuel, privé de parole, a des troubles du métabolisme entraînant un obésité (maladie répertoriée comme maladie de Willy Prider) et, en outre, un comportement qu'on peut qualifier de psychotique. Il arrive maintenant à faire quelques pas, même un petit trajet, s'il est soutenu. Au long des journées il rampe au milieu des autres enfants, poussant des cris, bavant, porté à sucer et à mordre les objets qui se trouvent sur son chemin. Depuis qu'il est à la Maison Dagobert, il a accompli quelque progrès tant sur le plan de la motricité que dans l'ordre de la sociabilité et du jeu. Le grand-père de Tomy a pris sa retraite au moment de la naissance de l'enfant, pour aider sa femme qui a tout de suite tenu à soulager sa fille, si catastrophée par cette naissance et tenue de continuer à travailler. " C'est pas nous les parents mais nous avons des devoirs à cause de çà, nous qui avons un peu plus de recul. Ce n'est pas notre enfant". Le handicap de Tomy n'est pas nommé par son grand-père mais désigné comme "çà", comme s'il était pour lui innommable et donc impensable. Les grands-parents ont du recul, ils ne sont pas les premiers responsables mais ils ont des devoirs spécifiques. N'est-ce pas en effet leur généalogie, c'est-à-dire leur avenir et leur immortalité à travers leur descendance qui se trouve concernée par cet accident ou cette tare? Le grand-père de Tomy parle d'accident à la naissance et dit envisager la prochaine naissance alors attendue, avec confiance, même si à la fin de l'entretien il me tend sa carte de visite et ajoute : "téléphonez-moi après la naissance...”
Si le grand-père de Tomy a pris sa retraite d'un poste de direction, il a, depuis que Tomy est à la Maison Dagobert, monté une petite affaire dont il s'occupe seul dans un local proche de son domicile, mais où sa femme "ne met pas les pieds". Le grand-père de Tomy est un homme qui se dédouble. D'un côté le grand-père totalement dévoué à Tomy et à sa femme prend largement en charge l'enfant handicapé (accompagnement, déplacement, garde), de l'autre il a un espace à lui où il travaille seul, échappant ainsi à Tomy et à sa femme. "C'est nécessaire". D'un côté il se consacre à apprivoiser "çà", à le rendre viable, d'un autre il le nie. Ce clivage n'est-il pas pour Monsieur F. une stratégie de survie telle que l'a décrit Ferenczi? (33) Monsieur F. parle avec un humour quelque peu déconcertant des progrès de Tomy qui va bientôt entrer dans une institution spécialisée. "Il est absolument en retard, totalement déphasé, incomparable aux autres, mais il passera peut-être en polytechnique à 40 ans! Il y a plus malheureux que nous, nous avons les moyens d'être patients. Le mécanisme de défense qu'oppose à la dure réalité le grand-père de Tomy relève du déni. Sans doute le déni est-il tout comme le clivage une stratégie de survie, stratégie à double tranchant qui pourrait dans ce cas précis avoir de fâcheuses conséquences et faire de Tomy une sorte de divinité laïque ou d'objet fétiche autour duquel s'organiserait un culte de la mère (mère et grand-mère) et dont le nouvel enfant risquerait d'être le vicaire.
- Un empêchement en cache un autre
Tomy a une mère affligée, dépressive, douloureuse, mais il a aussi une grand-mère qui d'après cet unique entretien me fait penser aux femmes de la crucifixion de Picasso, gueules béantes aux pieds de l'homme immolé.
Monsieur F. a voulu faire de sa femme "une grand-mère à part entière" qui voit grandir ses petits-enfants à proximité, comme si l'identité de grand-mère dépendait du fait de voir ou non ses petits-enfants à un rythme presque quotidien. Est-ce dire que pour Madame F. des petits enfants qu'elle verrait peu, ne seraient pas ses petits-enfants? La difficulté de symboliser l'absence me paraît pointer à travers cette remarque. Ce n'est pas le handicap de Tomy qui a conduit cette famille si peu conjugale à un rapprochement géographique des générations. "Cela nous l'avons toujours voulu et dès que notre fille s'est mariée nous nous sommes organisés pour ne pas être loin les uns des autres. Certes nous n'habitons pas le même immeuble ni la même rue; nous avons de l'indépendance". Je pose des questions sur les vacances que le couple prend chaque année avec ou sans Tomy dont les grands-parents sont si empressés à les décharger. Tomy a un oncle d'une vingtaine d'années qui habite chez ses grands-parents et qui est pour lui un véritable compagnon de jeu, "comme un grand frère". Cette relation très forte est aux yeux du grand-père bienfaisante; grâce à la vitalité du jeune homme, Tomy s'éveille.
De qui Tomy, pour ce grand-père, est-il au juste l'enfant? De son propre père il n'a pas été fait la moindre mention au cours de l'entretien. Seuls les termes de parents ou de couple laissent supposer son existence. La mère est une femme de santé fragile, de nouveau mise en danger dans son actuelle grossesse par une hypertension grave dont elle a souffert lorsqu'elle attendait Tomy et au moment de son accouchement. Les parents de Tomy semblent maintenus en enfance, tout comme le jeune frère. C'est la grand-mère qui régit le sort de Tomy, c'est elle qui décide de la confiance que l'on peut faire aux soignants et aux éducateurs. C'est à cause de son épuisement (Tomy est obèse et apathique), beaucoup plus que pour lui-même que Tomy a été mis deux jours par semaine à la Maison Dagobert.
Si Tomy est le frère de son oncle, son grand-père n'en est-il pas, dans le fantasme, le père? L'empêchement qui tient aux infirmités polymorphes de Tomy ne vient-il pas cacher un autre empêchement, inavoué, peut-être inavouable : celui de la non-séparation, tentative funeste pour éluder l'inéluctable qu'est la différence des générations et par conséquent de la mort? Faire de sa femme une grand-mère à part entière, quelle réparation qui occulte, en lui faisant un certain droit, la violence du désir incestueux et adoucit l'intolérable?
- Des chocs en cascade
La grand-mère de Milène est encore jeune et florissante. Je l'ai contactée à son travail pour lui proposer de me raconter comment elle vivait sa relation avec Milène, enfant étrange, retardée, apparemment malvoyante, dont elle s'occupe beaucoup, de même que du petit frère lui-même malade et comment elle cohabitait avec les parents récemment revenus d'Israël. Elle est venue me voir dans la demie heure, la souplesse de son travail intérimaire de clerc de notaire le lui permettant, et le désir de me "rendre service" l'y poussant.
Madame B. a accueilli dans son appartement la famille de Milène rentrée en France pour faire soigner les deux enfants. Ils sont arrivés sans argent, sans travail, accablés par l'angoisse et l'isolement, résolus à bénéficier des soins de la médecine française. Milène a, outre un retard considérable en particulier dans le domaine du langage, des troubles de la vision dont on ne connaît pas la cause. Elle a un regard en coin, très fuyant, qui se perd et lui donne un air hagard et hébété. Cette fuite du regard s'accentue lorsqu'elle ressent mal la présence de l'autre. Après des progrès notables dans le domaine du langage et un éveil favorisé par la rencontre d'autres enfants et le style de la Maison Dagobert, elle est dans une période de stagnation avec des gestes exhibitionnistes insistants. L'asthme de David, doublé également d'un retard moteur et intellectuel et la pathologie de sa sœur sont sans lien. On pense dans les deux cas à des troubles psychosomatiques. Milène suit depuis quelques temps une psychothérapie. "Deux enfants handicapés c'est beaucoup, c'est trop!" s'exclame la grand-mère.
Milène est née dans un pays en guerre, aux confins du Liban, et sa naissance fut laborieuse, l'enfant étant restée des heures en souffrance après que la mère eût perdu le liquide amniotique. La grand-mère cherche là une origine de ce qu'elle tient pour un handicap mais elle sent bien que cette origine est incertaine, puisqu'elle range les deux enfants sous une même catégorie.
La mère de Milène s'est convertie au judaïsme et elle a décidé de partir vivre en Israël, dans un kibboutz; elle y a rencontré son mari, universitaire américain. Ce changement de religion, difficilement accepté par Madame B. qui affiche son attachement à la religion catholique et affirme y trouver réconfort, ne serait-il pas, pour elle, une des causes de tous ces malheurs? Telle est la question qui me vient sans bien sûr la communiquer à Madame B. dans ce premier entretien.
Madame B. a beaucoup souffert. Elle a eu une enfance heureuse, elle s'est mariée jeune et a élevé ses quatre filles. Son premier grand choc fut l'abandon par son mari
dans les années 75. Elle a alors repris des études de droit pour assumer l'éducation de ses filles. Juste avant la naissance de Milène, une des filles de Madame B. est morte du sida. Elle évoque alors ces ballottements entre l'épreuve encore fraîche de cette longue agonie et ses inquiétudes pour Milène car "elle avait bien vu, elle, plus lucide que sa fille, que Milène n'était pas normale". Quand Milène était toute petite la mère de Madame B., qui venait d'entrer en maison de retraite à la suite d'un accident cardiaque, s'est suicidée pour ne pas finir handicapée. Madame B. a deux autres filles. La plus jeune, éducatrice spécialisée, la soutient beaucoup. L'aînée, mariée et mère de deux enfants, a quasiment rompu avec elle, car elle ne veut pas "qu'elle se mêle de sa vie". La rupture est-elle donc le seul moyen pour une fille mariée, et mère elle-même, d'éviter que Madame B. ne se mêle de sa vie? Cette question se pose à moi en lien avec l'éloignement entraîné par la conversion de la mère de Milène, même si ce qui me frappe ce sont les traumas qui, dans le même temps, ont touché Madame B. dont le destin semble être étroitement marqué par l'épreuve de l'empêchement.
La mère de Milène et l'enfant ont vécus en Israël, enfermés dans un petit appartement, abasourdies par le bruit des bombes et étrangères l'une à l'autre (la grand-mère rapporte que la mère ne parlait pas à son enfant), tandis que le père travaillait à l'université. La petite fille aurait passé ses journées immobilisée devant la fenêtre fermée donnant sur une rue ravagée et déserte à entendre, muette, ces détonations terrifiantes et incompréhensibles. Entre la vie et elle "une vitre mince" (34); une vitre mince aussi entre elle et les autres, évoquant le cadre d'un miroir vide que tend une mère qui laisse ainsi tomber son enfant (35). La violence de la guerre s'ajoute peut-être pour Milène à celle de l'effacement maternel.
Madame B. a maintenant laissé son appartement à ses enfants et elle a loué un petit logement dans le quartier, car elle est convaincue qu'ils ne peuvent pas s'en sortir seuls, mais qu'elle doit respecter leur vie de couple. Ce vœu est sans doute honorable, mais il n'en reste pas moins que c'est Madame B. qui accompagne, avec leur mère, les enfants à l'hôpital et que c'est elle qui prend l'initiative des visites. "Une grand-mère voit ce que ne voit pas la mère, elle a plus de distance. J'ai bien vu que dès leur naissance ces enfants-là n'étaient pas comme les autres". Certes la mère est débordée et le père dans le déni, mais la lucidité autorise-t-elle une telle emprise?
- Un peu de sagesse
La grand-mère de Mathias se sent très impliquée dans le malheur qui touche sa fille unique et son gendre. Son mari et elle-même dirigent une maison d'édition de revues industrielles. Ils sont dans l'aisance et cultivés. Mathias est leur premier petit enfant et il a été très attendu. Pendant les six premiers mois l'enfant semblait normal mais la grand-mère et l'arrière grand-mère (les arrière grands-parents qui ont plus de quatre- vingt-cinq ans vivent à la campagne et sont encore alertes.) le trouvaient particulièrement amorphe. Vers six mois Mathias a eu des convulsions dont l'origine est inconnue et on se demande si l'atteinte cérébrale n'est pas congénitale. L'enfant présente des crises d'épilepsie, des spasmes en flexion, un déficit moteur et intellectuel important. Sa pâleur est inquiétante et il a souvent des pertes de connaissance. Sur le plan affectif Mathias manifeste des émotions, il se montre agressif et jaloux envers son petit frère né récemment.
Si la grand-mère de Mathias considère que l'enfant si démuni, si menacé, et dont le devenir incertain sera forcément empêché, demande amour et patience de la part des siens, elle est très consciente de ses limites, de son impuissance, de celle des jeunes parents. "Heureusement que nous sommes encore jeunes et capables de les aider. Il faut tenir". Comme pour ses propres parents vieillissant elle recourt à des aides pour alléger la vie "la rendre possible pour chacun et surtout pour le couple". Sans aller jusqu'à formuler des désirs de mort, de meurtre aussi, la grand-mère de Mathias a bien conscience de son ambivalence : "Mathias est un fardeau. C'est vrai qu'on voudrait qu'il soit autrement, c'est vrai que c'est trop à supporter et qu'on ne voudrait pas voir çà, mais on l'aime". J'ai l'impression de relations où dominent le respect d'autrui et le sens de la solidarité. Le hasard des bonnes rencontres, favorisé par la fortune me paraît donner aux pulsions de vie un destin favorable.
Les trois grands-parents que j'ai rencontrés sont encore jeunes, pleins de vitalité, et l'horreur qui les a visités, bien loin de les abattre, les a porté à décupler leurs forces. La catastrophe qui s'est abattue sur leur famille et sur eux-mêmes, minimisée ou reconnue, ouvre une trouée dans le temps dont elle compromet l'avenir; elle les fixe en quelque sorte dans cette jeunesse relative dont ils jouissent encore et qui est indispensable à l'accomplissement de leur tâche. "Il faut tenir". Les empêchements dont souffre leur petit-enfant les consolident dans leur statut d'hommes, de femmes, utiles.
Malgré une distance ressentie, déclarée, deux des trois grands-parents s'immiscent, pour les meilleures raisons, dans la vie des parents et de l'enfant handicapé. Dans ce cas, les grands-parents ne jouent pas seulement de l'alliance secrète qui unit vieux et petits contre la puissance parentale et les désirs de meurtre dont elle semble porteuse, mais encore ils utilisent cette alliance inconsciente pour doubler les parents. La lucidité, dont ils se vantent, ne masque-t-elle pas un aveuglement? Dans le cas de Tomy et de Milène, les pères, à supposer que le discours des grands-parents ne soit pas purement fantasmatique, vont-ils supporter longtemps le gommage dont ils sont l'objet? Qu'adviendra-t-il si un jour la fille de Monsieur F. est excédée par ses bienfaits, les ressent comme une intrusion dans sa vie, comme une condamnation à ne pas pouvoir vivre sans ses parents? Madame B., malgré le secours de la religion, ne risque-t-elle pas de s'effondrer lorsque la vieillesse la renverra à son impuissance, réveillant peut-être tous les traumas qu'elle a décrits, notamment le suicide de sa mère, en soupirant :"c'est trop pour une seule personne!" ? La grand-mère de Mathias ne risque-t-elle pas un jour d’être à la charnière entre deux générations, l’une et l’autre touchées par l’infirmité. Les grands-parents d'enfants handicapés, engagés dans l'épreuve qui touche leurs enfants ont de quoi occuper leur retraite, mais dès maintenant pour les enfants et leurs parents, ou plus tard pour les grands-parents de Tomy, la grand-mère de Milène, un travail d'analyse autour de l'infirmité et de la séparation me parait souhaitable.
2) L'âge de la retraite : un style de vie ou une forme de mort?
- Répare tout : un combat contre l'empêchement
A soixante-douze ans Charly est dans une forme superbe; il se déplace à moto et il ne connaît ni souci de santé, ni de vieillesse. Il commence par un propos sur l'humour en déclarant qu'il n'entretient aucune relation avec les gens sans humour. Je réagis sur le même registre, ce qui m'offre "toutes mes chances", selon lui. Il se présente : français d'Algérie né à Oran, rationaliste et humaniste; il s'est fait par lui-même artisan et autodidacte. Sa femme est luxembourgeoise ; il l'a épousée la trentaine passée après d'autres expériences affectives et sexuelles. Il a trois enfants, mariés, deux garçons l'un Enarque, l'autre économiste, une fille psychiatre, sept petits enfants. Il considère que sa vie est une réussite. En 1961, année doublement douloureuse, sa mère est morte et il a quitté l'Algérie. Il est rentré en métropole avec pendant quelques temps son vieux père à charge et il a dû repartir à zéro.
Charly est passé assez vite sur les horreurs de la guerre; il a fait son deuil de sa mère et de sa terre natale et la guerre a été pour lui une expérience douloureuse mais non pas traumatique. Esprit d'initiative, plein de fantaisies, Charly a fondé en plein Quartier Latin, une entreprise familiale très particulière de réparations en tous genres. Il m'a tendu au cours de l'entretien une carte de commerce vieillie, d'un ocre un peu délavé dans le style des années soixante. "Répare tout", telle est l'enseigne avec un descriptif surprenant par sa diversité. " Voilà ce qui a fait ma réussite sociale". Ce geste doublant la parole, une médiation au cours d'un entretien qui n'est en rien une séance, m'interroge cependant sur le dispositif analytique et les dispositions de l'analyste, à toujours modifier en fonction de la singularité du sujet, et plus encore d'un sujet âgé. Je pense qu'avec une personne déjà vieille le désir de guérison, pour n'être pas étranger à l'expérience analytique, s'efface au profit du souci de soi, ce qui appelle la plus grande souplesse et l'inventivité de l'analyste. De cette souplesse Winnicott a su faire preuve, en particulier avec sa patiente devenue analyste, Margaret Little (36), qui n'a pas manqué elle-même d'avoir avec ses patients dans des états-limite, des initiatives inattendues, faisant droit en particulier à la médiation d’objets. C’est dans cet esprit qu’il convient d’envisager, pour chaque cas, le choix du lieu de rencontre (domicile par exemple).
Charly, me rappelant alors mes vieux patients d'Ivry, m'a demandé de me présenter à mon tour, ce que j'ai fait avec discrétion, me disant que je n'étais pas dans une situation analytique, mais que le jour où je m'y trouverai, j'aurai à revoir un certain nombre d'habitudes.
Depuis qu'il a pris sa retraite, de sa propre décision à soixante huit ans, Charly, grand-père émérite, a de nombreuses responsabilités. Il s'occupe d'une association de handicapés d'une part, d'autre part d'une association d'aide aux personnes atteintes du sida où il a une tâche d'écoute. Charly a aussi envie d'écrire un essai sur l'humour. Je l'invite à lire le texte de Freud de 1928 (37). Tant de force et tant d'enthousiasme, la vigueur des pulsions de vie exercent sur moi une certaine fascination. Mais cette surface ne recouvre-t-elle pas des trous? L'humour et les capacités créatrices de Charly lui ont-ils permis malgré les failles, et peut-être à partir d'elles, de constituer cette surface. Charly n'a-t-il pas dit qu'il est reparti à zéro? Cette formulation a retenu mon attention. Certes c'est une manière de parler, mais repartir à zéro suppose qu'on a touché le rien, la classe nulle, sans laquelle il n'y a ni chiffre, ni nombre. Je me dis que cette rencontre avec le zéro et le pouvoir de l'humour est ce qui sans doute sauvera Charly le jour où il rencontrera la vieillesse, le jour où il deviendra vieux et amoindri sinon infirme. Sans ce double atout je craindrais que Charly ne se grille au feu des pulsions de mort s’il lui arrivait de devoir accepter qu'il n'est plus utile.
- Je ne suis plus rien
C'est une composition d'un autre type, ou plutôt une décomposition, qui se fait chez Pierre depuis qu'il a pris sa retraite voici un an. J'ai rencontré ce chirurgien des hôpitaux de Paris par une ruse de sa femme, Mickie. Elle m'avait donné rendez-vous chez elle et elle n'y était pas. Pierre m'installa au salon et me demanda s'il pouvait remplacer sa femme en attendant qu'elle arrive. J'interrogeais Pierre sur la possibilité de se remplacer dans un couple.
Avec une certaine lenteur de parole il se mit à me parler de la récente opération de l'intestin que sa femme avait subi pour un risque de métastase après un cancer gynécologique foudroyant largement opéré il y a un an. Mickie, soixante-cinq ans est alors arrivée, justifiant son retard par les préparatifs de l'anniversaire d'une de ses petites-filles et exprimant sa satisfaction à l'idée que j'avais eu l'occasion de bavarder avec Pierre. Parlant avec volubilité, elle associe son cancer à la mise en retraite de son mari, moment qu'elle a toujours redouté. Ce face à face constant est difficile et elle ne voit pas trop comment s'y habituer. Pierre, qui s'ennuie et a perdu toute valeur à ses propres yeux, essaie de s'occuper de la gestion de ses biens mais n'y trouve guère de satisfaction. Mickie est depuis plusieurs années dépressive, anxieuse. Elle voit régulièrement un psychiatre. Elle fait l'éloge du remboursement et des traitements par médicaments en même temps qu'elle tient un discours convenu dans le milieu associatif sur la nécessité de parler. Elle invite Pierre à me raconter ses consultations en gérontologie pour des défaillances de mémoire récentes, consécutives à sa retraite, mais je remarque qu'elle parle tout le temps à sa place. La perte de fonction (le mot défunt, dans son étymologie latine veut dire : qui a perdu sa fonction) n'est-elle pas vécue par Pierre comme une réduction à néant, une sorte de mort anticipée ? " Depuis ma retraite je ne suis plus rien, je ne suis plus bon à rien".
Le cadre de vie confortable (un appartement rénové face au cimetière Montparnasse), les visites régulières de leurs enfants parisiens, l'accueil chaleureux de leur fille bretonne, les tentatives d'occupation (pour l'un l'Ecole des grands-parents, pour l'autre la gestion), semblent incapables de jouer sur la tendance mélancolique de Pierre et sur la dépression de Mickie. Retour pour l'un et pour l'autre d'une vieille histoire? Je n'ai pas d'éléments pour répondre au bout d'une heure. Mais je sais d'expérience que le vieillard est mélancolique. Pierre se déprécie, au bord de l'effondrement. Je me contente de lancer une information : il y d'autres thérapeutiques que les médicaments, d'autres thérapeutiques que les groupes où l'on parle de façon souvent un peu floue, et sans reprise, des relations familiales ; 'il y a d'autres alternatives que la médecine ou la maladie. J'évoque la thérapie analytique, le psychodrame, les groupes de lectures, les ateliers d'art, la découverte des œuvres d'art. Certes, cela n'est pas remboursé par la sécurité sociale, mais Pierre pour lui-même, Mickie pour elle-même, ne valent-ils pas la peine de prendre le temps et l'argent que mérite le souci de soi?
- Je n’ai jamais eu de désir à moi.
Julienne a près de soixante-dix ans. Elle raconte sa vie en un seul feuillet. Scrupuleusement soumise à ses parents elle s'est toujours conformée à leur volonté d'avoir une petite fille modèle. Elle a fait un mariage souhaité par ses parents et s'est toujours rendue auprès d'eux lorsqu'ils ont réclamé son aide, ce qui correspondait aux vues de son mari. De ce mari qui appartient à la vieille noblesse, elle a toujours été la fidèle servante. D'une maison à l'autre, elle n'a fait qu'être là pour les autres et "en des temps où on ne peut plus se faire servir, je n’ai fait que les servir". Son fils unique, qui a plus de quarante ans, est aujourd'hui marié, il a deux filles, et elle souffre beaucoup de voir son mari admirer, soutenir et gâter sa belle-fille qu'elle n'aime pas. Ce mari pour qui elle dit avoir beaucoup d'amour et dont elle souhaiterait pouvoir profiter dans ses dernières années de vie ensemble a une passion : un château de famille en indivis pour lequel il est prêt à tous les sacrifices. A la fois maître d'œuvre et homme à tout faire, il dépense pour entretenir et réparer ce patrimoine beaucoup d'argent et fait de longs séjours dans le sud de la France. Julienne ne partage pas cette passion et n'apprécie pas les tâches domestiques et manuelles auxquelles elle se trouve condamnée pour ne pas vivre trop souvent séparée de son mari. "Je n'ai jamais eu de désir à moi. Que croyez vous que je puisse encore faire?" Sans hésitation je réponds à Julienne qu'une thérapie analytique lui donnerait un espace pour s'interroger sur son désir. Julienne oppose deux objections : les deux lieux d'habitation et l'argent. Je m'aventure à suggérer, non sans humour, un partage des dépenses : la moitié pour l'achat des matériaux, la moitié pour la psychothérapie. Julienne n'a-t-elle pas le droit de se soucier d'elle-même, de se laisser aller à écouter ses rêves, de composer avec ses désirs ? Cette idée déclenche chez Julienne une immense bouffée de culpabilité. Elle se cabre. Non, elle n'a pas le droit.
Cette résistance à la psychanalyse, qui rejoint celle de Mickie et de Pierre, me confirme dans l'idée de mettre en place, dans des lieux fréquentés par des "jeunes-vieux", une information et une réflexion sur l'expérience psychanalytique, faisant place à la question du coût. Cette question me paraît particulièrement épineuse chez les personnes qui vieillissent, même lorsqu’elles ne sont pas dans l'indigence. Pour ce qui est des plus pauvres, je reprends à mon compte le vœu de Freud d'adapter à des conditions nouvelles la technique psychanalytique.
3) Quand les vieux parents deviennent une charge.
C'est souvent au moment où l'on pourrait jouir de ce qu'il est convenu d'appeler du temps libre, qu'une épreuve d'empêchement vient frapper : la grande vieillesse des vieux parents. Les anciens désignaient le temps libre par le terme de loisir, temps de l'homme libre, de celui qui existe par et pour soi-même en opposition à l'esclave qui n'existe que par et pour un autre (38). Ce temps redouté et affolant pour les uns, être par et pour soi c'est-à-dire pour rien alors que nous travaille un obscur "désir de servitude" (39), ce temps souhaité par d'autres comme réalisation d'une promesse de libération, se trouve compromis. Les enfants sont partis, les contraintes domestiques et professionnelles sont tombées et voici que le vieux père, la vieille mère plus souvent (la longévité des femmes est plus grande), s'effondrent, porteurs d'une exigence justifiée par la réalité nouvelle. C'est surtout les femmes vieillissantes qui se trouvent concernées (depuis des siècles les femmes sont préposées aux soins du corps et à l'accompagnement dans la mort), mais c'est aussi le couple car c'est le style de vie qui peut se trouver modifié par cette nouvelle donne.
- La lourdeur d'une mère
Lou a soixante-trois ans. Elle est mère de quatre garçons vivant tous en couple, mariés ou non, avec des enfants, après avoir connu des expériences temporaires et des ruptures qu'ils ont tenu à voir reconnus par leurs parents. Les modèles de Lou, française d'Algérie, élevée dans le respect de la famille et du mariage monogamique "en ont pris un sérieux coup". Depuis 1959, année de son mariage à Alger et de la mort de son père (huit jours après son mariage), Lou et son mari cohabitent avec la mère de Lou qui a maintenant quatre-vingt-sept ans. Dans ce contexte, une fille unique n'abandonnait pas une mère veuve, malade et obèse, sous peine d'être indigne. "Elle a toujours fait poids", dit Lou. La séparation est assimilée par Lou à un abandon coupable. Mais Lou a peine à l'admettre, se réfugiant derrière les représentations et les usages propres aux pays de la Méditerranée. Une mère veuve, même jeune, les parents devenus vieux, vont vivre chez un de leurs enfants. Lou, fille unique n'avait pas le choix, c'était son devoir. En effet, bien que la mère de Lou n'ait jamais manqué de lui dire à la moindre largesse dont elle la gratifiait quand elle était petite aussi bien qu'à propos de l'héritage potentiel "si tu n'étais pas seule tu n'aurais pas tout çà" Lou n'a pas le sentiment d'une dette mais d'une obligation morale et d'une contrainte sociale. Sa mère, depuis toujours, exerce sur elle une redoutable emprise. Cette mère, énorme, pesant sur son enfant a vécu son accouchement comme une violence et un danger de mort. Les grossesses ultérieures se sont soldées par des fausses couches et ont été ressenties comme autant de nouveaux dangers. Lou est née confrontée à l'empêchement de donner la vie et c'est pour elle un mystère d'avoir réussi dans sa propre vie à vaincre l'empêchement qui accable sa mère.
Lou enfant a ressenti sa mère comme une femme égoïste qui ne l'aimait pas pour elle-même, mais exhibait à travers elle la puissance maternelle qui authentifiait son statut de femme et d'épouse. Lou n'a pas eu de mère aimante, et c'est ainsi que dans les années soixante dix, à la naissance de son troisième garçon, s'interrogeant sur sa place, elle a démissionné de son poste d'intendante à l'Education Nationale qu'elle avait obtenu dès son retour en France. Prendre le contre-pied de cette mère avec qui cependant elle partageait sa vie, tels étaient le désir et la préoccupation de Lou.
Lou a des souvenirs abominables de la guerre d'Algérie, du retour en France, sorte d'exil, de la perte des biens mobiliers et des avantages matériels. Mais j'ai l'impression à l'entendre que ce qui aurait pu causer un trauma de guerre semble léger à côté de la présence maternelle, défaillante et intrusive.
Lou se sent au croisement de deux cultures. Devenir la mère de ses garçons n'a pas été pour elle facile. Elle a mené une lutte quotidienne contre sa mère qui ne cessait d'osciller entre des interventions répressives et une connivence avec eux. La rivalité entre les deux femmes se trouvait exacerbée par la communauté de vie, tandis qu'une alliance entre la génération des petits et des vieux se nouait contre les parents.
La mère de Lou semble manipuler avec la plus grande habilité deux armes : la plainte et le reproche. Reproche contre Lou qui n'en fait jamais assez pour elle, plainte auprès des garçons qui tout en faisant la part des choses la soutiennent Lou, qui ne manque pas de perspicacité, pense que la présence de la vieille femme entrave sa relation avec ses belles-filles. La place qu'elle tient auprès de sa mère n'est-elle pas, pour celles-ci, inquiétante? Qui est-elle pour avoir ainsi répondu à une telle demande et que peut-elle demander à son tour? Elle suscite une certaine défiance. Lou n'est pas angoissée par la santé de sa mère ni par l'idée de sa mort. Mais elle ressent de la crainte lorsqu'elle songe à ce qui se passera après sa mort. Elle imagine le soulagement qu'elle sentira et en même temps elle se demande comment elle fera pour arriver à vivre lorsqu'elle sera dispensée du service de cette femme entièrement dépendante. Toutes ces questions trahissent le désir de servitude présent en chacun de nous.
Lou a avec son mari une relation tendre et complice; ils se sont toujours donné, de temps en temps, rendez-vous pour des déjeuners ou des sorties en soirée. Son mari supporte bien sa belle-mère pourvu qu'il n'ait pas à s'en occuper. Pour lui, la vieille dame fait partie de la maison depuis toujours. Ce n'est qu'exceptionnellement qu'on fait appel à du personnel pour s'occuper d'elle. Elle suit régulièrement le couple lorsqu'il séjourne dans une maison au sud de la France où il s'installera plus souvent quand le mari prendra sa retraite.
A propos de la proximité de cette retraite, Lou sans s'en apercevoir, tient un propos contradictoire. Cette retraite ne l'angoisse pas mais elle l'inquiète. Certes sa mère dispose d'une chambre et d'un petit salon, mais comment ces journées à trois, réservées aux jours de congé, vont-elles être supportées au quotidien? Lou aime à dire qu'elle a mené seule un travail d'analyse et qu'elle est parvenue à une certaine lucidité, mais sans doute elle n'a pas idée de tout ce que peut la pensée dans le transfert. Je crois que l'entrée en retraite du mari serait l'occasion de s'interroger sur une thérapie analytique, sans objecter d'avance que les séjours dans le sud la rendent impossible. Il est possible de faire les aménagements nécessaires pour qu’un travail analytique puisse avoir lieu. De cette vie à trois d'abord, des maladies et accidents que l'âge de la mère peut entraîner, Lou aurait besoin de parler. Elle aurait aussi besoin de travailler sur la séparation fatale qu'elle connaîtra un jour, alors qu'elle sera peut-être elle-même fragilisée par la vieillesse. Si Lou a fait tout un travail d'analyse, il n'en reste pas moins que son attention doit être attirée sur l'expérience analytique et la potentialité du transfert.
- La fin de partie des vieux parents
Jacotte, soixante et onze ans, voulait m'entretenir du vieillissement de sa mère, morte l'an passé et de son expérience de thérapie analytique. Elle aussi est une française d'Algérie, mais d'origine juive. Aînée de cinq enfants elle a abrégé les études d'anglais qui devait l'amener à l'enseignement pour se marier à vingt et un ans avec un médecin gynécologue. Cinq ans plus tard elle devait avec son mari menacé par l'OAS, et leurs trois enfants, regagner la France. Ses propres parents, ses frères et sœurs, ont suivi le même mouvement. Le père et la mère, très choqués par les violences de la guerre et par le dépaysement se sont installés à deux pas du cabinet que le mari de Jacotte a créé. Dès lors des liens beaucoup plus étroits qu'en Algérie se sont renoués entre Jacotte et sa mère. Cette mère que Jacotte présente comme autoritaire, hypocondriaque, toujours plaintive et fragile, qui prétendait ne pas survivre au deuil de son mari en 1972, a conservé jusqu'à sa mort, en 1995, à quatre-vingt-quatorze ans, son petit appartement, qu'elle n'a plus jamais habité à partir de son veuvage. Refusant de dormir seule, elle allait sac à la main, séjourner d'un nuit à une semaine tantôt chez l'un tantôt chez l'autre de ses enfants. Ce qu'elle justifiait par l'usage en vigueur dans les familles juives d'Afrique du Nord. Mais Jacotte restait pour elle un point d'ancrage privilégié, si bien que quand Jacotte en 1981 se trouva veuve à son tour, sa mère décréta qu'elle s'installerait chez elle, pour ne pas la laisser seule. Heureusement la fratrie ne manqua pas de lancer des invitations à la vieille mère et de rappeler qu'elle aussi avait des droits et des devoirs !
Jacotte est très attachée à sa fratrie, très fière de sa réussite sociale et remplie de gratitude envers elle pour sa vigilance. Jacotte parle avec abondance de sa mère, de son vieillissement, de son glissement à peine perceptible vers l'extinction finale. Elle a toujours eu de bonnes relations avec ses enfants, quelques difficultés avec sa belle-fille, et si elle a des relations régulières avec ses petits-enfants, elle entend bien ne pas se cantonner dans un rôle de grand-mère.
La question de la thérapie qu'elle avait annoncée avec tant de vigueur comme "intéressante" n'est pas facilement abordée, et c'est moi qui l’ai fait venir en demandant à Jacotte si la thérapie qu'elle a entreprise est en rapport avec le vieillissement et la mort de sa mère. Jacotte a commencé cette thérapie il y a huit ans. Elle fait alors un grand retour en arrière et évoque la mort de son mari. Elle a senti, à ce moment précis, que malgré le soutien non négligeable que sa mère lui apportait, celle-ci était trop présente et devenait même envahissante. Pour avoir un espace à elle, des temps de respiration, Jacotte a décidé de monnayer la formation de conseillère conjugale qu'elle avait acquise dans les années 75, alors qu'elle tenait lieu de secrétaire médicale à son mari. Elle a trouvé un poste dans le cadre d'une mutuelle et ses consultations concernaient l'usage de la contraception. Sa mère passait chez Jacotte la plupart des journées et des nuits, malgré l'empressement des autres frères et sœurs à la recevoir. L'activité professionnelle tardive de Jacotte a joué un rôle important dans le travail du deuil de son mari et dans la prévention d'une relation trop fusionnelle avec sa mère. Il a été un moteur pour sa curiosité intellectuelle et l'occasion d'échanges nombreux. Jacotte a été très attachée aux personnes avec qui elle formait une petite équipe (une gynécologue, une psychiatre et elle-même) et elle dit qu'elle a trouvé là un tenant-lieu de thérapie. Mais en 88 des remaniements institutionnels ont amené Jacotte à exercer son travail de façon plus solitaire et, dans ce même moment, le vieillissement de sa mère, dont elle a soudain pris conscience, l'a heurtée, angoissée. Elle aussi sous peu deviendrait une vieille femme; son mari était mort déjà, sa vie était faite en grande partie de façon irrémédiable; l'équilibre précaire que Jacotte avait finement constituée vacillait; elle se sentait dépressive, envahie par l'angoisse. La cessation de son activité approchait. Elle alerta une amie médecin sur son mal-être, celle-ci la trouva tendue, vieillie, fatiguée, sur le point de craquer, et lui donna l'adresse d'une jeune psychiatre analyste, installée non loin de l'endroit où Jacotte venait d'emménager. Ce déménagement ne gênait guère sa mère qui, de toute façon, ne voulait pas d'espace propre, mais l'occasion fut saisie par les frères et sœurs pour accueillir plus souvent la vieille dame et libérer Jacotte. Jacotte a commencé un travail qu'elle poursuit à un rythme hebdomadaire, avec des coupures assez nombreuses, depuis quelque temps. Elle définit essentiellement ce travail comme un travail de parole (nécessité de parler, bienfaisance de la parole écoutée et reçue). Mais l'enjeu de ce travail est pour elle de permettre au patient d'acquérir la capacité de vivre seule, de faire des choses par et pour soi. Quand Jacotte se trouve mille raisons pour échapper à son désir en faisant primer par exemple des obligations de grand-mère ou, il n'y a pas si longtemps son dévouement de fille, la thérapeute prescrit sur ordonnance : "partir huit jours seule", ou "penser à soi". Jacotte si rôdée à ne pas laisser sa mère dormir seule, et elle-même si peu habituée à être seule, a aujourd'hui des projets de voyages lointains. Dès le début de sa retraite, elle s'est inscrite dans une université inter-âges où elle suit différents cours; à l'Ecole des grands-parents elle fait partie d'un groupe et elle s'est fait des amis. C'est à la thérapie qu'elle doit de ne pas avoir sombré dans la dépression au moment de la mort de sa mère. Elle a pu, dans la relation de transfert, déconstruire l'identification imaginaire à la mère essoufflée, proche de la mort, et elle a pu se "revitaliser".
Cet entretien avec Jacotte me conforte dans la pensée que la thérapie analytique, voir une analyse, est possible, souhaitable, pour un sujet confronté au vieillissement. La saisie du vieillissement, la tonalité mélancolique qui s'en suit, la temporalité qui s'instaure mais qui n'est pas la même qu'en fin de vie, définissent sinon un moment opportun - je pense qu'il n'y a pas de moment opportun et qu'il faut simplement entrer en analyse - du moins un moment favorable.
Je m'interroge sur la manière dont la thérapeute de Jacotte use de la prescription en jouant de sa position médicale. Certes je pense que la prescription n'est pas vraiment dans la logique de la psychanalyse, mais j'apprécie l'humour et la souplesse dont cette thérapeute se montre capable. C'est en effet avec humour et poésie que l'analyse me semble devoir être conduite, quand on a affaire à un patient qui a moins besoin de guérir que se maintenir en vie, avec un certain plaisir, de déployer ses capacités créatrices, de devenir l'historien de sa vie et le poète de sa non-existence.